Programme

Gershwin, Concerto pour piano en fa majeur
Debussy, Prélude à l’après-midi d’un faune ; La Mer

Yeol Eum Son, piano

Orchestre Philharmonique de Radio-France
Mikko Franck, direction

Auditorium de Radio France, vendredi 12 mai 2017

Ce concert au programme attrayant est parvenu à remplir mieux que d'ordinaire l'auditorium de Radio-France. Le public s'y est vu offrir une répétition générale de grande qualité de la tournée asiatique annuelle du Philharmonique. A propos d'Asie, le public parisien a pu découvrir un talent singulier, celui de la jeune pianiste coréenne Yeol Eum Son, interprète de noblesse discrète et concentrée comme il s'en trouve peu. Dans le cœur de répertoire maison, Mikko Franck cultive quant à lui ce qui en fait un talent si unique dans sa génération : cavalier placide, rassurant, et bienveillant, il délimite et arpente un vaste champ balisé sur lequel sa monture peut libérer énergies et intuitions, s'ébrouer librement. Et c'est une nouvelle fois superbe, à de menues réserves près.

Yeul Eum Son a fait partie, en 2011, des nombreux jeunes lauréats ou aspirants de concours internationaux à être invités aux mardis d’Animato Salle Cortot (je l’avais alors malheureusement manquée). Ce qui était présenté comme ses débuts parisiens était plutôt sa première tournée concertante européenne, déjà suivie par une tournée asiatique avec le Philhar. Au vu la complicité juvénile (soliste et chef cumulaient 68 ans) mais assurée qu'elle affiche avec Mikko Franck, et de l'ardeur avec laquelle les emblèmes debussystes sont exhibés, le succès est garanti en Chine et en Corée du sud. Pour cette dernière, la jeune pianiste fait déjà figure d'emblème, auréolée qu'elle est de ses médailles d'argent aux concours Van Cliburn (2009) et Tchaikovsky (2011), d'une carrière, principalement américaine, au lustre et à la diversité remarquables, et plus singulièrement, d'une chronique mensuelle dans un grand journal national. Ce point serait vraiment anecdotique s’il ne concernait pas une pianiste en train de conquérir discrètement une place tout à fait singulière dans l’immense galaxie des virtuoses asiatiques internationaux. Car même si le Gershwin n’était sans doute pas la partition rêvée pour en faire la démonstration, deux choses au moins la distinguent nettement de la pléthorique concurrence : une technique saine, et même distinguée, d’une part ; et puis, un rapport aux œuvres dont le sérieux ne paraît pas factice. Ces qualités m’avaient frappé en direct lors de sa révélation filmée à Fort Worth, dans Schubert (l’opus 142) et Beethoven (l’opus 111), puis dans le 21e concerto de Mozart à Moscou : si le propos, l’appropriation pouvaient paraître sage sinon en retrait, se voyait ce qui était possible davantage que ce qui n’était pas là encore. On peut reconduire l’appréciation ici. Bien sûr, ce Gershwin ne joue pas, rit peu, sinon par intégration de sa distanciation – de ce point de vue, l’entrée soliste du second mouvement se tient très bien : si dans le jazz il y a bien un ton qui soit sérieux, c’est le blues, auquel, même dans un contexte concertant et écrit, s'accommode mal d'un revêtement humoristique. Bien sûr, si la projection et la densité sont respectables, le son de Eum Son ne passe pas le mur des climax orchestraux de chaque mouvement,  mais qui, aujourd’hui du moins, peut revendiquer cet exploit dans cette œuvre ? Yuja Wang, certes. Je préfère rester dans cette compagnie plus affable, ce qui peut vouloir dire civilisée. Ce jeu de piano serein, toujours attentif au tombé et à la maîtrise du poids, qui s’écoute sans se regarder, sans rien de péniblement électrique, n’a pas un potentiel commercial évident, mais il a de l’avenir, dans des répertoires autrement plus périlleux, chez les amateurs de piano élégant. Bien peu de jeunes virtuoses peuvent donner une étude de Kapustin en bis et conserver cette allure discrètement racée, tout en livrant une prestation supérieurement dominée. Le refus de taper, d’accentuer les traits complaisants, ne se résout pas en une seule modération scolaire, mais dans un quant à soi qui ne manque pas de chic. Chiquissime, enfin, était la trompette bouchée d’Alexandre Baty.

L’élégance absolue, céleste et royale présence, avait irradié la dernière interprétation du Prélude à l’après-midi d’un faune par Mikko Franck et le Philhar, l’an passé dans le cadre si dissemblable de la Philharmonie. La même observation faite le mois dernier, à propos du duo de hautbois et de clarinette dans la 1ère Symphonie de Brahms entendu à Pleyel et à Radio-France, peut être avancée, en bien plus radicale encore : il faut tout écouter différemment dans le nouvel auditorium et cela peut être frustrant. On entend tout, c’est-à-dire tous les sons, mais on entend moins bien la musique que cela fait. Pourtant, l’intuition, si rare dans cette œuvre, qu’a Franck de la logique transformative de long terme, se montre-t-elle encore ici. Non seulement sait-il ménager une anticipation de la lumière de bémol majeur, en laissant se construire (par le contrôle dynamique et de texture) l’élaboration hésitante du motif y conduisant, mais montre-t-il la logique qui fait de cette modulation la condition de passage à une dimension encore supérieure, le prélude dans le prélude, au grande crescendo de tout l’orchestre que Franck fait vraiement partir du pp subito pour laisser croître, tranquille, l’extase, par étagement des dynamiques mais aussi des plans : d’abord les seuls violons et harpes, ensuite les syncopes de l’harmonie, enfin les basses. Le reste repose, sans surprise et sans lassitude aucune, sur la profondeur, et le flair incomparables de la flûte de Mosnier. Le hautbois de Doise était peut-être légèrement insolent et trop en-dehors à la Philharmonie, quand la clarinette de Voisin manquaient d’un peu de franchise. Ces deux déséquilibres, dans l’acoustique exigeant ce surcroît de minutie dans les réglages dynamiques, étaient effacés cette fois. Et pourtant tout cela était plus beau encore porte de Pantin, mais c’est que l’orchestre lui-même, forcément, entendait autre chose.

 

Prélude à l’après-midi d’un faune par Franck a eu ses admirateurs et contempteurs précoces, à l’occasion de son premier enregistrement avec l’OPRF en 2009. Il semble clair que sa conception, et surtout son métier d’architecte sonore se sont affinés depuis huit ans. A cette époque, sans doute aurait-il donné de La Mer une lecture trop univoque dans la contemplation ou la minéralité. C’est ce qui est fascinant dans l’évolution de ce prodige de la direction : l’absorption et la transformation en gestes de ce que lui apportent les répertoires qu’il découvre et nous fait redécouvrir – son Sibelius comme son Stravinsky, son Schumann comme son Prokofiev, son Brahms comme son Wagner – : la vie qui jaillit toute seule à partir d’un cadre simple. Sans doute, d’autres orchestres ne lui offriraient-ils pas ce répondant, comme le Philhar l’a fait dans un exceptionel Jeux de vagues ce soir-là. Il semble pourtant remercier son directeur musical pour le plus beau cadeau que peut faire un chef : celui d’un cadre dans lequel la liberté est possible. Dans De l’aube à midi…, il est possible que cela ne suffise pas encore à maintenir d’un bout à l’autre la tension et la cohérence, peut-être parce que le Philhar n’est pas Cleveland ni Lucerne, que Franck n’est pas encore Boulez ni Abbado, pour ce qui est de diriger cette partition du moins. Mais il en prend tellement le chemin, à sa manière.

Ici, il ne manque pas grand chose : une intonation et un phrasé un peu plus précis dans le morceau de bravoure des violoncelles divisés ; une souplesse dans la conduite des violons vers la fin de la terrible transition immobilisant le mouvement avant la coda, qui là encore préserverait la justesse (mais qui y arrive ?) ; et surtout, dans la coda, un contrôle dynamique des cuivres et percussions  adéquat à l’intelligibilité du retour du thème à la petite harmonie.  Ce sont de gros détails qui fâchent, mais ce sont des détails (avec d’autres on ne remarque par les détails faute de tout), et des détails techniques. Un autre, plus pêché véniel encore mais aussi plus agaçant, est la mauvaise préparation du matériel des violons au dernier sommet de Jeux de vagues, ou tout était si beau, si lyrique et si parfait de réalisation. Pourquoi diable avoir laissé une page à tourner, laissant retomber la moitié de la vague sonore à cette séquence glorieuse entre toutes, et magistralement emmené par Svetlin Roussev ? Il est très possible qu’à la radio, en aveugle en tout cas, cela ne s’entende pas, mais en salle l’impression visuelle est désagréable. Au rayon des curiosités, cette fois plutôt plaisantes, on note le niveau dynamique tout à fait inhabituel du glockenspiel, dont on peut supputer qu’il a davantage trait à l’acoustique qu’à l’instrument ou l’instrumentiste. L’effet est tout à fait intéressant et profitable à la cohérence de l’écriture dans Dialogue du vent de la mer :  dans la préparation de la coda, notamment, le renforcement de l’élément chromatique descendant est appréciable, tout comme le mariage égalitaire de timbres, dans l'épisode central, avec le cor anglais, est du plus bel effet.

Petites scories, petites curiosités. Voilà qui ne pèse pas bien lourd face à tant de sens de la transition et si peu de complaisance, sans parler des retrouvailles avec le Franck entrant en fusion avec son orchestre, que l’on n’avait plus vu depuis, sauf erreur, la 5e de Prokofiev donnée à la Philharmonie. A partir de la fin de De l’aube… jusqu’à la fin de Dialogue…, le lutin finlandais demeurera au bas non seulement de son fauteuil mais de son podium, fouillant les profondeurs et les voix intermédiaires, se préoccupant de l’acuité rythmique, de l’assise et des ruptures (la soudaine vue de l’abîme aux violoncelles, à l'orée de l'hymne central), tout en mettant littéralement en scène cette manière de retrait amical qui lui confère une telle autorité. Les équilibres sont déjà là, connus par cœur et sus d’instinct. Le lyrisme immédiat, celui porté par des solistes souverains, se déploie comme la vie même en liberté, dans une musique du fond des âges, sans âge. On a entendu, pour s’en tenir aux plus singulières, La Mer interprétée en laissant la part aussi belle à l’intuition et à l’équipée sauvage (Gergiev), ou exhibant autant et plus encore le caractère venimeux, aiguisé, primitif, dans une conduite volontariste et même à la cravache (Salonen). On a presque ici le meilleur des deux, et le plus plaisant est que la manière est si belle que l’on voit et entend même la marge qu’elle a pour nous mener encore plus loin.

 

 

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).
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