Programme

Wolfgang Amadeus Mozart
Symphonie n° 29 en la majeur KV 201

Dmitri Chostakovitch
Symphonie n° 5 en ré mineur op. 47

Orchestra Filarmonica della Scala
Direction : Daniele Gatti
Milan, Teatro alla Scala, 13 mai 2019

Retour triomphal de Daniele Gatti au pupitre de l’Orchestra Filarmonica della Scala, où l’attendait une salle comble. Au programme, la Symphonie n°29 de Mozart et la Symphonie n°5 de Chostakovitch. Un concert qui a largement répondu aux attentes, avec notamment une prodigieuse approche de Chostakovitch et qui confirme d'une part que Gatti est toujours un chef exceptionnel, et d 'autre part que le public milanais attendait ardemment son retour.

Depuis la terrible aventure de l’été 2018, qui s’est terminée par un gentleman agreement avec le Royal Concertgebouw Orchestra (RCO), Daniele Gatti a remis à plat une carrière qui semblait au départ compromise, mais qui repart ces derniers jours avec l’énergie qui est l’un des caractères du chef italien.
Coup sur coup, on a appris qu’il participait à la fondation d’un orchestre de jeunes à Milan, LaFil (pour Filarmonica di Milano) dont il va diriger le premier concert le 31 mai prochain, et qu’il devenait aussi le directeur musical de l’Orchestra Mozart, fondé par Claudio Abbado, et qui a traversé une crise après la mort du grand maître qui en était le chef quasi exclusif. Bernard Haitink avait repris brièvement le flambeau, mais il a annoncé à 90 ans un retrait au moins provisoire. L’estime connue de tous dont Claudio Abbado gratifiait Daniele Gatti justifie cette nomination, qui se concrétisera au printemps 2020 par un premier concert. Quelques mois auparavant c’était l’Opéra de Rome qui le nommait directeur musical. Daniele Gatti s’est donc essentiellement concentré sur l’Italie, où il a dirigé la plupart de ses concerts, comme pour reprendre dans un milieu ami un élan cruellement interrompu.

Daniele Gatti est un homme de projets, débordant d’idées et qui se laisse difficilement abattre, mais force est de constater que le coup fut rude, auquel se sont ajoutés des problèmes de santé récurrents qui l’ont éloigné des podiums depuis janvier dernier. Mais il est clair qu’il a été très soutenu par le public italien, et cette soirée de retour à la Scala en est la preuve.
Il revenait à la tête de la Filarmonica della Scala avec un programme contrasté, entre Mozart (Symphonie n°29) et Chostakovitch (Symphonie n°5) deux œuvres aux couleurs très différentes, de la sérénité à l’angoisse.

Daniele Gatti est un chef clivant, qui ne laisse pas indifférent : il ne provoque pas de réactions modérées, et on peut le comprendre, car c’est un audacieux dans ses choix, qui va jusqu’au bout d’une option, et qui aussi peut faire évoluer une vision d’un concert à l’autre et dans le même programme. Il est toujours en mouvement.
C’est aussi un chef « romantique », mais pas au sens éthéré et vaguement fleur bleue d’un romantisme de pacotille. C’est le romantisme authentique qui n’hésite pas à afficher une certaine sauvagerie, une certaine brutalité, mais passant tout aussi brutalement à l’attendrissement sublime, d’où des contrastes qui quelquefois désarçonnent public et critique. Il y a quelque chose de rugueux de certaines approches, qui sont réfléchies et calculées ; d’où ses succès dans Wagner, avec son Parsifal si réussi à Bayreuth ou New York ou son Lohengrin et surtout un Tristan d’une intensité rare, notamment au troisième acte. D’où aussi son approche de Berlioz, à la fois massive et tendre, où il rencontre un compositeur de toutes les audaces, ce qui lui va bien.
Alors, on peut expliquer que Daniele Gatti soit pour l’instant plus lié au romantisme et au post-romantisme qu’au pur classicisme, et pourtant, je suis certain qu’il serait un chef éblouissant pour Cherubini. L'entendre donc diriger Mozart est assez rare et, ici, surprenant, parce que tout ce qui a été dit dans les lignes précédentes est à prendre à revers.
Comme tous les chefs de grande sensibilité et de grande intelligence, il sait composer un programme, avec des lignes contrastées entre les œuvres, mais tenant aussi des fils communs, de manière à ce que le programme dise un discours. Ici ce Mozart affiche une sérénité, une tendresse et une fluidité particulières, que la tension de la symphonie de Chostakovitch devrait contredire. Et pourtant, chacune des deux symphonies constitue un moment particulier dans le déroulement de la carrière des deux compositeurs. Un moment, ou presque un basculement.
Au moment de la symphonie n°29, Mozart a dix-huit ans et traverse une période assez prolifique à Salzbourg. Il compose de nombreuses symphonies, considéré alors pourtant comme un genre mineur et il va en faire un genre majeur, en tirant des leçons de Haydn, de l’école de Mannheim, et aussi du style « galant » qui prévalait jusqu’alors. Et comme tous les grands, de ces diverses influences va sortir un style singulier, personnel, qui va déterminer la décennie suivante, celle des grandes symphonies. Nous nous situons donc à la charnière – ce que j’ai appelé moment. Mozart va affirmer un style.
Dans l’interprétation de Gatti, rien de trop, rien de contrasté, rien qu’une fluidité sonore, avec une lecture d’une rare limpidité. Gatti privilégie la rondeur et non les aspérités, l’homogénéité et non les contrastes, pour affirmer justement une couleur et un style. La symphonie n’a rien de dramatique, elle est souriante, mais aussi d’une construction rigoureuse et Gatti en exalte les motifs divers et les couleurs variées qui en émergent. Le menuet du 3ème mouvement, presque suspendu, dansant et aérien (certains scherzos en forme de minuetto sont bien plus âpres), il y a là un Mozart heureux, dominant les formes et affirmant sa personnalité par la sophistication de certains moments (l’utilisation des cordes in sordina dans l’andante par exemple ou les très subtiles variations de couleur à l’intérieur de certaines phrases de l’allegro initial). L’approche de Gatti rend justice à la construction très rigoureuse, en laissant apparaître toutes les innovations timbriques de l’œuvre, et ce qui fait son originalité. Il réussit aussi à obtenir de l’orchestre une finesse et un raffinement notables qui montre des potentialités pas toujours exploitées. Il y a là une subtilité et une intelligence qui ont rendu ce moment particulièrement heureux, qui nous fait désirer entendre le Mozart de Gatti à l’opéra…un Cosi fan tutte par exemple.

Entre Mozart et Chostakovitch, vi è qualche differenza, dirait Goldoni ((La Locandiera, A.I, sc.1)). Et pourtant, la symphonie n°5 datant de 1937, après une période très difficile consécutive à la polémique orchestrée par Staline autour de Lady Macbeth de Mzensk, où Chostakovitch a risqué très gros. Il revient par la symphonie n°5 à une forme plus classique, et de conséquence c’est la symphonie la plus jouée et la plus populaire du compositeur. Il y a donc un regard en miroir entre une symphonie de Mozart où le compositeur accède à une forme plus assise, et plus libérée qui va affirmer sa singularité et Chostakovitch qui revient au contraire à une sorte de classicisme plus conforme aux demandes exprimées, le mettant à l’abri des polémiques, après avoir été loin dans les innovations dérangeantes. Est-ce à dire que Chostakovitch devient conforme ? Pas vraiment, la force de la symphonie n°5 est d’être classique dans sa forme, mais pas dans son discours. Il y a là d’abord un regard appuyé vers la musique russe, de Moussorgski à Tchaïkovski, mais aussi vers Mahler qu’il aimait tant, ce que Gatti va exalter dans l’interprétation (notamment dans le largo). Écrivant une symphonie n°5, il est difficile de penser que Chostakovitch n’ait pas pensé à celle de son illustre prédécesseur…

En tous cas le premier mouvement est sans doute le plus tendu et le plus angoissant, et même si Gatti en retient le volume, peut-être celui au volume le plus marqué. Il y a là une lecture « prudente » au sens où dans une symphonie censée faire revenir le compositeur au bercail, il s’agit à la fois de donner des gages mais en même temps de faire comprendre à l’auditeur que derrière la forme se cache sans doute un autre discours. Il y a donc là une force dramatique qui reste tendue, qu’on lit notamment dans les cuivres et les bois. Mais Gatti réussit à obtenir de l’orchestre des sons allégés et un raffinement (la flûte) singuliers, et travaille à la maîtrise sonore (art du crescendo), dans un orchestre qui en a ces dernières années un peu perdu l’habitude. À noter l’inquiétude qui transparaît après l’intervention du piano, et la valse de sons divers et vertigineuse qui annonce des moments plus grinçants. L’admirable dosage des volumes, et en même temps l’engagement et la tension aboutissent à ce que Gatti casse sa baguette (et doive aller en cherche une autre à la fin de 1er mouvement).
Le deuxième mouvement, allegretto, est peut-être le plus mahlérien, à cause à la fois du rythme dansant (on penserait au Ländler mahlérien), de cette danse grinçante que les bois, encore eux, font entendre, en une série de sons sarcastiques, grotesques et cassants, comme Mahler a su le faire si souvent. La petite harmonie est ici vraiment exceptionnelle dans son ensemble. Il y a là une perfection formelle, une danse impeccablement menée, mais au double discours clairement affirmé (utilisation des percussions, auxquelles répond le premier violon (très maîtrisé) dans un dialogue particulièrement réussi avec la flûte. L'’orchestre es ici impeccable à tous niveaux, et notamment dans la deuxième partie : Gatti arrive à en tirer une multitude de couleurs, avec un côté particulièrement souriant, d’autre fois grinçant (remarquable utilisation des pîzzicati) : il y a là une volonté démonstrative en superficie et en même temps une réelle ironie. Gatti y réussit d’une manière virtuose.
Le largo  rappelle évidemment – restons chez Mahler – l’adagietto de la 5ème , par le ton imposé, par le contraste avec le mouvement précédent, avec une volonté de renoncer aux sarcasmes. Il obtient de l’orchestre et notamment des cordes une légèreté et une maîtrise du son rares. La page, qui est l’une des plus significatives du compositeur (composée en trois jours seulement) est à la fois tendre, subtile, apparemment plus lisse, essentiellement fondée sur les cordes, et sans les cuivres : le second thème harpe-flûte est exécuté avec une précision et une douceur exceptionnelles, enchaîné par un crescendo orchestral vers un suspens d’où émerge une inquiétude, encore (intervention rapide des percussions),  qui fait naître un paysage sonore qui est état d’âme (merveilleux pianissimi des violons) appuyé par la triste intervention du hautbois, bientôt doublé de la clarinette et flûte avec un sourdine les violons à peine perceptibles : c’est un des moments les plus fascinants et les plus émouvants de l’œuvre. Ce largo est un sommet de la soirée, qui se termine par un écho encore une fois plus inquiétant, plus tiré, plus tendu (utilisation du celesta…) où Chotakovitch joue sur la double postulation de la symphonie, entre tendresse et tension. La reprise du thème initial, à peine effleuré, en final, est exceptionnel de raffinement. Ce qu’obtient ici Gatti de l’orchestre est exemplaire et le résultat en est bouleversant, qui n’est pas sans faire penser au son mourant de la neuvième de Mahler.
Après ce sommet, le contraste est immédiat avec une utilisation presque straussienne de la percussion (Zarathoustra ?), et l’auditeur est entraîné dans un tourbillon là-aussi ambigu, car les éléments grinçants (les bois !) une sorte de danse de fête populaire ; on l’on croit entendre certains moments de Wozzeck. Le rythme est étourdissant, esquissant des phrases presque de romance, aussitôt étouffées, avec des moments d’allègement (cordes légères en écho avec un cor insistant et magnifique) profondément lyrique où perce le thème du largo, comme un rappel de ce qui précède (les interventions de la flûte sont particulièrement réussies). Le mouvement se prolonge avec cette atmosphère de suspens jusqu’au début du crescendo, cuivres inquiétants, tension renaissante, volume qui augmente de manière contrôlée pour terminer dans ce finale où tout l’orchestre avec les cuivres en première ligne, sonne avec un incroyable relief, où ce triomphe tellement éclatant, l’est trop pour être honnête. Et c’est un autre moment fantastique où le crescendo (cuivres, cordes, percussions) s’achève brusquement. Magie. Triomphe total, mérité, pour ce premier concert de Daniele Gatti dans sa ville depuis les événements de l’été 2018.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
Crédits photo : © Wanderersite (Titre)
© Francesco Mazzola

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