Liederkreis. Decades – A century of Song. Volume 4. 1840–1850.

Anush Hovhannisyan, soprano.
Ida Evelina Ränzlöv, mezzo-soprano.
Nick Pritchard, Oliver Johnston, ténors.
Florian Boesch, Alexey Gusev, Samuel Hasselhorn, barytons.

Malcolm Martineau, piano

1 CD VIVAT 72'02

Enregistrements réalisés à Alpheton New Maltings du 2 au 5 juillet 2018, à la All Saints Curch, East Finchley le 22 juin 2017 et les 14 et 15 octobre 2018.

On avait pu craindre que s’interrompe la captivante série Decades, lancée en 2016 par le petit label britannique Vivat. Malgré une interruption en 2019, l’exploration du répertoire de la mélodie au XIXe siècle reprend de plus belle avec ce volume 4 très logiquement consacré à la décennie 1840–1850. Non sans quelques changements, toutefois, à commencer par la présence, pour la première fois, d’un cycle de lieder entier, qui donne son titre au disque : le Liederkreis de Schumann, admirablement interprété par le baryton Florian Boesch.

En 2016 paraissait le premier volume, suivi du deuxième en 2017 et du troisième en 2018.  Le quatrième s’est un peu fait attendre, mais la série Decades audacieusement lancée par le label Vivat semble devoir se poursuivre vaille que vaille. Tant mieux, car l’entreprise est passionnante : suivre l’histoire de la mélodie dans l’Europe du XIXe siècle, décennie par décennie (decade en anglais, le mot français « décade » désignant une dizaine de tout ce qu’on veut, mais le plus souvent de jours, comme dans décadi, nom de la semaine républicaine créée en 1792).

Construite autour de l’irremplaçable pianiste Malcolm Martineau, chaque livraison réunit plusieurs chanteurs (cinq en général) et plusieurs tessitures, avec quelques personnalités que l’on voit revenir d’une décennie à l’autre : le baryton Florian Boesch avait ainsi été sollicité dès le numéro 1, pour chanter un unique lied de Schubert ; la soprano Anush Hovhannisyan intervenait dans le numéro 2 pour trois pages de Glinka.

Oui mais, voilà, l’année 1848 fut celle des révolutions à travers l’Europe, et la décennie 1840–50 est elle aussi marquée par quelques bouleversements dans la série publiée par Vivat. Cette fois, ils sont sept chanteurs, et un nom est écrit plus gros que les autres, celui de Florian Boesch, justement. Et au titre général Decades s’ajoute, également en bien plus gros caractère, celui d’une des œuvres enregistrées : le Liederkreis de Schumann, par le baryton en l’occurrence. Et tant qu’à faire, l’image de couverture a aussi changé : alors que pour les trois premiers, les dates de la décennie concernée était mises en avant dans un élégant graphisme, sur fond sombre, une image est ici utilisée, la photographie d’un paysage brumeux devant lequel se découpent les branches nues d’un arbre, avec un petit côté Caspar David Friedrich (le peintre est mort en 1840, donc on évite de justesse l’anachronisme).

On pouvait penser jusque-là que le but de la collection n’était pas de proposer une énième interprétation des œuvres les plus célèbres, ce qui expliquait par exemple l’absence quasi-totale de Berlioz dans ce panorama de la mélodie avec piano, mais force est de changer d’avis. Jamais encore Decades n’avait inclus un cycle entier (à la rigueur, les trois Ellens Gesängen de Schubert dans le volume 2). Pourquoi ce revirement ? Rien ne l’explique dans le livret d’accompagnement.

Pour autant, la série ne perd rien de son intérêt et n’a rien sacrifié de la curiosité qui en faisait jusqu’ici tout le prix. Schumann, certes, et Mendelssohn représentent l’Allemagne, qui se taille la part du lion, comme dans les précédents volumes, mais le reste de l’Europe est loin d’être oublié : quatre mélodies de Dargomyjski, compositeur russe déjà abordé avec une mélodie dans le volume 3 ; quatre de César Franck, deux de Donizetti, et surtout, beaucoup plus rares, des œuvres de trois compositeurs suédois, Adolf Fredrik Lindblad, Jacob Axel Josephson et Eric Gustav Geijer.

Avouons cependant que, si rares qu’ils soient pour des oreilles d’Europe méridionale ou occidentale, ces scandinaves ne laisseront peut-être pas une impression impérissable. Récemment entendue dans le volume 2 de la série « Sturm und Drang » enregistrée par l’orchestre britannique The Mozartists, Ida Ränzlöv est un élégant mezzo clair, qui chante avec délicatesse les quatre mélodies en question. Hélas, si aimables qu’elles soient, aucune d’entre elles ne révèle une personnalité marquante et, à peine entrées par l’une des oreilles de l’auditeur, elles risquent fort de sortir par l’oreille opposée.

Rien de tel à craindre avec les quatre compositions de Dargomyjski, admirablement servies, il faut le dire, par le timbre envoûtant et le talent théâtral de la soprano Anush Hovhanissyan, et pour la dernière, par le baryton Alexey Gusev non moins doué. Les poèmes (signés Pouchkine et Lermontov, entre autres), présentent aussi un plus grand intérêt que les gentilles descriptions bucoliques des Suédois, et leur mise en musique permet une vraie variété de styles et d’atmosphères : espagnolade pour une nuit au bord du Guadalquivir, amertume amoureuse, récit plus ou moins naïf d’une jeune coquette, et aveu d’un neveu confessant à son oncle la folie de sa passion pour une femme mi-ange, mi-démon.

Curieusement, alors que le principe de la collection semble être, la plupart du temps, de faire appel à des artistes dont la langue maternelle est celle des textes, cette règle ne vaut ni pour la France, ni pour l’Italie. Pour César Franck, le ténor Nick Pritchard, dont le français est de qualité et la voix agréable ; pour Donizetti, le ténor Oliver Johnston, dont l’italien ne sonne pas toujours très idiomatique. On regrette aussi, à propos de Franck, que « L’Emir de Bengador » soit réduit à son refrain et à un seul couplet, alors que la partition en compte quatre !

Le label Vivat a confié quatre mélodies de Mendelssohn au baryton allemand qui monte, Samuel Hasselhorn. On en retient surtout le superbe « Nachtlied » sur un poème d’Eichendorff, au climat particulièrement évocateur, où le jeune chanteur déploie son organe, et le séduisant « Chant d’un gondolier vénitien ». Du beau travail, incontestablement, mais auquel fait pourtant un peu d’ombre l’impressionnante maestria dont fait preuve son aîné Florian Boesch, heureux privilégié auquel a été réservé le Liederkreis. Relativement rare sur les scènes (le Comte des Noces de Figaro semble être le seul rôle qu’il chante assez régulièrement ces temps-ci), l’artiste se consacre avant tout au concert, tant pour l’oratorio que pour le liederabend. Le cycle de Schumann, le premier du compositeur sur des poèmes de Heinrich Heine, focalisé sur les amours malheureuses, lui permet d’offrir une brillante démonstration de son art, qui produit une impression de naturel confondant. Tour à tour halluciné, charmeur ou mélancolique, Florian Boesch s’autorise des incursions dans le chuchotement douloureux, et l’on sent chez lui une étroite complicité avec Malcolm Martineau. Le jeu de pianiste est totalement en accord avec le théâtre des sentiments que met en place le chanteur. On comprend donc finalement pourquoi la décennie 1840–50 est pour Decades celle des révolutions : avec ce Liederkreis composé et publié en 1840, ici confié à un artiste donc on s’explique mal qu’il ait encore assez peu enregistré, et loin des très grands labels, Vivat tient en effet un solide argument de vente supplémentaire.

 

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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