Hector Berlioz (1803–1869)
Les Troyens (1863..etc…)
Livret d'Hector Berlioz d'après L’Énéide de Virgile

Direction musicale : Philippe Jordan
Mise en scène : Dmitri Tcherniakov
Décors : Dmitri Tcherniakov
Costumes :Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Vidéo : Tieni Burkhalter

Chef des Choeurs : José Luis Basso
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris

La Prise de Troie

Cassandre : Stéphanie d'Oustrac
Ascagne : Michèle Losier
Hécube : Véronique Gens
Énée : Brandon Jovanovich
Chorèbe : Stéphane Degout
Panthée : Christian Helmer
Le Fantôme d'Hector : Thomas Dear
Priam :Paata Burchuladze
Un Capitaine Grec : Jean-Luc Ballestra
Hellenus : Jean-François Marras
Polyxène : Sophie Claisse

Les Troyens à Carthage

Didon : Ekaterina Semenchuk
Anna : Aude Extrémo
Ascagne : Michèle Losier
Énée : Brandon Jovanovich
Iopas : Cyrille Dubois
Hylas : Bror Magnus Tødenes
Narbal : Christian Van Horn
Deux Capitaines troyens : Jean-Luc Ballestra, Tomislav Lavoie
Le Fantôme de Cassandre : Stéphanie d'Oustrac
Le Fantôme de Chorèbe : Stéphane Degout
Le Fantôme d'Hector : Thomas Dear
Le Fantôme de Priam : Paata Burchuladze
Mercure : Bernard Arrieta

Opéra National de Paris – Bastille, samedi 9 février 2019

Depuis que Pierre Bergé a proposé Les Troyens comme première production emblématique du nouvel Opéra-Bastille, nous en sommes à la troisième, puisque Gérard Mortier avait fait venir de Salzbourg celle de Herbert Wernicke pendant la saison 2006–2007.
Pour célébrer le 150ème anniversaire de Berlioz, Stéphane Lissner a invité Dimitri Tcherniakov à se confronter à ce qui semble être désormais une icône de la Grande Boutique.
Et il y a eu scandale, comme il se doit, pendant les premières représentations.
Mais les choses se sont apaisées en ce 9 février, puisqu’aucune huée n’est venue troubler ce qui est à notre avis l’une des plus belles productions de l’Opéra ces dernières années.

 

Énée (Brandon Jovanovich) découvre le corps de sa femme et le mot qu'elle lui laisse

 

Une lecture radicale, qui respecte le sens de l’histoire

Il est évident que si l’on invite Dmitri Tcherniakov, on ne peut que s’attendre à une relecture radicale de l’œuvre qu’il aborde. Et ces Troyens si peu prisés à Paris pendant un bon siècle et même plus ne pouvaient se soustraire à l’acuité de son regard. Tout au long des cinq heures de spectacle, ce sont deux visions distinctes, à peine reliées, qu’il présente, l’une très politique, La prise de Troie vue au prisme de la médiocrité des dirigeants qui laissent Troie tomber aux mains des grecs, et l’autre, Les Troyens à Carthage très différente, beaucoup plus centrée sur la psychologie, tentative d’analyse des deux héros, Didon et Enée.

Pour saisir la justesse du propos, il faut revenir au sens de l’Énéide, et à une tradition romaine qui fait de Jules César le descendant de Iule (fils d’Énée, ici Ascagne) et donc le descendant d’Énée (d’où son nom Iulius). Virgile pose idéologiquement une Rome descendante des Troyens. Et le discours final, visionnaire, de Didon pose Carthage comme l’autre ennemie, qui menacera l’expansion romaine.

C’est un déterminisme qui fait d’Énée celui qui doit quitter Troie pour aller préparer la fondation de Rome, la nouvelle Troie, en Italie. De ce déterminisme, plusieurs conséquences vues par Tcherniakov : d’une part, habité par son projet, Énée doit tout faire pour quitter Troie avec ses compagnons, même au prix de la destruction de la ville, et Tcherniakov en fait un « traître » qui offre la ville aux grecs, « un mal présent en vue d’un bien futur », diraient les stoïciens. La chute de Troie est nécessaire pour que quelques Troyens la quittent, et donc point n’est besoin de montrer le cheval, il suffit de montrer Énée, offrant la ville…
L’arrêt à Carthage est justement intempestif : les troyens ont essuyé une nième tempête et se retrouvent jetés sur les rivages carthaginois où  ils devront réparer leurs navires et se reposer. Cet arrêt va se prolonger et ainsi retarder l’accomplissement du devoir sous l’influence de la déesse Junon qui veut empêcher coûte que coûte le groupe d’arriver en Italie. Les délices de Carthage sont un piège de la destinée et des Dieux pour empêcher le héros de suivre son destin. Par une ironie tragique que seules les belles histoires savent mettre en scène, il arrive à Énée ce qui arrivera au carthaginois Hannibal à Capoue, un trop long séjour, trop émollient.  Œil pour œil, dent pour dent : l’Italie se venge avec les mêmes arguments faits de luxe et même de mollesse…

Didon (Ekaterina Semenchuk) et Ascagne (Michèle Losier)

 

Didon et Énée, un couple voué à l’échec

La relation du couple Didon/Énée est donc structurellement destinée à faillir. À terme, Énée le héros ne saurait faillir, et il doit abandonner Didon (et la détruire) comme il a abandonné Troie (détruite)…Italie ! Italie !
Didon amoureuse est fatalement condamnée à être abandonnée : Didon abandonnée est un motif récurrent de l’art lyrique, et c’est un motif pléonastique…
Tcherniakov décide donc dans Les troyens à Carthage de raconter l’histoire de ce couple en le désaxant, c’est à dire en le déplaçant de son contexte pour mieux isoler les possibles psychologiques des personnages et les fouiller : il les place dans un espace clos, un « Centre de réhabilitation pour victimes de la guerre » ( il a déjà fait le coup dans Carmen à Aix, mais c’est plus réussi ici) où Didon est soit une pensionnaire, soit la directrice, en rien la reine légendaire, mais seulement une femme esseulée et presque anonyme dans cet univers clinique, où le rêve est sur les murs : les photos auxquelles les pensionnaires sont affectionnés à jardin, et à cour, une photo murale gigantesque représentant un paradis exotique, plage, cocotiers, soleil, tandis que derrière les vitres se devine une nature verdoyante et au moins au début, rassurante : le rêve est dehors ou ailleurs.

 "Les troyens à Carthage"

Ce vaste espace est peuplé d’ex-soldats, blessés, handicapés, le repos du guerrier en quelque sorte, et géré et encadré par des infirmiers (ou des psys ?) en gilet rouge dont Anna (sœur de Didon) et Narbal. Les « gilet rouges », aujourd’hui par la vertu de l’actualité sont les garants et les défenseurs de l’ordre, un peu comme dans ce centre, même s’ils n’empêcheront pas Didon de se gaver de barbituriques. Et les pensionnaires regardent tranquillement à la TV murale à écran plat des images d’actualités remplies de gilets jaunes…Tcherniakov aurait-il posé un regard ironique sur la France de ces derniers mois ? Du même coup, la famille royale isolée dans son beau salon lambrissé de Troie vue dans La prise de Troie face à une rue qui s’agite dans l'obscurité de la ville meurtrie, bétonnée, dont il ne reste des carcasses grises monumentales, ne serait-ce pas une lecture possible des mésaventures récentes  du pouvoir ? Tcherniakov joue avec les signes, et incite au décodage…

La famille royale : Ascagne (Michèle Losier) Énée (Brandon Jovanovich) Cassandre, affalée (Stéphanie d'Oustrac), Hécube (Véronique Gens) Chorèbe (Stéphane Degout) et Priam assis en arrière plan (Paata Burchuladze)

La Prise de Troie

La prise de Troie, présente un décor monumental, à rideau ouvert quand les spectateurs s’installent, qui oppose un salon luxueux, lumineux, avec quelques fauteuils, aménagé dans une niche isolée, à cour, pendant qu’à jardin se bousculent des immeubles gigantesques de béton gris, sous un éclairage glacial. Tcherniakov utilise à plein l’immense plateau en largeur, longueur et profondeur. Avant même que ne sonne le début, le spectateur voit donc exposée l’opposition qui va construire la mise en scène entre l’espace de pouvoir et l’espace de la populace. Et tout commence dans un long silence où la famille royale s’installe, avec des indications de chaque nom dans le style des chaînes d’infos en continu, qui ne vont cesser d’indiquer les étapes du chemin vers la ruine. Comme les photos officielles des familles royales sorties de Point de vue – Images du monde, cette famille nous est présentée avec l’ironie et le cynisme voulus, pour qui connaît la fin de l’histoire.
De l’autre côté, une foule joyeuse et désordonnée fait la fête, en s’attachant aux signes extérieurs de la paix, au départ des grecs, prenant l’apparence pour la réalité, merveilleuse fake news inventée il y a 35 siècles : « à cheval donné on ne regarde pas les dents » disent les russes.
Tcherniakov regarde le mythe avec les clefs d’aujourd’hui : la vision du pouvoir en place explique à elle seule le naufrage. Le comportement de la famille royale est déterminé par la foule en liesse : mieux vaut alors venir au secours de la victoire et prendre la tête du mouvement que de rester à la traine.

Dans cette famille, deux singularités, Cassandre (magnifique Stéphanie d’Oustrac qui porte le rôle à l’incandescence), habillée d’un jaune stigmatisant, couleur du mensonge, devient le porteur d’une vérité que personne ne croit face à la fake news à laquelle tous adhèrent, et Énée, une utilité en apparence , qui n’existe que  pour la photo de  la famille royale, va furtivement donner les clefs de la ville aux grecs et s’enfuir avec ses hommes, non sans avoir tenté de sauver sa femme Créuse, qui s’est suicidée en apprenant la trahison de son époux ((La légende dit qu’il est obligé de l’abandonner sur ordre d’Aphrodite)).
De l’ordre qui structure Troie dans la première partie (à droite la famille royale fossilisée, à gauche le peuple trompé) succède en seconde partie un désordre mimé par un mouvement du décor remisant dans un coin le pouvoir royal qui bouleverse l’ordre apparent initial, et qui met la ville sens dessus dessous, montre les femmes comme la proie des conquérants, la famille royale décimée, une situation qui laisse la ville à terre pour permettre à Énée de fuir son présent et épouser son avenir, le tout rythmé par des commentaires d’actualité  projetés comme sur BFM-TV ou CNN.

Priam (Paata Burchuladze) touche à Cassandre enfant

Tcherniakov propose de La Prise de Troie une vision hautement politique, dans une ambiance nocturne, étrange et bouleversée, où tout ordre vacille et s’écroule, où Cassandre porte une vérité à laquelle personne ne croit, sorte d’holocauste obligé servant le dessein politique d’Énée, qui constate en réalité qu’il n’a rien à gagner à défendre ce pouvoir- là, cette famille-là, dévorée par l’oisiveté et le vice, où Priam est un père incestueux qui a jadis abusé de Cassandre (Tcherniakov impose la modernité de sa vision y compris dans ce qui  constitue aujourd’hui le mal absolu), et qui décide de tout sacrifier pour un plus haut destin. Cette vision crépusculaire et terrible est renforcée par des images stupéfiantes, comme l’apparition du spectre d’Hector en feu, se consumant et laissant derrière lui autant de petits foyers, mais renforcée aussi par des éclairages particulièrement spectaculaires et élaborés de Gleb Filshtinsky. Il y a dans cette vision d’apocalypse une métaphore de la fin du monde, qui sonne singulièrement prophétique aujourd’hui. Et qui fait de cette Prise de Troie une extraordinaire illustration de la décadence de notre civilisation.
Tcherniakov nous montre les mécanismes du politique, et fait d’Énée celui qui offre sa patrie et sa famille en holocauste, au service d’un dessein-destin supérieur. Lui qui a sacrifié famille et patrie, s’arrêtera-t-il devant Didon, la femme amoureuse ?

Brandon Jovanovich (Enée)

 

Les Troyens à Carthage

Changement d’ambiance et de perspective pour Les Troyens à Carthage, en pleine cohérence avec le livret qui aux ruines brûlantes de Troie fait succéder un territoire lumineux et ensoleillé qui va accueillir les guerriers troyens. Au lever de rideau, nous sommes en paix, et le groupe des troyens jeté sur ces rivages après des années d’errance, épuisé, mérite quelques jours de repos…
Cette lecture cohérente avec les tribulations racontées par Virgile est le départ de l’analyse de Tcherniakov, qui va s’intéresser à Didon et Enée, et à ce que le mythe nous dit, explicitement et implicitement.
Didon n’est pas la seule femme abandonnée par un héros dans les mythologies, Ulysse lui-même laisse Calypso, Jason abandonne Médée, Thésée Ariane, et Siegfried Brünnhilde. Voilà donc un motif récurrent, qui nous dit qu’un des caractères du héros est de laisser les femmes sur le rivage et de partir poussé par l’air et les vents du large.

Si le destin du héros est de courir sans cesse vers de nouveaux exploits, celui de la femme est au mieux de l’attendre, au pire de le perdre.
Pour Didon ce sera le pire.

Ainsi Tcherniakov va choisir de sortir les deux personnages du mythe et de l’antiquité pour interroger la relation de couple induite par l’histoire, et les conditions du drame. Conscient que c’est Didon qui dans cette histoire perd tout, il en fait dès le départ une manière de perdante, mais en même temps le sujet du débat.
En plaçant cette histoire non dans un antiquité glorieuse avec palmiers, colonnes et foules en liesse, mais dans un espace clos isolé du monde, il tire les conséquences du statut de Carthage dans l’histoire ; certes et Virgile et Berlioz veulent faire de cet épisode largement relié par l’opéra et la peinture, les origines de l’inimitié entre Rome et Carthage, mais au départ, Carthage est une sorte de petit paradis, où la paix a permis à la ville de se construire, même si la guerre n’est jamais loin (la menace lybienne, traitée ici par Tcherniakov comme un combat singulier à mains nues entre Enée et l’ennemi) et il faut bien au héros Enée un exploit pour s’y distinguer. Sauveur de Carthage, il pourrait ‘ailleurs jouir tranquillement de ses lauriers.

Animation par "Gilet rouge" (début du troisième acte)

L’espace clos est justement en lien avec la paix retrouvée et les hasards et méfaits de la guerre : ce centre de soins psycho-traumatologique pour victimes de guerre est un lieu moderne, où les guerriers soignent leurs blessures et se réhabituent au monde dont ils voient l’image rêvée (le mur recouvert d’une gigantesque photo de plage exotique) mais aussi la réalité dont ils se sont abstraits (l’actualité des gilets jaunes auxquels ils n’échappent pas par la vertu de la TV), encadrés qu’ils sont par des « gilets rouges ». La Carthage de la légende n’est-elle pas aussi l’espace clos dont Enée doit s’évader, la nuit, en donnant à ses compagnons l’ordre de préparer les navires en secret ?  On ne s’échapperait pas mieux d’une prison.

La clôture va renforcer les relations des êtres entre eux, mais la nature du lieu va permettre à Dmitri Tcherniakov de jouer avec habileté sur le statut des deux personnages, par le truchement de jeux de rôles qu’il affectionne.
Le chœur « Gloire à Didon » devient ainsi un jeu, une « animation » dirait-on, où l’on consacre une reine de pacotille, couronne en carton, cape pourpre en papier crépon, qu’on peut prendre au départ pour la directrice du lieu, mais dont on comprend presque aussitôt qu’elle est une pensionnaire plus atteinte que les autres : sa fureur finale, entourée des infirmiers (ou psys ?) qui n’en peuvent mais, ressemble par son impuissance à celle de Cassandre (les deux sont d’ailleurs vêtues de jaune) , union de deux solitudes au bord de la folie et aux destins tragiques dont la seule issue est la mort.

 

Brandon Jovanovich (Énée) et Ekaterina Semenchuk (Didon)

 

Une pauvre femme victime de ses montées d'images, un héros fatigué incapable de passion

Cette Didon est une pauvre femme, solitaire (elle apparaît d’abord seule dans un fauteuil latéral) depuis que son époux Sychée a été tué. Virgile souligne qu’elle a refusé tous ses prétendants, qu’elle a en horreur l’idée même de s’unir à un autre homme : cette solitude de la femme torturée par le souvenir qui s’est vouée au veuvage,  Tcherniakov la perçoit mais  va refuser d’en faire la solitude d’une reine (pas plus qu’il ne fait d’Enée un héros) refusant que le couple se conforme à l’image de la tragédie classique où seuls ont droit à la grandeur tragique et à l'amour fatal les princes et les héros. En refusant cette convention, Tcherniakov s’expose à choquer un certain public qui préfère rêver aux princes et princesses (dont l’avatar minable est d’ailleurs l’exposition de la famille de Priam à la « Point de vue – Images du monde » vue dans La prise de Troie). Il préfère passer de la famille de Priam (d’ailleurs sacrifiée par Enée) à une humanité ordinaire qui va vivre le « jeu » du drame de la passion et de l’abandon. L’histoire ainsi prend un sens d’une sensibilité profonde, offrant sur le théâtre l’idée commune que la tragédie n’est que la métaphore de nos propres drames, mais en augmentant du même coup sa capacité cathartique. Et cela ne contredit ni le livret ni l’histoire, mais en accentue la violence : dans un espace où tout est occupation du temps qui passe et accompagnement des patients, tout est fantasmé par une Didon psychologiquement fragile qui, totalement enfermée entre ces murs découvre un Énée venu d’ailleurs (comme Phèdre face à Hippolyte) , un substitut de Sychée (comme Hippolyte est un substitut de Thésée) que les soignants mettent en face pour déclencher le choc qui va débloquer ses inhibitions, la libérer de ses serments et faire exploser sa passion.
Chez Virgile, c’est Anne sa sœur qui la persuade face à l’amour naissant pour Énée de se libérer de ses serments, et la passion va se donner libre cours, dans sa folie furieuse. Mais la passion trouve-elle un écho chez Énée ? Virgile ne cesse de décrire Didon en proie à la « furor » (au délire, à la folie…), et dans les ravages de la passion, l’amour non partagé est toujours un facteur supplémentaire d’autodestruction.
Cet Énée tchernakovien n’a rien d’ailleurs lui non plus du héros. Il arrive vêtu de manière ordinaire, engoncé dans un bonnet de laine, au milieu de ses soldats épuisés, un court séjour dans ce centre est compréhensible : ils ont tous besoin de repos, ils ont tous traversé des épreuves, et ils ont une mission à accomplir pour le futur qui rend nécessaire de reconstituer les réserves. Et dans ce séjour un peu forcé, Énée va croiser cette femme et va jouer au jeu de l’amour : mais Énée vu par Tcherniakov est un être dont la personnalité n’a plus rien de celle de La Prise de Troie , il est ici fragile, nerveux (ses jambes tremblent en permanence quand il est assis), indécis, névrotique, il ne montre aucun signe d’une passion ravageuse, mais pas plus d’envie d’ailleurs de poursuivre sa mission. Les héros sont fatigués.
Par ailleurs, Virgile lui-même fait peu d’allusions à l’amour d’Énée pour Didon, alors qu’il décrit avec précision les manifestations de la passion de la femme.
Autour de Didon, sa sœur, Anna, dont on a vu chez Virgile le rôle incitateur (que Berlioz insère de manière prémonitoire juste avant l’arrivée d’Énée dans un magnifique duo avec Didon) devient chez Tcherniakov la soignante qui pousse Didon à se libérer de ses serments, de son veuvage, de ses blocages, un discours qui évidemment va savonner la planche de la pauvre femme.
Autour d’Énée, Ascagne, le fils (le père Anchise est mort immédiatement avant, à Drépane – Trapani aujourd’hui). Involontairement – c’est furtif chez Berlioz, et tout aussi furtif chez Virgile – Ascagne va aussi être un outil pour Didon pour arriver à Enée. A cet égard un petit passage du livre IV (le livre de Didon) est terrible :

illum absens absentem auditque uidetque ; 
aut gremio Ascanium, genitoris imagine capta,
detinet, infandum si fallere possit amorem
Absente, elle l'entend et elle le voit, bien qu'il soit absent,
ou, séduite par la ressemblance, retient Ascagne sur ses genoux,
comme si elle pouvait s'abuser sur un amour inavouable. ((Enéide, Livre IV, 80 sq))

Il existe dans la tradition des textes qui racontent une relation entre Ascagne et Didon. Mais Ascagne ici semble le seul à échapper aux ravages psychologiques des autres personnages.
Ainsi peut-on difficilement accuser Tcherniakov de trahir l’histoire ou le livret. Il la situe dans un contexte qui au contraire lui donne plus d’âpreté, sans l’apprêt de la légende qui éloigne de nous les êtres et en fait des figures : il plonge dans la vérité des humains et dans leurs folies. Il est clair qu’à la fin Énée complètement perdu entre la femme et son départ, ne sachant ni partir ni rester, n’ayant envie ni de l’un ni de l’autre, finit par se livrer à son désir de départ, plus pour fuir que pour partir.
Dans les scènes finales, la nature extérieure a perdu tout trace de paix, le vent (favorable aux navires…) souffle, le ciel est obscurci, les arbres sont secoués mais l’espace est toujours protégé de cet extérieur hostile, comme immuable champ clos des traumatismes et de la guerre des cœurs. Dans cet univers qui devient hostile, Didon va avaler des barbituriques, seule solution à cette passion non partagée, mais en même temps, le jeu va continuer, le discours prémonitoire qui évoque les guerres puniques redevient cette animation initiale où l’on brandit des cartons qui indiquent lieux ou personnages, une sorte de pantomime du dérisoire qui rendra la mort de Didon volontairement sans grandeur, mais d’une force singulière et bouleversante.

Gloire au dérisoire (scène finale)

 

Je ne vois pas en quoi a pu horrifier cette lecture qui respecte de nombreuses données du drame et qui se contente de reposer les questions toujours posées notamment sur le comportement d’Énée en changeant le contexte, certes avec quelques coquetteries un peu ironiques, mais sans jamais trahir le sens. Une partie du public parisien n’a jamais été particulièrement ouverte, mais cela ne peut justifier un tel accueil. S’il y a naufrage, comme on l’a écrit, c’est celui d’un public incapable d’être disponible pour une vision qui ne soit pas « conforme » à ce qu’il se représente d’une histoire que par ailleurs il connaît assez peu.
En posant La Prise de Troie comme drame politique, Tcherniakov souligne l’incapacité des pouvoirs, l’incapacité des peuples aussi à voir les vérités de l’histoire, en faisant des Troyens à Carthage un drame des individus, il refuse l’épopée, mais qu’y a‑t‑il d’épique dans l’épisode virgilien du Livre IV, c’est au contraire un épisode qui menace l’épique et le bloque : c'est le livre de l'épique interdit.

En outre, Les Troyens est devenu une œuvre icône, intouchable, comme si on devait expier le gros siècle pendant lequel elle fut laissée de côté, alors on a aussi polémiqué sur les coupures. Certes, admettons que pour le 150ème anniversaire on eût pu offrir au public une œuvre absolument intégrale, mais ces coupures ôtent-elles du sens ? Il y a des coupures « admises » dans Lohengrin, ou d’autres qui furent d’usage dans Tristan und Isolde et le maniement des textes d’opéra fut la loi du genre dans toute son histoire (comme les ballets des opéras, y compris dans le sacro-saint Faust de Gounod) et le sont encore (a‑t‑on hurlé devant les coupures pratiquées dans la Rusalka présentée à l’opéra pendant la même période ?)((Par exemple dans les deux scènes des Dryades)). Tout cela me semble ou excessif ou vaguement téléguidé contre la gestion Lissner qui mépriserait sans doute l'intégrité musicale.
Tempête dans un verre d’eau.

 

Un travail musical à saluer

Malgré les coupures qui ne gênent en rien le propos dramaturgique, la musique, en effet, dans son ensemble m’est apparue parfaitement défendue par l’ensemble du plateau et par la fosse. En fosse, Philippe Jordan défend un Berlioz sans doute inhabituel, moins rutilant, moins contrasté mais en accord avec les options du metteur en scène, notamment dans Les Troyens à Carthage. On peut regretter un orchestre un peu trop discret quelquefois dans La Prise de Troie, moins tendu qu’on pourrait le souhaiter au vu de la situation décrite. Cette discrétion surprend et il faut le reconnaître peut arriver quelquefois à gêner, mais la clarté du propos, la précision, le souci de soutenir et d’accompagner les chanteurs, la qualité de l’orchestre et des pupitres singuliers restent une vraie garantie : Berlioz est quand même bien servi.
L’option du chef se comprend mieux dans les Troyens à Carthage. Dans cet espace fermé, c’est un drame intime que la mise en scène raconte, et la direction plutôt lyrique, sert les moments les plus poétiques de l’œuvre (voir la manière dont est accompagné l’air de Iopas magnifiquement chanté et modulé par un Cyrille Dubois des grands jours), et les interventions des cuivres (entrée des Troyens) restent très retenues, plutôt fluides et sans heurts. Certes l’image d’un Berlioz échevelé s’éloigne mais ce choix sert bien l’ensemble du propos. Je n’ai pas toujours été convaincu par les choix de Philippe Jordan, loin de là (son Benvenuto Cellini par exemple), mais je dois reconnaître que cette fois-ci j’ai trouvé cohérente son approche et j’ai surtout trouvé qu’elle était servie par un orchestre engagé, sensible, très souvent raffiné (bois magnifiques), comme l’exécution somptueuse de la Chasse royale et orage ou l’accompagnement du duo Anna/Didon.
Inutile de souligner l’extrême qualité du chœur, mené au triomphe par son chef  José Luis Basso, puissance, engagement, phrasé,  clarté de la diction, servent l’œuvre comme on le rêve (et on sait l’importance des chœurs dans Berlioz).
Avec la distribution qu’il avait à disposition, Philippe Jordan devait aussi proposer une lecture qui permette à des voix de qualité mais pas toujours exactement à leur aise dans l’espace de Bastille (je pense notamment à Cassandre) de s’affirmer dans une salle, on le sait, à l’acoustique difficile.
Ainsi de cet opéra virgilien, pas si épique d'ailleurs, et aussi shakespearien (l’abondance de spectres divers ne trompe pas), Tcherniakov et Jordan offrent une version plus retenue, moins démonstrative, et l’absence de pittoresque voulue dans Les Troyens à Carthage, la concentration sur un espace unique à l’esthétique volontairement glaciale et assez cheap font évidemment apparaître plus cruellement les faiblesses dramaturgiques du livret masquées souvent dans d’autres mises en scène par le pittoresque. Tcherniakov essaie de faire disparaître dans cette deuxième partie les rutilances du Grand Opéra finissant, soutenu en cela par la couleur donnée à la musique par Jordan.

 

Grand niveau vocal

Pour cette production, on avait invité au départ Bryan Hymel, un Énée habituel mais dont les difficultés vocales constatées ces derniers temps n’ont sans doute pas permis de remplir les pré-requis du rôle, et Elina Garanča, qui aurait sans doute été une Didon d’exception, mais qui a renoncé « pour raisons de santé » (une Tcherniakovite suraiguë ?). C’est dommage mais aussi bien Brandon Jovanovich que Ekaterina Semenchuk ont défendu vaillamment leurs rôles en faisant totalement oublier qu’ils étaient des seconds choix.

Au-delà de ces rôles, la distribution réunie compte bien des gloires du chant français y compris dans des rôles plus épisodiques comme Hécube (Véronique Gens) ou même Chorèbe confiée au magnifique Stéphane Degout qui encore une fois fascine par sa science du dire, sa manière unique de faire sonner le verbe français, en le colorant, en le ciselant et en réussissant toujours à faire passer l’émotion : le duo entre Cassandre et Chorèbe est à ce titre emblématique entre une Cassandre à la tension extrême et un Chorèbe toujours apaisant même si incrédule. Ce qui caractérise Degout, et ce qui me touche toujours, c’est l’extrême humanité de son chant, on l’imagine mal dans un rôle de méchant. Dans cette distribution, on trouve même en Priam une ex-gloire comme la basse Paata Burchuladze, dont la voix qui fut impressionnante semble plutôt aujourd’hui gésir au milieu des ruines de Troie.

Stéphanie d'Oustrac (Cassandre)

Entre rôles muets et petits rôles, qui forment à peu près l’essentiel de cette première partie (même Enée n’a que quelques répliques, et Ascagne une seule) surnage la Cassandre de Stéphanie d’Oustrac qui fait à elle seule l’essentiel de la partition de La Prise de Troie. Une Cassandre condamnée par les Dieux à dire la vérité et n’être jamais crue. Le rôle est tendu, dramatique, et d’Oustrac n’a peut-être pas le volume requis pour le vaisseau bastillais, mais comme les grandes artistes, elle sait compenser un format vocal pas toujours adapté par une présence scénique impressionnante (sûrement la plus forte personnalité de la soirée) et surtout par une pose de voix, une manière de projeter, de dire le texte qui emporte la conviction et l’émotion. Il y a des chanteurs au volume plus impressionnant qui n’arrivent jamais à toucher le spectateur, sa présence ici est telle qu’on se concentre sur elle, on l’écoute, et elle bouleverse. Sur une scène qui a vu en Cassandre Grace Bumbry et Deborah Polaski, deux monstres sacrés, Stéphanie d’Oustrac tient sa place : sans le format de ses devancières, elle réussit aussi à bouleverser parce que Tcherniakov sait parfaitement utiliser son physique, son costume, son engagement d’actrice. Il en fait une cousine de Didon, encore une « faible » femme enfermée dans ce qu’on pense être sa folie, encore un être singulier qu’on regarde non sans pitié vaguement distanciée où méprisante : pas de compassion dans les regards que les autres portent sur elles, même celui de Chorèbe, et Tcherniakov sait parfaitement rendre toutes ces nuances parce qu’il travaille avec des artistes qui se plient avec intelligence à sa vision. C’est cette intelligence qui frappe chez Stéphanie d’Oustrac et qui rend sa performance exceptionnelle.

Dans Les Troyens à Carthage, le chant est mieux partagé et plus équilibré entre les personnages, La Prise de Troie est un « concerto pour Cassandre et Troyens ». Les Troyens à Carthage est une partie plus symphonique, au sens où plusieurs personnages prennent leur part du déroulement du drame. Aude Extrémo est une Anna au grave charnu et bien posé, au volume assuré et le duo avec Didon est un des beaux moments de la soirée. Anna est loin d’être un personnage utilitaire, et chez Tcherniakov elle est l’une des psys du centre qui écoute les angoisses de Didon et les « pilote ». Chez Virgile on l’a dit, elle encourage Didon à avouer son amour pour Énée (une sorte d’Œnone qui aide la passion à se déchaîner). Berlioz fait intervenir Anna juste avant l’apparition d'Énée, face à une Didon qui s’affirme veuve fidèle de Sychée, mais qui sent aussi se réveiller son désir d’aimer. Anna contribue à aider à sa libération : cela ménage évidemment un effet de théâtre quand Énée arrivera et cela conforte la cohérence dramaturgique de la mise en scène. Dans les deux cas Anna est une sorte de médiatrice des passions, c’est loin d’être un personnage secondaire, elle est un déclencheur.
De même Narbal, qui dans la dramaturgie de Tcherniakov est le pendant d’Anna, interprété par Christian van Horn, basse américaine au grave profond et sonore, mieux connu aux USA qu’en Europe, et qui est vraiment digne d’intérêt. Deux « servants » des deux héros en quelque sorte, que Tcherniakov fait jouer au ping-pong (il faut bien se détendre quand on a à accompagner deux patients pareils…).

Les interventions des deux ténors Iopas (Cyrille Dubois) et Hylas (Bror Magnus Tødenes) chacune différemment par timbre et couleur sont convaincantes. Cyrille Dubois notamment montre à la fois ses qualités de diction, et de coloration, et en même temps (comme toujours) une certaine fraicheur juvénile qui rendent son air admirable.
Bror Magnus Tødenes (Hylas) cherche aussi à soigner son air (avec quelques problèmes de justesse) mais, placé en fond de scène, la voix semble perdue et moins projetée.
Michèle Losier est Ascagne, le seul personnage qui semble échapper à la fatalité des traumas divers. On l’a vue déjà convaincante dans le rôle travesti d’Ascanio dans Benvenuto Cellini à Paris et ailleurs. Berlioz ne semble pas avoir trop d’imagination pour les noms de ses travestis, mais cela réussit à la chanteuse qui est aussi convaincante ici que là : diction parfaite, énergie, agilité scénique, elle est le personnage avec une santé souriante qui tranche avec le reste de la troupe. Une incarnation véritable.

Brandon Jovanovich est un Énée puissant, au timbre clair, à la voix (trop ?) ouverte, avec une diction dans l’ensemble satisfaisante. Il a déjà interprété Énée à Vienne et propose une interprétation engagée, intelligente, avec un personnage assez complexe notamment dans Les Troyens à Carthage. Ce n’est pas un chanteur toujours expressif, mais ce rôle lui convient et il est bien entré dans le jeu de la mise en scène, avec un comportement névrotique sans être trop démonstratif. Cet Énée-là n’est pas très convaincu ni de son amour ni de sa mission : il serait plutôt du genre fuyant et il sait aussi bien par le chant que par la tenue en scène, rendre cette complexité, ses hésitations, son malaise.
Enfin Ekaterina Semenchuk est Didon, elle y remplace, on l’a dit Elina Garanča. Elina Garanča est sans nul doute de la lignée des Didon nobles à la Verrett, on imagine sa tenue et son port. On imagine aussi qu’un tel parti pris de mise en scène, qui efface toute noblesse et fait de Didon une femme fragile, une malade, une ménagère de moins de cinquante ans, en quelque sorte anonyme, pouvait ne pas convenir à sa personnalité scénique (même si vocalement…).
Ekaterina Semenchuk, y compris physiquement (avec un costume adapté…) est exactement le personnage voulu. La voix est puissante, expressive, la diction est très correcte, et surtout elle sait rendre toutes les errances du personnage, son malheur, sa solitude, son épuisement aussi (le duo Nuit d’ivresse où les deux sont séparés par des tables de cantine signe la fatigue du couple, une sorte de duo obligé auquel on ne croit pas (c’est exactement Siegfried et Brünnhilde au troisième acte de Siegfried dans la production Castorf de Bayreuth). Cela n’empêche pas les voix de diffuser une réelle émotion, mais ainsi Tcherniakov nous fait sentir tout ce que l’émotion cache de la situation. La musique ici est une autre fake news. ((On a souligné plus haut que cette histoire doit mal se terminer, cette scène ne peut que tromper son monde)).

Semenchuk est bouleversante dans son dernier monologue, petite tache jaune au milieu d’une foule qui la regarde comme on regarde une malade en crise, comme une Elektra en proie au délire final, comme on regardait naguère Cassandre et du coup son discours visionnaire qui annonce les guerres puniques annonce aussi la mort de Carthage, c’est à dire des menaces inutiles : la parole de Didon n’est pas performative.

Une soirée passionnante, intelligente, fouillée, juste, qui donne de cet opéra une vision nouvelle, et une autre grandeur que celle de la statuaire antique revue par le XIXème , celle de l’humanité souffrante, celle de l’humanité trompée, celle d’un monde à la dérive.

NB : On peut voir la retransmission TV sur :
https://www.arte.tv/fr/videos/085065–001‑A/berlioz-les-troyens/

Peuples et gouvernants

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Cette analyse de cet excellent spectacle est juste, à l'exception de ma perception du travail de Philippe Jordan.
    Je regrette, comme vous, le manque d'ouverture d'une bonne partie du public de Bastille.
    Cordialement
    Pierre Plantin

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