Joseph Bodin de Boismortier (1689–1755)
Les Voyages de l’Amour (1736)
Ballet en un prologue et quatre entrées, créé à l’Académie royale de musique en 1736.
Livret de Charles-Antoine Leclerc de La Bruère

L’Amour : Chantal Santon-Jeffery
Zéphire : Katherine Watson
Daphné : Judith Van Wanroij
Lucile / Dircé / Un habitant de Cythère / Hylas : Katia Velletaz
Julie / Béroé / La prêtrese de l’Amour : Eléonore Pancrazi
Adherbal / Ovide / Un devin / Thersandre : Thomas Dolié

Purcell Choir
Orfeo Orchestra
Direction musicale : György Vashegyi

2 CD Glossa

Enregistré à Pécs (Hongrie), Centre Kodály, du 20 au 23 septembre 2019

Tandis qu’Hervé Niquet donne un peu partout son Don Quichotte chez la duchessedans la mise en scène de Shirley et Dino, Joseph Bodin de Boismortier revit au disque grâce à l’enregistrement de son premier opéra, Les Voyages de l’Amour. C’est le dernier fruit de la collaboration entre le CMBV et le chef hongrois György Vashegyi, auquel on doit déjà plusieurs belles intégrales d’opéras français du XVIIIe siècle.

Né en 1689, Joseph Bodin de Boismortier était le contemporain de Jean-Philippe Rameau, de quelques années son aîné. Comme le Dijonnais, Boismortier est venu à l’opéra sur le tard : 1733 pour Hippolyte et Aricie de l’un, 1736 pour Les Voyages de l’Amour de l’autre. Mais alors que les œuvres de Rameau feront une magnifique carrière sur la scène de l’Académie royale de musique, Boismortier ne la fréquentera qu’épisodiquement, le nombre de ses opus lyriques se limitant à cinq, dont seuls trois ont réellement vu le jour : après le premier qui nous occupe ici, Don Quichotte chez la duchesse en 1743, et enfin Daphnis et Chloé en 1747. Deux autres ont ensuite été composés mais non représentés : Daphné (1748) et Les Quatre Parties du monde (1752). Et le compositeur meurt en 1755, une décennie avant Rameau. Evidemment, Boismortier ne s’est pas borné au genre opéra, car on lui doit aussi beaucoup de pièces instrumentales – notamment pour la flûte traversière, dont il jouait lui-même – ainsi que des airs, des cantates et des motets.

Jusqu’ici, les opéras de Boismortier avaient été portés à bout de bras par son terroir natal : originaire de Thionville, le compositeur avait bénéficié du soutien (très posthume) du Conseil régional de Lorraine pour l’enregistrement de deux de ses opéras, à chaque fois à l’Arsenal de Metz. En juin 1996 avait ainsi été gravé Don Quichotte, sorti chez Naxos, et en 2001, Daphnis et Chloé, paru chez Glossa, Hervé Niquet dirigeant son Concert Spirituel dans les deux cas. Soutenu par sa réputation d’œuvre comique, Don Quichotte chez la duchesse a même bénéficié de plusieurs productions scéniques, la plupart sous la baguette d’Hervé Niquet : on a notamment pu voir la première Salle Favart au printemps 1996, la plus récente ayant été confiée en 2015 à Shirley et Dino et poursuivant une interminable tournée dans les salles de France et de Navarre.

Mais pourquoi diable Hervé Niquet s’est-il arrêté en si bon chemin et n’a‑t‑il jamais abordé Les Voyages de l’amour ? Il aurait pu sembler logique de boucler la boucle en enregistrant, ou au moins en proposant en concert ce coup d’essai tardif de Boismortier. Au moins en a‑t‑il gravé un court extrait orchestral, l’Entrée des génies élémentaires, sur un disque de Sérénades françaises / Fragments mélodiques (Naxos, 2001). Ce même extrait figure en ouverture d’un disque précisément intitulé Les Voyages de l’Amour enregistré en 2015 par l’ensemble Meridiana pour Chandos. Enfin et surtout, Michel Keustermans avait gravé avec la Cetra d’Orfeo une « Suite de concert » d’une vingtaine de minutes tirée de cet opéra (Pavane Records).

Il aura néanmoins fallu attendre le mois de septembre 2019 pour en entendre bien davantage, l’œuvre ayant été ressuscitée dans son intégralité, sous l’égide du Centre de musique baroque de Versailles. C’est en Hongrie que s’est déroulée l’opération, une collaboration unissant depuis plusieurs années le CMBV à l’Orfeo Orchestra et au Purcell Choir, excellentes formations magyares que dirige Gyögy Vashegyi, chef passionné par le répertoire français du XVIIIe siècle, auquel on doit plusieurs superbes enregistrements d’opéra, souvent en première mondiale : Isbé de Mondonville, Les Fêtes de Polymnie de Rameau, Hypermnestre de Gervais ou Phèdre de Lemoyne. Cette fois, pourtant, ce n’est pas à Budapest qu’a été donné le concert, mais dans la ville méridionale de Pécs, plus près de la frontière croate. Un an après, l’enregistrement réalisé dans la foulée nous arrive, avec une prise de son qui, tout en mettant en valeur le chœur qui s’exprime dans un français remarquable, ne laisse rien perdre des saveurs de l’orchestre, notamment dans les interventions de la musette, des flûtes ou des bassons.

Pourquoi a‑t‑il fallu attendre près de vingt ans pour enfin entendre Les Voyages de l’amour ? Plusieurs explications sont possibles. Les dix-huit représentations au bout desquelles l’œuvre fut retirée justifient-elles qu’on ait pu la juger moins intéressante ? Le sujet, ni comique ni bucolique, était-il moins attirant que celui des deux autres œuvres lyriques de Boismortier ? Le livret fut pourtant salué à la création, mais le tout jeune Leclerc de La Bruère étant également l’auteur de celui de Dardanus, jugé exécrable, cela a pu desservir l’œuvre. L’argument est pourtant plus cohérent que bien des opéras-ballets du temps, puisqu’au lieu d’avoir affaire à des entrées indépendantes, dont l’ordre peut être modifié, il relate l’éducation sentimentale du dieu Cupidon : las de provoquer l’amour chez les autres, il décide d’en faire l’expérience lui-même et quitte Cythère à la recherche d’une amante fidèle. Ayant visité un village de bergers sans doute arcadiens, puis une ville tyrienne et enfin le palais d’Auguste où il croisera le poète Ovide, l’Amour constate que la constance n’existe que chez les rustiques, et c’est la bergère Daphné qu’il invite finalement à partager son triomphe. Le deuxième acte existe sous deux versions différentes – et la présente intégrale les propose toutes deux – mais on voit mal en quoi cela aurait pu constituer un obstacle.

Plus épineux se révèle sans doute le problème soulevé par Benoît Dratwicki dans son texte de présentation, celui de l’identité vocale des principaux personnages. En 1735, l’Amour fut interprété par la haute-contre Jélyotte, créateur de plus d’un héros pour Rameau, tandis que Zéphyre était confié à Cuvillier, « taille » c’est-à-dire ténor grave. Oui, mais il semble que ces deux chanteurs aient été choisis par défaut, et à l’encontre des intentions du compositeur autant que des habitudes du temps. La partition est écrite comme si ces deux rôles étaient destinés à des voix féminines, et de fait, tant l’Amour que Zéphyre sont des personnages tenus par des chanteuses, chez Rameau notamment. Et Benoît Dratwicki, qui connaît à fond les membres de la troupe de l’Académie royale de musique à l’époque, signale que, justement, la titulaire toute désignée du rôle-type, était devenue indisponible, Mlle Petitpas étant précisément tombée enceinte au printemps 1736. S’appuyant sur ces données, l’enregistrement ose donc une spéculation hardie et offre les deux personnages à des chanteuses : cela n’a jamais été le cas au XVIIIe siècle, mais c’est – probablement – ce que Boismortier souhaitait. Peut-être un jour quelqu’un osera-t-il proposer l’œuvre avec deux voix d’hommes, mais toujours est-il que le résultat ainsi « féminisé » est tout à fait convaincant.

Comme d’habitude, l’orchestre et le chœur sont hongrois, mais les solistes sont fournis par le CMBV, qui a puisé une fois encore dans le vivier des artistes auquel il a très fréquemment recours. On signalera malgré tout la présence d’une nouvelle venue, la mezzo-soprano Eléonore Pancrazi, particulièrement remarquable par la vigueur qu’elle imprime à son interprétation de Julie la volage Romaine, ou de Béroé l’inconstante Tyrienne ; à l’heure où beaucoup de chefs baroqueux ont tendance à confier les rôles féminins de ce répertoire à des voix intermédiaires entre soprano et mezzo, il est agréable d’entendre de vrais beaux graves solides. Tous les autres sont des noms plus familiers des coproductions versaillo-hongroises. Katia Velletaz échappe en partie à ces petits rôles qui lui sont souvent confiés dans les divertissements où elle excelle, et accède ici à un personnage plus développé, avec la possibilité d’exprimer des sentiments plus complexes : Lucile ou Dircé, selon qu’on se réfère à la première ou la deuxième version de l’Acte II (c’est dans cette première que figure la fameuse Entrée des génies élémentaires, l’acte en question ayant recours au surnaturel grâce aux esprits que convoque un devin pour connaître l’avenir). De la bergère Daphné, Judith van Wanroij retrace admirablement le parcours, de la « naïveté » pastorale jusqu’à l’ampleur quasi tragique de l’amante qui se croit trahie. Zéphyre est d’abord le confident de l’Amour, mais joue ensuite un peu les utilités, ne revenant guère que pour prendre part aux divertissements : Katherine Watson s’en acquitte avec la fraîcheur qu’on lui connaît. Seule voix mâle parmi les solistes, Thomas Dolié confère tout le relief souhaitable aux différents personnages qu’il cumule, du frivole Ovide au malheureux Adhebal en passant par l’intimidant devin. Quant à Chantal Santon-Jeffery, elle est présente d’un bout à l’autre de l’œuvre, l’Amour étant au centre de chaque acte, sous les divers déguisements terrestres qu’il emprunte. La soprano y trouve l’occasion de briller dans son registre le plus aigu, tout en composant un héros attachant, confronté à la vision qu’ont de lui les humains comme une divinité trompeuse, alors que le malheureux cherche partout fidélité et sincérité.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
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