Vanitas.
Lieder de Beethoven, Schubert et Rihm.
Georg Nigl, baryton
Olga Pashchenko, piano et pianoforte.

1 CD Alpha,  82'31

Que Wolfgang Rihm figure au programme du récital enregistré chez Alpha sous le titre Vanitas par Georg Nigl ne surprendra pas ceux qui ont été ébloui par la prestation du baryton autrichien dans Jakob Lenz. Que Rihm voisin avec Beethoven était presque prévisible en cette année de 250e anniversaire. Mais que la majorité du programme soit consacré à Schubert, voilà qui ne saurait manquer d’éveiller la curiosité du mélomane, surtout lorsque ces Lieder sont accompagnés au pianoforte par la stupéfiante Olga Paschchenko.

Une fois n’est pas coutume : parler avant tout de l’accompagnateur à propos d’un récital de chant, cela n’est pas si courant, mais en l’occurrence, il paraît difficile de faire autrement, ou du moins, difficile de ne pas s’attarder plus qu’à l’ordinaire sur le rôle que joue le piano dans ce disque. Le piano ou, plus précisément, les pianos, puisque l’on entend ici la même instrumentiste sur deux instruments bien différents : un Steinway d’aujourd’hui pour la partie du programme datant du XXIe siècle, la copie moderne de pianoforte de 1819 pour tout le reste. Et là, toutes les réticences que certains peuvent encore avoir envers le pianoforte devraient être définitivement balayées. Tel qu’il est ici enregistré, et surtout de la manière dont en joue Olga Pashchenko, l’instrument en question ne saurait plus passer pour l’ancêtre inabouti, pour ce pis-aller dont les pauvres compositeurs du XVIIIe ont dû se contenter, faute de pouvoir disposer des somptueux engins mis au point quelques décennies plus tard. Non, non et non ! Le pianoforte peut être aussi éloquent et aussi sensible que les meilleurs pianos à queue qui lui ont succédé, à condition qu’on sache en toucher le clavier de manière à en mettre en avant les qualités et les résonances, et à condition qu’on ne lui demande pas de donner plus que ce qu’il a : c’est dans l’intimité que le pianoforte devait se faire entendre, et c’est bien sur cette notion d’intimité que met précisément l’accent l’interprète des lieder réunis sur le disque Vanitas, sorti en cette fin d’année sous le label Alpha.

Car il est temps d’en venir à l’artiste que soutient cet admirable pianoforte, à celui qui chante ce florilège couvrant deux siècles, de la Bien-aimée lointaine (1816) au Songe mêlé de Rihm (2017). Avec Vanitas, il semble que l’on ait affaire au premier disque où Georg Nigl aborde un répertoire « classique ». Jusqu’ici, le baryton autrichien a laissé au disque quelques témoignages de son art dans le répertoire baroque (Monteverdi, Purcell, Bach), la majorité écrasante de ses enregistrements étant consacrés au XXe siècle et aux compositeurs vivants. Sur scène, on retrouve cette fracture, avec néanmoins de régulières incarnations mozartiennes : Papageno, Figaro ou ce Don Alfonso qu’il aurait dû être au festival d’Aix-en-Provence l’été dernier. Mais ses prestations les plus mémorables sont associées à des œuvres de notre temps : Wozzeck et Die tote Stadt, parmi les opéras désormais canoniques, Le Prisonnier, Lear ou Mort à Venise un peu plus proches de nous dans le temps, mais surtout les créations de Pascal Dusapin : Faustus the Last Night, Passion, Penthesilea et le superbe Macbeth Underground qui aurait dû être présenté à l’Opéra Comique après sa création bruxelloise, sans oublier le cycle de Lieder sur des textes de Nietzsche, O Mensch ! Georg Nigl entretient aussi un rapport privilégié avec Wolfgang Rihm : interprète fascinant de son opéra de chambre Jakob Lenz – Alpha a déjà publié un DVD immortalisant la production créée à Stuttgart en 2014 et reprise récemment à Aix-en-Provence – le baryton a créé en 2016 Dort wie hier, et c’est à lui qu’a été dédié le cycle Vermischter Traum en 2017.

Cette œuvre est sans doute celle qui donne son titre au disque Vanitas, mais elle ne représente que vingt minutes sur un CD qui en dure quatre fois autant. Autrement dit, la part « contemporaine » est largement contrebalancée par un quart d’heure de Beethoven, et surtout par trois quarts d’heure de Schubert. Et curieusement, ce Schubert-là n’est pas celui, tourmenté, du Winterreise, pas du tout. Contre toute attente, Georg Nigl, à qui vont si bien les anti-héros les plus tourmentés, les plus perturbés de l’opéra moderne, choisit de chanter ici des Lieder étonnamment joyeux : Georg Nigl chantant « La Truite », qui l’eût cru ? Georg Nigl chantant « Die Taubenpost », qui l’eût dit ? Bon, on reconnaît volontiers que les autres mélodies retenues pour ce florilège sont moins guillerettes, mais pas douloureuses pour autant : c’est plutôt une impression de sérénité qui s’en dégage, en particulier dans la dernière partie du disque (le programme se compose de quatre blocs : Schubert / Beethoven / Rihm / Schubert), comme dans le long « Winterabend », où l’on vante der selige Frieden. Lieder contemplatifs, qui font certes une place à la Sehnsucht mais qui prend un ton apaisé pour évoquer même la cloche des morts. Le « Wandrers Natchlied » offre la consolation du trépas, mais précédé par cette consolation suprême que chante « An die Musik ».

Mêmes paysages à la Friedrich dans An die ferne Geliebte, mais portés par l’espoir des retrouvailles, au moins par l’intermédiaire des chants adressés par l’amant à l’amante. Si fragilité humaine il y a, c’est de façon fugitive, lorsqu’il est question du coucher du soleil dont le « dernier rayon expire derrière la cime des monts », moment suspendu où le pianoforte prend une densité inattendue, enveloppant la voix de son aura sonore.

Pour trouver une interrogation sur la vanité de toutes choses humaines, il vaut donc en arriver à ces poèmes d’un certain Andreas Gryphius (1616–1664), poète baroque allemand. C’est Georg Nigl lui-même qui a offert ces textes au compositeur alors qu’il relevait de maladie, et Rihm a décidé de mettre en musique des fragments de trois poèmes, où Gryphius pleure sur une maladie grave et médite sur le passage du temps (certains vers reviennent plusieurs fois au cours des sept pièces).  Le titre du cycle vient de ses tout derniers mots, où le poète estime que nos actions sont als ein mit herber Angst durchaus vermischter Traum, « Rien qu’un songe mêlé d’une angoisse amère ». Songe mêlé nous rappelle que Rihm est l’un de meilleurs compositeurs de notre temps, surtout lorsqu’il peut s’appuyer sur un texte solide, ce qui n’est hélas pas toujours le cas de ses incursions opératiques. Et c’est avec certaine de ces mélodies de Rihm que le baryton renoue avec l’esthétique expressionniste ou paroxystique qu’il explore le plus souvent sur les scènes.

Ce qui conquiert l’auditeur dans Vanitas, ce n’est pas la beauté du timbre : la voix de Georg Nigl n’est pas exempte de nasalités, mais elles sont apparemment tout à fait assumées, et même parfois appuyées (comme sur la première syllabe du mot gerne (« volontiers », « avec plaisir ») dans « Das Zügenglöcklein » de Schubert ou sur le Dann répété à la fin de La Bien-aimée lointaine. Non, ce qui retient immédiatement l’attention, c’est ce ton de confidence, ce climat d’intimité qui se crée d’emblée avec le baryton qui chante comme il nous parlerait, au creux de l’oreille. Dans le texte d’accompagnement, Georg Nigl déclare avoir voulu profiter des conditions du studio pour créer un rapport à l’auditeur bien différent de celui de la salle de concert : ein in sich und zu sich Singen. pari tenu, le chant que donne à entendre Vanitas est bien quelque chose d’ « intérieur » mais, heureusement, il n’est pas que « pour soi-même » puisque le disque nous le fait partager.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Alpha Classics
© Pascal Dusapin (Photo de couverture)

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