Franz Schreker (1878–1934)
Der Schmied von Gent (Le Forgeron de Gand) (1932)
"Große Zauberoper" en 3 actes d’après Smetse Smee de Charles de Coster
Créé au Städtische Oper de Berlin, le 29 octobre 1932

Mise en scène et scénographie : Ersan Mondtag
Collaboratrice artistique : Manuela Illera
Costumes : Josa Marx
Lumières : Rainer Casper
Chorégraphie : Yevgeniy Kolesnyk
Dramaturgie : Till Brigle et Piet De Volder

 

Leigh Melrose (Smee)
Kai Rüütel (Sa femme)
Daniel Arnaldos (Flipke)
Vuvu Mpofu (Astarte)
Michael J. Scott (Slimbroek)
Leon Košavić (Le duc d’Albe)
Nabil Suliman (Jakob Hessels)
Ivan Thirion (Saint Joseph)
Chia-Fen Wu (Marie)
Justin Hopkins (Saint Pierre)
Thierry Vallier, Simon Schmidt, Onno Pels (Trois Nobles)
Erik Dello (Un jeune écuyer)

Chœur d'enfants et chœur de l'Opera Ballet Vlaanderen
Direction : Hendrik Derolez, Jan Schweiger

Orchestre symphonique de l'Opera Ballet Vlaanderen
Direction musicale : Alejo Pérez

En co-production avec le Nationaltheater Mannheim.

28 février 2020 Opera Ballet Vlaanderen (Streaming OperaVision)

En confiant Der Schmied von Gent (Le Forgeron de Gand), au jeune metteur en scène allemand Ersan Mondtag, le nouveau directeur de l’Opéra des Flandres Jan Vandenhouwe a réalisé un véritable coup de maître. Sauvé in extremis par la crise du Covid-19, le spectacle a heureusement fait l'objet d'une captation diffusée par l'excellent site https://operavision.eu/ – l'occasion pour nous de découvrir la version scénique d'un chef d'œuvre de l'Entartete Kunst, créé à Berlin en 1932 et aussitôt victime d'une campagne de dénigrement antisémite du parti nazi. Montée successivement à Anvers puis à Gand, la production bénéficie d'une scénographie admirable de précision et de justesse dans les références et les arrière-plans. Le plateau dominé de la tête et des épaules par Leigh Melrose et Kaai Rüütel, bénéficie de la direction énergique à souhait d'Alejo Pérez, capable de convoquer sur scène les démons et les héros de l'Histoire.

 

À visionner sur ce lien : https://operavision.eu/en/library/performances/operas/der-schmied-von-gent-opera-ballet-vlaanderen

Sous-titré "grand opéra magique", Der Schmied von Gent (Le Forgeron de Gand) est le dernier opéra composé par Franz Schreker. Créée à Berlin en 1932, l'œuvre fit rapidement l'objet d'une censure par les militants du parti nazi – censure qui entraîna son éviction du poste de directeur du conservatoire de Berlin et sa mise au l'index en tant qu'artiste dégénéré. Smee le forgeron (Smetse Smee) figure dans un recueil de légendes flamandes signée de l'écrivain belge d'expression francophone Charles De Coster. L'histoire de Smee se rapproche des Aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays des Flandres, où De Coster fait de Till une figure de la résistance flamande contre l'occupation espagnole au XVIe siècle. De Coster traite du thème folklorique du forgeron qui a vendu son âme au diable, et obtient le pardon du Christ. Il mêle le miracle aux sortilèges, la satire historique au réalisme quotidien. Il installe dans son récit les mêmes préoccupations qui feront de Till Ulenspiegel le héros des guerres de religion. On y croise les sinistres souvenirs des tortures et des bûchers de l’Inquisition, les cruautés du duc d’Albe, bras armé du roi Philippe II. Au-delà de la fable se lit le récit patriotique d'un peuple en révolte, livré aux bûchers et aux massacres. On trouve également la tonalité pittoresque et truculente d'un conte drolatique, faisant dialoguer le bon sens populaire avec le Diable et le Bon Dieu.

Découvert en France la saison dernière avec De living (Le Salon) au Théâtre de la Villette, le metteur en scène allemand Ersan Mondtag revient sur la question coloniale, l'identité des peuples et la notion de responsabilité historique avec ce rare opéra de Franz Schreker. Déplaçant pour l'occasion des montagnes d'invention et d'humour dans un délire expressionniste, cet ancien assistant de Frank Castorf et Thomas Langhoff campe la  fable aux confins des références historiques et de la dénonciation politique. Le livret de De Coster lui offre sur un plateau l'occasion de réviser en détails le récit de la guerre de Quatre-Vingts Ans qui a ébranlé la Belgique au XVIe siècle avec l'affrontement entre l'occupant espagnol et les troupes de Guillaume d'Orange, jusqu'au XXe siècle avec l'indépendance du Congo belge et la destinée dramatique de Patrice Lumumba. Avec une maestria remarquable, cette mise en scène mène de front  une lecture politique décapante avec une esthétique des films muets, magnifiée par un décor pivotant qui rappelle furieusement le travail d'Aleksandar Denic, éclairé par le talentueux Rainer Casper – autre compagnon de route de Frank Castorf.

Le décor ne montre pas à proprement parler la forge de Smee, il se concentre sur une vision stylisée de la ville de Gand avec, d'un côté, une imbrication de bâtiments déjantés et multicolores (quelque part entre Docteur Caligari et Merzbau) et de l'autre, un gigantesque Satan-Moloch dévoreur d'enfants dont l'esthétique renvoie au cinéma muet (Cabiria et Metropolis). La trame historique y ajoute une référence au Duc d'Albe, cible de la propagande protestante, qui édita des gravures le représentant dévorant des enfants.

Anonyme : Caricature du Duc d'Albe (1567)

Les costumes de Josa Marx ajoutent à l'exubérance rétinienne des touches de couleurs électriques, entre vert pomme, orange fluo, bleu cyan et rouge carmin… mais également des formes qui déplacent les références au métier ou au genre. Mis à part les costumes noirs des nobles espagnols et les démons écarlates avec lentilles de couleurs et cornes sur le crâne, les autres personnages se fondent dans un continuum bigarré comme par exemple les aides de Smee qui n'ont d'ouvriers forgerons que les traces de charbon sur le visage, pour le reste, ils arborent hauts-de-forme, melon, chapeau cloche, canotiers ou bérets avec des tenues allant de la redingote à la robe à paniers. Les visages sont grimés à large traits qui font des protagonistes des poupées expressionnistes, que la chorégraphie de Yevgeniy Kolesnyk fait se tressauter au rythme du dire dondaine, dire dondon… et des Geuzenliederen (chansons de gueux) entonnées par Smee et ses compagnons partisans des révolutionnaires protestants contre les papistes espagnols. Smee mène la révolte, pistolet à la ceinture dans un costume qui tient davantage du meneur de revue ou du monsieur Loyal que du forgeron. On apprend d'ailleurs de la bouche du fourbe Slimbroek qu'il a été flibustier dans sa jeunesse, écumant la mer avec les Zélandais… contre l'Espagne, pour la gloire de la Réforme.

Leigh Melrose (Smee)

L'agitation est donc à son comble quand débarque l'écuyer de Don D'Avila demandant à ferrer le cheval de son maître "sans sortilège de gueux". Cette allusion historique à l'humiliant qualificatif de "gueux" renvoie à la révolte du même nom qui inaugura en 1566 le soulèvement des protestants des provinces des Pays-Bas espagnols qui restaient encore loyales à la couronne espagnole lors de la Guerre de Quatre-Vingts Ans. Le livret de Charles De Coster fait un raccourci historique en mettant bout à bout la révolte des Gueux (1566), la répression menée par le Duc d'Albe (1566–1573) et le Sac d'Anvers (appelé aussi furie espagnole) par le général Don D'Avila en 1576. 

La peste espagnole ronge notre sang, la peste espagnole ne nous lâche plus.
Frappez le tambour, dire dondaine Frappez le tambour, dire dondé…
Vive le gueux, voilà la devise !
Nous voulons vivre en bons chrétiens, ne pas perdre courage, grâce à Dieu !
C'en est fini de vos raisonnements et de vos ruses, fourbes papistes !
Vive le gueux, voilà la devise !

 

Anonyme : emblème des gueux (1566)

Voilà tout à coup la forge fermée sur ordre de l'Inquisition et Smee se désespère de ne plus pouvoir fournir les armes de la rébellion (Le fer bien forgé protège des balles…) et les moyens de subsistance (Du soc de charrue provient le pain du monde !). Au bord du suicide, la démoniaque Astarté lui apparaît, lui proposant un pacte avec le prince des ténèbres contre argent, bière, viande et volailles exquises, monceaux de jambon et de saucisses pendant sept années – sept année au terme desquelles il ne flambera pas mais… sera mangé par sa Majesté Satan.

Smee accepte et le contrat tombe du ciel comme tout à l'heure ce chat noir, quand Smee avait tiré en l'air devant l'écuyer de D'Avila. Il reçoit des mains d'Astarté une boule de lumière, la manipulant avec difficulté tel Atlas avec son fardeau avant de la lancer au fond du décor pour rallumer la forge et faire éclater un final sonore et retentissant. Un cortège de démons déposent au pied de Smee des offrandes : kalachnikov, trône et maquette géante du Palais Royal de Bruxelles. Son nom est déployé sur les bannières qui flottent au vent, on agite les drapeaux rouges… un "miracle divin" s'enthousiasme imprudemment son épouse.

Sept ans après, la paix et la prospérité règnent sur Gand et la forge ressemble désormais à une terrasse de café où l'on feuillette les dernières nouvelles. La femme de Smee est occupée à tailler la viande désormais abondante, en tablier de boucher maculé de sang. Smee quant à lui, souffre du syndrome de Midas (Tout ce que je touche se transforme en or !) associé au sentiment d'une charité très chrétienne (Cela me ronge, qu'il y ait toujours des pauvres). Qu'à cela ne tienne, après les démons tentateurs, arrivent incognito un Saint Joseph et une Sainte Marie d'image d'Épinal, portant un petit Jésus (Noir). Comme l'écuyer de d'Avila, ils viennent ferrer leur monture mais déclarent ne pas pouvoir payer. Smee propose de les aider bénévolement et reçoit en retour de sa générosité la possibilité de se voir accorder trois vœux. Fidèle à la tradition fabuliste, il exige à la place de la richesse ou l'amour (qu'il possède déjà, mais par l'intermédiaire du Malin), un pouvoir magique sur trois choses : un prunier, un fauteuil et un sac. Se combinent à ces éléments, trois personnages démoniaques venant réclamer l'âme de Smee : le procureur Jacob Hessels, le Duc d'Albe et Astarté.

Vuvu Mpofu (Astarte)

Connu pour sa réputation violente, le procureur Jacob Hessels est recruté par le Duc d'Albe comme membre du Conseil des Flandres, très vite baptisé le Conseil du sang en raison des nombreuses exécutions prononcées à l'encontre des chefs protestants. Le livret de De Coster fait allusion à une vieille tradition selon laquelle Hessels avait l'habitude de somnoler pendant les audiences, et se réveillait en sursaut en criant : Ad patibulum ! Ad patibulum ! ("À la potence ! À la potence!"). Smee réussit à l'attirer en haut d'un prunier et le contraint à lui rendre son pacte. Peine perdue, Hessels est situé trop bas dans la hiérarchie des démons… Arrive alors le Duc d'Albe en personne, grimé en démon écarlate sur lequel Smee urine dans un acte involontaire et comique. Invité à s'asseoir sur le trône (rappelons qu'il était vice-roi et gouverneur des Pays-Bas espagnols), un sortilège l'empêche de s'en détacher et Smee ordonne à ses compagnons de le bastonner. Ils s'acquittent si bien de leur tâche qu'en l'envoyant ad patres qu'une nouvelle fois, Smee ne peut récupérer le pacte qu'il a signé avec le Diable. Il restera donc à attirer Astarté à entrer dans le sac magique, en prétextant qu'il va la guérir de ses tourments. Prisonnière de Smee, la diablesse consent à lui rendre le précieux document, provocant la rupture du contrat mais également la disparition de la forge.

Le rideau se lève sur le dernier acte, montrant Smee expirant aux côtés de sa femme et rejoignant le Ciel pour y être jugé. Ersan Mondtag choisit de le grimer sous les traits du roi Leopold II, souverain de la Belgique et fondateur de l'État indépendant du Congo (allusion déjà présente dans le spectacle De living (Le Salon) au Théâtre de la Villette. En guise de palais royal, on distingue l'impressionnante gare d’Anvers, joyaux architectural financé largement par les ressources coloniales… Décati et fatigué, le Roi Smee garde à ses côtés un panier rempli de mains tranchées, comme symbole de la barbarie coloniale. Le raccourci est saisissant, faisant la démonstration qu'un peuple anciennement victime d'un absolutisme religieux et politique, pouvait se faire à son tour le bourreau d'autres peuples. Plus qu'un symbole, la tête de l'enfant qui tout à l'heure était entre les griffes de Satan-Albe est à présent plantée sur une pique comme les victimes décapitées : protestants flamants hier, congolais aujourd'hui.

Leigh Melrose (Smee), Daniel Arnaldos (Flipke), Michael J. Scott (Slimbroek)

Tandis que ses anciennes victimes les démons interdisent à Smee l'accès à l'Enfer, un Saint-Pierre Noir, bougon et véhément lui barre également la porte d'entrée au Paradis. Il doit faire antichambre dans une vaste salle de musée où trônent des peintures montrant l'Histoire du Congo belge. Ultime humiliation, on diffuse la déclaration d'indépendance du 30 juin 1960, prononcée par Patrice Lumumba, comme si les anciens colons devaient expier leurs fautes auprès des victimes désormais sanctifiées. Une vidéo de l'arrestation de Lumumba par les troupes de Mobutu donne un relief glaçant à cet épisode historique qui se conclura par l'assassinat de l'opposant politique dans des conditions sordides – assassinat organisé avec la complicité des autorités belges.

Peu importe s'il doit attendre, Smee décide de monter une baraque à gaufres et cuberdons pour accueillir les futurs prétendants au Paradis. Il croisera la route de son ancien ennemi le traître Slimbroek, avec lequel il se réconcilie. Ses efforts seront enfin récompensés avec l'arrivée de sa fidèle épouse qui intercèdera avec succès auprès de Saint Joseph en personne. Happy end ? Les derniers accords tout juste terminés, Astarté s'approche de Smee figé en apothéose par les Alléluias et lui arrache sa fausse barbe en lançant au public : "really ?" – comme si sous la farce, la réalité reprenait ses droits.

Le plateau répond avec une évidence et un brio remarquables aux défis d'une œuvre qui n'a été donnée sur scène qu'à trois reprises depuis sa création en 1932 : au Staatsoper de Berlin (1981), à l'Opéra de Bielefeld (1991) et à l'Opéra de Chemnitz (2010). Déjà remarqué à de nombreuses reprises dans un répertoire lyrique contemporain et exigeant (Die Soldaten de Zimmermann, Gawain de Birtwistle, Quartett de Francesconi, Fin de partie de Kurtág et récemment Orlando de Neuwirth), le baryton Leigh Melrose offre au forgeron la truculence et l'énergie d'un rôle de grande envergure. Admirable dans la façon de se dandiner vocalement, tantôt étirant les broderies mélismatiques, tantôt projetant des ariosos furibonds et enflammés. L'estonienne Kaai Rüütel lui oppose toute la puissance de son mezzo dru et charnel pour camper une épouse entre matrone et amoureuse. Astarté est confiée à la soprano Vuvu Mpofu, volubile et aérienne de timbre dans les contours d'un personnage pris entre la séduction et tromperie. Slimbroek est confié à la véhémence de Michael J. Scott, qui en souligne le caractère fourbe, contrastant avec la bonhommie de Daniel Arnaldos (Flipke), excellente recrue du Jeune Ensemble de l'Opéra des Flandres. Ivan Thirion est un Saint Joseph affable et débonnaire, formant avec la délicate Vierge Marie de Chia-Fen Wu un ensemble très cohérent. Autre recrue locale, l'américain Justin Hopkins livre un Saint Joseph de comédie musicale, tandis que les courtes interventions du trio des nobles espagnols (Thierry Vallier, Simon Schmidt et Onno Pels) montrent des failles évidentes. Des lauriers pour l'incarnation sarcastique du couple démoniaque : Duc d'Albe (Leon Košavić) et Jakob Hessels (Nabil Suliman). Saluons enfin le bon niveau et la précision du Chœur de l’Opéra des Flandres et du chœur d'enfants, préparés par Jan Schweiger et Hendrik Derolez.

Alejo Pérez tire le meilleur de l'Orchestre de l'Opéra des Flandres, dans une partition hérissée de difficultés majeures, depuis les volées de gammes et d'accords outrancièrement post-wagnériennes, au matériau timbrique ductile et chatoyant – lointain héritage du dernier Richard Strauss et des inventions de Schreker dans Die Ferne Klang ou Die Gezeichneten. Multifacette de format et de styles, l'écriture cède volontiers aux mélopées enfantines et aux chansons de cabaret façon Kurt Weill, sur fond de cuivres caustiques et rutilants.

À visionner sur ce lien : https://operavision.eu/en/library/performances/operas/der-schmied-von-gent-opera-ballet-vlaanderen

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
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