Dimanche 26 octobre 2019

17h30
Robert Schumann (1810–1856)
Concerto pour violoncelle op.129
Jan Vogler, violoncelle

Johannes Brahms (1833–1897)
Symphonie n°2 en ut majeur op.73

20h30
Johannes Brahms (1833–1897)
Variations pour orchestre sur un thème de Haydn op.56a
Symphonie n°4 en mi mineur op.98``

LaFil-Filarmonica di Milano
Daniele Gatti, direction musicale

Milan, Sala Verdi del Conservatorio, 27 octobre 2019 : 17h30 et 20h30

Deuxième série de concerts de LaFil-Filarmonica di Milano, l’orchestre composé de jeunes et de chefs de pupitres issus d’orchestres prestigieux, dirigé par Daniele Gatti et essentiellement consacrés à Brahms selon un format exigeant : 2 concerts le samedi à 17.30 et 20.30, 2 concerts le dimanche aux mêmes heures lors d’un marathon musical (4 symphonies, 2 concertos, 3 pièces) qui s’est achevé par un de ces triomphes que Milan n’avait pas vu depuis longtemps pour un concert symphonique avec standing ovation et hurlements joyeux du public.

Daniele Gatti dirige LaFil-Filarmonica di Milano

L’initiative de LaFil vient de trois amis musiciens, Daniele Gatti, Carlo Maria Parazzoli (premier violon de Santa Cecilia), et l’alto Roberto Tarenzi, soutenus par Luca Formenton, l’éditeur de „Il Saggiatore“, passionné de musique classique, qui en est le premier sponsor. Alors que les premiers concerts avaient eu lieu dans le Palazzo delle Scintille, lieu fascinant mais à l’acoustique erratique, les seconds ont lieu dans la Sala Verdi du Conservatoire de Milan, l’auditorium le meilleur de la ville, un peu vieillot, mais à l’acoustique sûre. Milan au contraire de Rome n’a pas investi dans un grand auditorium moderne : les sociétés de musique se partagent entre la Scala pour la Filarmonica della Scala et les concerts de prestige, l’auditorium Mahler pour l’Orchestra Verdi, le Teatro dal Verme restructuré en auditorium pour I Pomeriggi Musicali et la Sala Verdi pour le reste. Daniele Gatti, milanais formé au Conservatorio Verdi connaît bien cette situation, lui qui fut au début de sa carrière directeur musical de l’Orchestre des Pomeriggi musicali. Une vie musicale riche, mais fractionnée, et quelquefois clanique, comme souvent en Italie. D’où la difficulté à installer une nouvelle formation, dont le projet vise à intégrer des jeunes musiciens talentueux dans des projets originaux sous l’impulsion d’un des très grand chefs italiens au prestige international récemment grevé par l’absurde aventure du Concertgebouw, qui fut un naufrage pour l’orchestre lui-même, sans directeur musical, pour son manager bien peu stratège contraint à la démission, et pour Daniele Gatti, victime expiatoire qui a vu sa carrière freinée et bien des projets interrompus. Le gâchis.
Bien heureusement, Gatti est un battant, un homme bouillonnant de projets qui a réorienté ses activités en les recentrant sur l’Italie,  et en devenant directeur musical de l’Opéra de Rome,  et qui revient de deux séries de concerts qui ont triomphé en Allemagne, avec la Staatskapelle de Dresde, et l’Orchestre de la Radio Bavaroise, et qui s’apprête en décembre à diriger Les Vêpres Siciliennes à Rome, puis les concerts de fin d’année du Gewandhaus de Leipzig, avec une IXe de Beethoven très attendue.

La carrière repart, et Gatti, comme dopé par la difficulté, ne cesse d’offrir des concerts phénoménaux, comme cette série Brahms achevée en indescriptible triomphe. Il faut s’y arrêter : Daniele Gatti est sans conteste une des têtes de pont de la musique en Italie et ailleurs, un des chefs d’opéra les plus doués, et un chef symphonique apprécié des orchestres, il suffit de voir comment les Berliner Philharmoniker l’avaient accueilli et comment Staatskapelle Dresden, Gewandhaus Leipzig et BRSO de Munich l’apprécient et le réclament, c’est à dire les plus grands orchestres allemands. Gatti est l’un des spécialistes de la musique romantique et postromantique et un fouilleur de partitions passionné, qui cherche toujours des approches nouvelles, des voies nouvelles, et qui cherche à surtout à construire du projet. Bref un de ces interprètes inventeurs, et donc audacieux, et donc dérangeants. Il ose, il risque, y compris sur un même programme entre un concert et un autre.
Mais ce qu’on sait moins, c’est que Gatti est aussi un pédagogue, qu’il travaille régulièrement à l’Accademia Chigiana de Sienne et qu’il a donné çà et là des Master Class de direction qui sont des modèles d’attention aux jeunes chefs et de pédagogie.
Au contact d’un orchestre fait de premiers pupitres expérimentés, et de jeunes musiciens, il convient lors des répétitions d’être particulièrement attentif à chaque détail, d’accompagner l’orchestre, et en même temps ce type d’orchestre a l’avantage d’être plus malléable ou plus ouvert et disponible et pas fossilisé par des années de pratique orchestrale qui donnent des habitudes quelquefois difficiles à casser.
Aussi ce type d’orchestre est-il fait non pour des programmes annuels, pour des saisons, mais pour des programmes qui sont des événements en soi, comme ce « Marathon Brahms » où l’on joua essentiellement Brahms, mais aussi Schumann et Beethoven, sans régularité.
Le Week end, offrant quatre concerts distribués entre samedi et dimanche, proposait le dimanche deux concerts :

  • l’un à 17h30 (Schumann, Concerto pour violoncelle, soliste Jan Vogler/ Brahms Symphonie n°2)
  • l’autre à 20h30 (Brahms, Variations sur un thème de Haydn/Brahms Symphonie n°4).

Chaque concert sans entracte, à la fois pour resserrer le temps et garder cette atmosphère d’urgence musicale continue qui sied à ce « Marathon Brahms ». On notait parmi le public bien des jeunes, ce qui n’est jamais un mal ainsi que le public traditionnel des concerts classiques.
L’entreprise est séduisante. Milan ne manque pas de société de concerts, qui offrent des programmes intéressants dont nous nous faisons souvent l’écho, mais il lui manque peut-être ce « pas de côté » c’est à dire des initiatives ponctuelles, thématiques (il y eut Schumann en juin, et c’est Brahms en octobre), avec une autre philosophie, et un autre public.
Par ailleurs, Daniele Gatti, milanais, tient à être présent sur la scène musicale de sa ville, sur d’autres initiatives que les concerts à la Filarmonica della Scala ou un opéra, et il est pleinement légitime, comme chef italien de référence de sa génération, il est même très attendu par beaucoup de milanais.
Évidemment, il peut apparaître comme un poil à gratter dans le bel ordonnancement de la vie musicale milanaise. Pourquoi pas, si ces concerts font artistiquement l’unanimité, comme cela a été le cas durant ces deux jours et s' ils réveillent un public inhabituel.
Car les concerts (auxquels ont participé aussi des solistes aussi prestigieux que Enrico Pace et Frank Peter Zimmermann ou Jan Vogler) on fait souffler un air nouveau et vif sur la vie musicale de la ville. De ce point de vue, le pari est gagné haut la main : ce furent des moments d’exception.
N’ayant pu assister qu’aux deux derniers concerts, ceux du 27 octobre, je ne puis que confirmer les échos qui me revenaient des concerts de la veille (avec entre autres Brahms 1 et 3 et le concerto pour violon en ré majeur de Beethoven): le 27 octobre fut un moment musical exceptionnel et enthousiasmant.
On le constate souvent, après une crise, les grands artistes puisent une énergie nouvelle pour aborder les œuvres d’un œil neuf, pour engager de nouveau chemins ; c’est ici le cas.
Tout a commencé par le concerto pour violoncelle de Schumann op.129, composé en 1850, avec Jan Vogler au violoncelle. C’est un moment de la vie de Schumann où les choses semblent s’apaiser puisqu’il vient d’être nommé directeur musical à Düsseldorf. Pourtant, la première exécution publique n’eut pas lieu avant 1860, quatre ans après la mort du compositeur (la publication chez Breitkopf et Härtel intervint en 1854).
L’atmosphère est effectivement sereine, et le dialogue entre l’instrument et l’orchestre est parfaitement installé, même si l’impression prévaut que la sérénité vient de l’instrument et que du côté de l’orchestre, il a un peu plus de tension, plus d’énergie, plus de lyrisme aussi. Ce léger contraste qui ne nuit pas à la fluidité de l’ensemble et à la perfection des enchainements, donne encore plus de profondeur à l’œuvre, notamment quand l’orchestre reprend les thèmes initiés au violoncelle, avec une pointe de dramatisme auquel le violoncelle répond avec une tendresse et un naturel rares : Vogler ne surjoue pas, il est toujours dans l’expression intime, le second mouvement, enchainé au premier, est particulièrement sensible et vécu avec une épaisseur notable, l’écho et le dialogue entre violoncelle et les pupitres de l’orchestre (bois notamment mais aussi les cordes graves très douces et méditatives)en font un  moment suprême d’entrée en soi et de regard attendri, dit-on sur son épouse Clara Schumann.
Depuis Haydn c’est le premier concerto pour violoncelle du siècle, et il va inspirer d’autres compositeurs ; l'œuvre frappe par l’alternance de sérénité et de légère tension (dernier mouvement) soliste et orchestre prenant leur part. Le dernier mouvement est à la fois plus léger avec son rythme de rondo, jamais syncopé, d’une rare fluidité, avec de beaux dialogues avec les solistes comme entre violoncelle et flûte. L’orchestre reste particulièrement nuancé, et coloré. Il en résulte une ambiance assez fusionnelle tout autant qu’extraordinairement naturelle qui s’achève sur un bis réclamé par le public à Vogler (Bach).
Première partie du second concert le soir, les Variations sur un thème de Haydn, d’abord écrites pour deux pianos, puis orchestrées (1873), qui marquent à la fois le goût pour le classicisme de Brahms, son perpétuel regard sur les parcours musicaux qui le précèdent et son goût pour les variations thématiques (depuis la jeunesse il a écrit des variations pour piano sur un thème de Schumann, de Haendel et de Paganini) mais c’est la première fois qu’on écrit des variations pour orchestre.
Le thème de départ en est le choral Saint Antoine de la Feldpartie en si bémol majeurHob. II/46 de Haydn (mais certains émettent l'hypothèse que ce soit de son élève Pleyel et il y a de longues discussions sur la paternité véritable de ce thème. Mais peu importe puisque c’est l’art de la variation qui va intéresser ici, dans cette pièce courte au final en Passacaglia (comme la 4ème symphonie). Huit variations qui permettent d’exalter qui un instrument, qui des rythmes, et qui marquent une recherche particulière des sons, ce qui est une jolie leçon pour un orchestre composé de jeunes instrumentistes. L’approche est très construite, et Gatti (qui dirige tout de mémoire) cherche à moduler les notes, à donner à chaque fois de la couleur, avec un orchestre qui le suit pas à pas et qui impressione dans la passacaglia finale. Il nous est dessiné un véritable univers, et c’est fascinant.
Mais ce sont les symphonies que l’on attendait et leur exécution a enthousiasmé les salles à chaque fois. Il y a des éléments qui frappent immédiatement :

  • d’abord une lecture d’une rare précision, où le chef accompagne l’orchestre avec une évidente complicité ; on a quelquefois l’impression que chaque note a été travaillée, tant certaines sont modulées, avec une manière de respiration, de tendresse, d’autres fois un peu de dureté, mais jamais de sécheresse. C’est surtout incroyablement varié et coloré, dans les volumes, le phrasé. Aucun son n’est donné d’une manière directe, mais tout à l’air extraordinairement approfondi, tout a un sens. On sent derrière un travail préparatoire particulièrement précis.
  • Il y a une réponse parfaite de l’orchestre aux sollicitations su chef, comme une respiration commune, comme un « Zusammenmusizieren », ne serait que la première mesure de la symphonie n°4, tendre, au rythme juste un peu étiré, comme hésitant qui se développe ensuite sans aucune brutalité avec un lyrisme presque bouleversant, ou la manière dont le début de la symphonie n°2 joue sur la sourdine et sur la délicatesse des sons, comme à peine esquissés,
  • Le son de l’orchestre est en effet exceptionnel, qui montre une cohésion et un engagement extraordinaires, sans aucune scorie, sans jamais rien d’heurté, mais avec une suavité et un naturel confondants. Comme rarement on a pu l’entendre, au moins récemment.
    D’emblée la Fil se place au sommet, et ailleurs, parce qu’un jeu pareil ne se rencontre pas au quotidien.
  • Gatti dirige ces symphonies avec une rare sensibilité, créant l'émotion, soignant les échos, soignant les relations d’un pupitre à l’autre, faisant apparaître les architectures avec une confondante clarté.

Dans cette exposition de ce qu’est une leçon d’interprétation, on reste fasciné par la manière dont Gatti accompagne les musiciens et fait exprimer le son, en soignant – ah ce premier mouvement de la symphonie n°4 – les volumes, travaillant le rubato (merveilleux moments) quand il est nécessaire, à d’autres soignant le mystère, évoquant la tension, à d’autres soulignant les sons que Brahms invente et que d’autres reprendront (Mahler) travaillant aussi l’art de la variation interne (ce n’est pas un hasard si les Variations sur un thème de Haydn précédent la Symphonie n°4, c’est une manière de pédagogie de l’écriture brahmsienne.
Mais ce qui frappe, et qui va à l’encontre de ce qu’on écrit sur Gatti (les ruptures de tempo, la brutalité, le manque de raffinement), c’est l’extrême raffinement du rendu, la clarté d’un orchestre au sommet à mille lieues de toute routine. Et la maîtrise d’un son jamais tonitruant, d’une étonnante et fascinante beauté.
Il faut souligner ici la prestation fabuleuse des solistes de l’orchestre, des cuivres notamment (deuxième mouvement de la symphonie n°4) ou l’extraordinaire adagio non troppo de la 2. Émergent des instrumentistes fabuleux comme le cor de Natalino Ricciardo (du Regio de Turin) émerge aussi la respiration dramatique que Gatti sait insuffler, émerge enfin de tout cela une indicible émotion qui vous prend au détour d’une phrase, d'une modulation, d’un silence.
La Symphonie n°4 est à ce titre emblématique, conclusion d’un parcours de compositeur et en même temps d’un parcours d’une formation qui se cimente autour de son chef et de ses premiers pupitres,  notamment Carlo Maria Parazzoli le premier violon (Santa Cecilia), et l’alto Roberto Tarenzi, amis de longue date de Gatti et co-fondateurs de l’orchestre. Il faut entendre le quatrième mouvement, à la fois vigoureux et tout en nuances, avec une respiration qui bouleverse (Ah, la flûte…). Comment s’étonner dans cette alternance de tension, de contrôle de tous les instants et d’enthousiasme visible de tous les musiciens que la salle explose comme rarement je l’ai vu à Milan.
Un Brahms de cette qualité, de ce niveau de construction, de profondeur et d’émotion, on ne l'avait pas entendu depuis le grand Claudio. Immense soirée.

La Sala Verdi del Conservatorio accueille LaFil

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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