Ludwig van Beethoven

Symphonie n°9 en mineur, op. 125

Annette Dasch soprano
Alisa Kolosova mezzo-soprano
Christian Elsner ténor
Kwangchul Youn basse

Chœur de Radio France
Lionel Sow chef de chœur

Orchestre philharmonique de Radio France

Mikko Franck direction

Auditorium de Radio-France, le 6 janvier 2018

Le parcours initiatique de Mikko Franck à la tête du Philhar se poursuit avec une Neuvième dotée d’une signification particulière : le directeur musical de l’orchestre semble avoir décidé de la donner à chaque début de nouvelle année. Elle succédait, pour rappel, à une 1ère de Brahms, une Mer, un Sacre, une Héroïque, une Résurrection, une Réformation, et tout récemment une Elektra partageant le souci de l’économie d’effets et de la clarté structurelle. Parée des mêmes vertus, sa 9e tient debout en dépit d’une certaine indifférence aux procédés usuels qui rendent efficient l’impact de la partition. En père tranquille même ici, Franck continue de tracer sans fracas une vision de la direction d’orchestre.

Son approche de la Neuvième ne varie pas fondamentalement de celle perceptible dans l’Héroïque, et dans la plupart des répertoires. Le cas beethovénien, s’il n’apparaît pas immédiatement comme le plus valorisant pour sa direction, est sans doute l’un des plus intéressants, car s’il est une vertu que l’on n’a plus coutume de ressentir dans l’interprétation des symphonies aujourd’hui, c’est la double dimension de patience dans la construction et de recherche de décontraction dans le jeu instrumental. L’opération est d’autant plus subtile ici que Franck opte, dans l’ensemble, pour des tempos vifs, légèrement plus que la moyenne des exécutions d’orchestres généralistes dans les deux premiers mouvements : mais pour autant, la théâtralisation de l’urgence, la mise en exergue d’une fièvre où la vitesse et l’agitation rythmique ne font qu’un, sont pour l’essentiel absents ici. Ainsi, le volet initial de sa Neuvième file, mais ne coule pas, grâce à une ferme quoique discrète pulsation. On y est frappé par une qualité rare, qui sera graduellement confirmée au fil de la symphonie entière : la discipline des cordes, et surtout des violons, rare dans ces pages où l’engagement rime le plus souvent, même avec des phalanges de prestige, avec une confusion échevelée ; voire franchement hirsute, quand on y ajoute le grand bazar dans l’harmonie. Cette discipline violonistique avait d’ailleurs manqué quelque peu à son Héroïque. Il faut ici certainement saluer, outre le travail du chef, celui d’Hélène Collerette et de ses collègues, pour cet accomplissement peu commun. Grâce à eux, les deux grandes variations lyriques de l’adagio sont le haut-lieu de ce concert, ce qui est souvent la signature d’une 9e d’anthologie. Qui n’a certes pas eu lieu, mais au moins l’un des plus hauts sommets de l’oeuvre a‑t‑il été atteint, et avec la manière.  Le reste du quintette n’est pas en reste, et les cordes graves  répondent avec enthousiasme aux sollicitations caractéristiques de Franck sur certaines saillances stratégiques, – telle le fugato du premier mouvement, non dépourvu de sa dimension ironique, –la plus spectaculaire étant le fulgurant arpège descendant de la coda du finale, doublant les voix. 

Le reste de l’orchestre brille un peu moins, les bois ne se montrant pas autant à leur avantage que d’ordinaire, face à cet Everest où se perdent tant de petites harmonies. On a certes entendu bien plus approximatif qu’ici, mais la frustration bien ici moins de l’imprécision que d’un jeu souvent timoré, en particulier en première ligne, avec des flûtes et hautbois en-dedans (clarinettes et bassons se montrent plus intenses et inspirés, notamment dans l’adagio). Ce manque de tranchant hypothèque deux fois une séquence cruciale qu’est le second groupe thématique du premier mouvement, déséquilibré. Il est en partie compensé, dans ce mouvement et au-delà par la prestation intéressante du timbalier – invité – du jour. On a eu l’occasion à quelques reprises ici de regretter l’embonpoint sonore dû au jeu de timbales habituel, qui empêche de le Philhar d’approcher les standards de racé sonore des grandes formations internationales. Aucun autre compositeur que Beethoven, du reste, ne demeure aussi discriminant pour le timbalier, et aucune de ses symphonies, peut-être, n’est aussi exigeante que celle-ci. Les questions de timbales sont de toute façon souvent moins anecdotiques qu’elles n’y paraissent, surtout dans le répertoire classique et du premier romantisme. C’est qu’il ne s’agit ici non seulement de garantir le lancement des temps importants sans les écraser, mais aussi d’éviter une forme de trivialité de discours qui est propre à la Neuvième, en particulier dans les tutti les plus spectaculaires de ses mouvements pairs (au climax de l’exposition du scherzo et à la récapitulation chantée de l’hymne). La percussion est un aspect essentiel du caractère sonore de la Neuvième, mais sa pulsation ne saurait se confondre avec la percussivité. En attendant le recrutement, pour l’instant différé, d’un second timbalier soliste, l’apport du jeune Adrian Salloum se révèle stimulant et de haut niveau. Il faut dire que l’invité est de premier choix, et spécialement adaptée pour améliorer le profil sonore de l’orchestre dans ce répertoire : au WEDO avec Barenboim, il a notamment officié pour l’enregistrement de l’intégrale en 2011. Sa volonté de jouer comme “chef en second” se fait parfois sentir mêlée à une certaine fébrilité, qui le conduit peut-être à jouer encore trop fort – le timbalier joue de toute façon toujours trop fort, surtout dans cette salle. Mais au moins cherche-t-il à dynamiser le temps en l’anticipant, et recherche-t-il souvent le juste fondu dans la texture, si essentiel ici, et pas que dans les déferlements sonores (les doublures de pizz dans les variations centrales de l’adagio, remarquables).

De ces moyens inégaux mais globalement fonctionnels, Franck tire une architecture qui a le rare mérite de la clarté et de la cohérence, au prix – on commence à le connaître – d’une fréquente neutralité interprétative. Soucieux de ne pas compromettre la précieuse cohésion de ses cordes, la baguette colle avec une légère raideur à ses choix de tempos : les transitions importantes des deux premiers mouvement sont parfois taillées à la serpe, mais au moins sont-elles des transitions, et la confusion ou l’indécision caractéristiques des directions défaillantes sont-elles toujours évitées. Le II est mené vraiment presto comme cela tend à devenir la norme, c’est-à-dire à une allure difficile à soutenir sur le terme entier du mouvement. La prestation y est des plus honnêtes mais tend forcément à la performance, ce à quoi s’ajoute le problème de la fatigue sonore engendrée par les conditions acoustiques. De tous les mouvements, c’est peut-être celui qui a le plus besoin d'ampleur et de respiration du son pour que derrière l’obsessionnalité rythmique affleure un vrai climat, mettant en valeur le cheminement harmonique, son inquiétante étrangeté. Dans ses ponctuations concertantes, les timbales ignorent, suivant sans doute l’édition Del Mar, la différenciation dynamique traditionnelle, ce qu’on peut (on doit, eu égard au bon sens musical) que regretter. L’adagio est donc ce qu’on retiendra comme la signature tant d’un grand chef que d’un beau travail de pupitres. Dès la si délicate entame, on retrouve, on sent physiquement la vertu cardinale de cette direction : la mise en confiance, l’obtention immédiate d’une plénitude discrète de la respiration, à partir de laquelle le chant peut s’auto-générer – là où tant de chefs tentent d’aller directement au chant en faisant  des dessins dans l’air. Puis vient l’essentiel, ce jeu des premiers violons de plus en plus libéré, aérien et empli de subtile tendresse au fil de la complication graduelle des variations : on est proche de l’idéal de cette musique, celle d’un pupitre de quatorze violons jouant comme un primarius de quatuor.

Le finale n’atteint pas de telles hauteurs, mais il est difficile d’en juger vraiment, parce que la partition n’est pas vraiment valorisable dans cette salle (sauf peut-être pour le public le plus haut perché), sauf à changer d’esthétique et à réduire drastiquement les forces chorales. Celles-ci se tiennent à leur excellent niveau habituel, avec toujours une prégnance un peu excessive des sopranos et ténors sur les altos et basses (mais là encore, cette impression serait sans doute atténuée à la Philharmonie). Le Seid Umschlungen est de toute beauté, et c’est le plus important. Le quatuor est hétérogène, moins qualitativement que stylistiquement, avec deux éléments (Youn et Kolosova) élégamment sobres et deux autres (Dasch et Elsner) recherchant une certaine flamboyance de timbre et d’expression, pas forcément pour le meilleur en ce qui concerne l’équilibre dans l’exposé et dans le quatuor final. La marche évite la course insensée du tempo métronomique, mais Elsner s’y essouffle néanmoins. La fugue est carrée et disciplinée, mais il y manque, c’est compréhensible, la flamboyance intérieure que seul un grand son d’orchestre cultivé peut produire.

On retient surtout de cette expérience que les forces instrumentales se sont rapprochées davantage du standard de qualité sonore et de précision que les deux orchestres de Radio-France dans leurs dernières Neuvièmes (avec Masur, Gatti et Chung), toutes assez médiocres à cet égard. Les progrès continus du Philhar n’y sont pas pour rien, mais le souci de Franck de toujours repartir de bases saines et simples y contribue de façon patente dans ce répertoire. Surtout, on y voit un chemin se dessiner pour la réappropriation de celui-ci, qui ne passerait ni par la transposition stérile de recettes propres aux ensembles spécialisés, ni par la reproduction de grandes traditions qui sont de surcroît étrangères à l’orchestre : chose nécessaire pour donner sens à la démarche risquée mais excitante, si elle est confirmée, de faire de l’exécution de la Neuvième un rituel dans la vie de l’orchestre. Un chemin à garder vivant, à tracer non à partir des dogmes interprétatifs ou d’une pseudo-scientificité, mais à même la surface du texte, au contact de sa matérialité, de sa chair, dans une logique d’incarnation.

Mikko Franck (© Heikki Tuuli)
Avatar photo
Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
Article précédentUn art de la chute
Article suivantL'humanité sur la scène

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici