Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Concerto pour piano et orchestre n°1 en ut majeur op. 15
Symphonie n°3 en mi bémol majeur op. 55 Sinfonia eroica
LUCERNE FESTIVAL ORCHESTRA
Herbert Blomstedt,  direction
Martha Argerich,  piano
Lucerne, KKL, samedi 15 août 2020, 18h30

Retour à Lucerne pour ce programme réduit à une dizaine de jours de musique quand le Festival dure normalement un mois. Le Covid a eu raison des tournées des grands orchestres internationaux, et c’est une version concentrée qui est proposée sur les rives du lac des quatre cantons. Tout de même, une ouverture alla Grande avec le LFO présent avec tous ses grands solistes, pour un programme Beethoven (250° anniversaire oblige) dirigé par Herbert Blomstedt, qui dirigeait ainsi pour la première fois la formation et Martha Argerich, qui cet été s’est dépensée entre Salzbourg et Lucerne. Deux soirées d’ouverture les 14 et 15 août. Si Martha Argerich a joué le concerto pour piano n°1 pour les deux soirs, le LFO a exécuté la Symphonie n°2 le 14 et la n°3 « Eroica » le 15. Nous étions là le 15 août.

La disposition de l'orchestre

Protocole sanitaire strict à Lucerne : obligation du port du masque pendant toute la durée des concerts, gel hydroalcoolique à chaque angle du KKL, pas de vente de programmes, mais un téléchargement gratuit du site du festival lucernefestival.ch, et distanciation des musiciens. Ils sont 35 et étalés sur toute la largeur du plateau.
Ce Festival exceptionnel a pour titre « Life is live », manière de souligner l’importance de se retrouver autour de la musique vivante, avec la conscience des difficultés. Un public moindre, non seulement parce que la capacité de la salle est fortement réduite, mais aussi parce qu’une partie des spectateurs potentiels ont hésité à venir, même si le Festival annonce un remplissage à 87% pour l'ensemble des dix jours, c'est à dire un pourcentage proche de l'habitude. De l’autre côté, on le constate aussi bien à Lucerne qu’à Salzbourg, une réelle joie des musiciens à se retrouver, à faire de la musique, pour eux-mêmes et pour les autres.

Martha Argerich, Herbert Blomstedt et le LFO

C’est évidemment le cas du Lucerne Festival Orchestra, en formation réduite et sans son directeur musical, mais avec Martha Argerich (classe 1941) et le vétéranissime (classe 1927) Herbert Blomstedt qui ont prouvé en ce concert en tous points mémorable que La valeur n’attend point le nombre des années. Corneille rajoutait au départ Mais aux âmes bien nées. Nous nous limiterons à retenir « mais aux âmes » car s’il faut qualifier ce concert d’un mot, c’est bien d’âme qu’il s’agit. Ce concert a rappelé salutairement ce qu’est animer, donner une âme à la musique.
Le deuxième caractère de ce concert, c’est la jeunesse : ces deux gloires de la musique, Argerich, légende vivante dominant depuis des dizaines d’années le panthéon pianistique a montré en ce 15 août une fraicheur et une jeunesse dans l’approche qui ont emporté le public dans le tourbillon. Extraordinaire jeunesse aussi du chef, Herbert Blomstedt, venu tard au rang des stars de la baguette (lorsque je l’entendis pour la première fois à Paris dans une série de concerts de la Staatskapelle Dresden dont la vedette était Karl Böhm à la fin des années 1970, il était considéré comme un second couteau) et dirigeant l'Eroica sans partition, sans baguette, avec une énergie communicative et un sourire de tous les instants un Beethoven inouï d’énergie, d’allant, de fierté farouche et de sensibilité extrême.

Lucerne Festival Orchestra (détail)

À cela s’ajoute un LFO  dont on retrouvait le son exceptionnel, l’engagement unique, la joie de jouer, célébrant le retour de ses grands solistes, Reinhold Friedrich (trompette), Jacques Zoon et Chiara Tonelli (flûte), Lucas Macias Navarro (hautbois), toute la famille Christ, Wolfram et Tanja (Alto) et Raphael (violon). Mais les vieux admirateurs du LFO, avec étonnement et joie, ont retrouvé au cor Stefan Dohr, cor solo des Berliner Philharmoniker, un revenant de l’année 2004, la dernière année où il fut permis aux Berliner de participer à cette aventure car rappelons qu’au départ, Georg Faust, Emmanuel Pahud, Albrecht Mayer, Marie Pierre Langlamet ((qui revint – une exception – dans l’une des dernières années Abbado pour un Mahler)) entre autres étaient dans le Lucerne Festival Orchestra.
Il y avait donc un parfum d’exception, et dès le concerto pour piano n°1, on comprit que le parfum s’installerait durablement.

Martha Argerich

Martha Argerich était rayonnante et joyeuse. On la sentait détendue, et prête à se donner entièrement. Certains la veille me l’avaient décrite un peu tendue. Elle était ici visiblement fraiche, sans l’ombre d’une tension, avec cette joie de jouer (et ses regards pétillants et complices vers l’orchestre) des grands soirs.
Avec cet effectif de l’orchestre réduit, mais historiquement conforme (pour l’Eroica, l’effectif d’origine, 35 musiciens, est respecté), le son paraît supérieurement limpide, et le rapport piano / orchestre est merveilleusement équilibré, et ce qui frappe d’entrée, c’est la puissance imaginative, l’extraordinaire variété des couleurs, l’incroyable inventivité qui fait nous apparaître ce Beethoven à des années lumières de la solennité ou de la grandeur compassée, mais d’une fougue, d’une jeunesse stupéfiantes. Il y a quelque chose d’adolescent dans ce jeu où les sentiments semblent se bousculer, la joie, la mélancolie, la tristesse même, comme quand on passe brutalement de l’exaltation joyeuse  à l’obscur, au sombre, avec cette disponibilité fabuleuse pour l’instant qui va venir :  ce Beethoven d’Argerich (suivi pas à pas par un orchestre au bas mot inouï – au sens propre), c’est le toujours neuf qui est ici célébré, comme si le moment hic et nunc était toujours changeant, était toujours tourné vers l’instant d’après, jamais rassasié, jamais repu, toujours à l’affût.

Les doigts glissent sur le clavier avec une agilité confondante et une incroyable fluidité, elle semble imposer le rythme, les couleurs à un orchestre lui répond en écho, avec un son contenu, qui laisse libre cours à l’envolée de la soliste, incisive, nette avec des moments extraordinaires d’écho avec l’orchestre notamment la clarinette ou le hautbois, avec des cordes incroyablement allégées où les voix se reprennent tour à tour, pour des moments d’élégie stupéfiants de légèreté, se heurtant avec des reprises d’une folle énergie. Étourdissant.
Le largo du deuxième mouvement nous propulse dans un autre univers, mélancolique et presque sombre, et ce dès les premières notes. Une retenue, partagée par l’orchestre, avec des moments d’une tendresse incroyable de dialogue piano, hautbois, cor ou des pianissimi d’une infinie délicatesse. Ce largo a été sans doute le sommet émotionnel de l’exécution, c’est peut-être là que l’osmose avec l’orchestre fut la plus grande, il faut écouter les dernières notes, avec en arrière-plan les légers pizzicati…à pleurer.
Et puis le dernier mouvement, d’une incroyable, d’une folle liberté, repris pratiquement sans rupture avec le mouvement précédent qui finissait en merveilleuse amortie, ce qui donne un saisissant contraste par la rapidité du tempo et la cadence étourdissante de l’ensemble. Ce n’est pas la virtuosité qui étonne ici mais l’extraordinaire vigueur juvénile qui émane de ces instants littéralement ensorcelants. On se laisse complètement emporter, capter comme aspirés dans l’apesanteur, tempo, cadences, couleurs, il y a tout à la fois dans ce vertige d’énergie où l’orchestre lui-même semble se démultiplier (ah la flûte de Jacques Zoon). Les dernières mesures, jouant sur la suspension du son et l’amenuisement des volumes sont célestes. Le miracle. Et Martha Argerich, au contraire de la veille, nous a gratifiés d’un petit bis… Schumann (scènes d’enfants) : Von fremden Ländern und Menschen. La magie aurait pu se prolonger encore.

Herbert Blomstedt et au second plan, les altos Wolfram et Tanja Christ, et au fond Danilo Rossi

L’Eroica qui a suivi (sans entracte) fut un de ces moments rares offerts à quelques concerts d'une vie. On l’a dit, le Lucerne Festival Orchestra était réduit à 35, six premiers violons, six seconds violons, quatre altos, trois violoncelles, deux contrebasses et les bois et cuivres, étalés sur la largeur du plateau, comme un orchestre symphonique normal.
35 musiciens, c’est l’effectif de la création chez le prince Lobkovitz, mais dans un espace évidemment adapté à l’effectif. Ici la vaste salle du KKL, à l’acoustique à la fois généreuse et précise, a permis à cet orchestre réduit avec un pupitre par musicien de produire néanmoins un son charnu et charnel, incroyable, au volume surprenant. Comme dans le concerto qui précédait, l’orchestre n’a jamais joué fort, et on entendait à la fois chaque instrument très clairement et la fusion de l’ensemble, dans un son jamais compact ou imposant, mais toujours incroyablement présent. À certains moments, en fermant les yeux, c’était un orchestre symphonique ordinaire et on les ouvrait et on avait devant ce petit effectif de musiciens déchaînés, engagés, souriants, qui ont joué comme jamais on les a entendus très récemment, comme s’ils retrouvaient une sorte de magie du jeu, du Zusammenmusizieren qu’il faut bien le dire, on ne leur connaissait plus trop depuis quelques années.

Herbert Blomstedt, sans partition, sans baguette

Effet du moment exceptionnel d’une reprise de l’activité, du plaisir d’être ensemble, mais aussi effet de l’incroyable énergie d’Herbert Blomstedt, qui avec une formation moderne, a réussi à jouer de cet équilibre nouveau, où les vents émergeaient encore plus clairement, où les cordes réussissaient à limiter le vibrato comme au XVIIIe, élargissant la palette des couleurs et en même temps donnant paradoxalement une impression de nouveauté, de modernité, d’un Beethoven qui nous semblait ne jamais avoir été joué comme ça. Et cette énergie venait des impulsions du plus vieux maître en activité, dont on aurait pu croire sans le connaître tradition ou académisme, deux mots à proscrire dans l’exécution fulgurante de ce 15 août où tout était neuf.
Si l’énergie à fleur de peau saisissait dans le premier mouvement étourdissant autant qu’éblouissant, dans la marche funèbre du deuxième mouvement, les musiciens de l’orchestre ont peut-être démontré encore mieux la qualité de l’approche et de l’exécution : il y a là quelque chose de profondément virtuose et en même temps totalement naturel (en ce sens, en cohérence avec le concerto précédent), il y a des moments d’une incroyable limpidité qui laissent s’exprimer les solistes (le hautbois de Macias Navarro !! le cor de Stefan Dohr !!) en un son presque cristallin qui n’est pas sans rappeler certaines exécutions mozartiennes de Böhm,  et d’un autre une rigueur dans le crescendo, rythmé par les timbales toujours phénoménales de Raymond Curfs, pour arriver à des tutti qui sonnent comme un orchestre énorme, sans jamais pourtant être dans l’excès. Il y a une alliance étrange de la légèreté et de la puissance, jusqu’au déchainement d’un final qui vous emporte, qui produit un sentiment d’exaltation qui justifie l’incroyable triomphe où les spectateurs bondissent de leur siège, complètement bouleversés par ce qu’ils viennent d’entendre.
Il y avait bien longtemps que le Lucerne Festival Orchestra ne nous avait pas ainsi tourneboulés, cueillis à froid. Il fallait sans doute ces circonstances exceptionnelles, qui ont obligé à des choix drastiques et qui ont abouti à un Beethoven surprenant de modernité et sublime d’émotion. Cette année Lucerne montre par ces concerts inauguraux qu’effectivement Life is live, la vie c’est le vivant, le direct, la musique qui vous prend le corps, les tripes et l’âme, le confinement nous en avait éloignés, mais nous avons retrouvé ici la vérité de la musique, dans l’enthousiasme et l’incroyable émotion.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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