Christoph Willibald Gluck (1714–1787)
Orfeo ed Euridice (version de Vienne, 1762)

Bejun Mehta, Orfeo
Narine Yeghiyan, Amore
Elsa Dreisig, Euridice

Décors, En coopération avec Gehry Partners, LLP

Costumes, Florence von Gerkan
Chorégraphie, Gail Skrela
Lumières, Olaf Freese
Chorégraphie, Gail Skrela Hetzer
Mise en scène, Jürgen Flimm

Staatsopernchor, chef de choeur Martin Wright,
Staatskapelle Berlin,
Direction musicale, Domingo Hindoyan

Staatsoper unter den Linden, le 30 juin 2018

Un troisième Orphée en trois mois après ceux d’Hengelbrock/Bausch et de Fasolis/Carsen ! Vocalement et orchestralement splendide, cette série reprend avec brio le flambeau de la production Flimm/Gehry/Barenboim, un des événements marquants de l’intendance Flimm. Le spectacle clôt avec bonheur la saison de réouverture de la maison sous les tilleuls, et est un bel hommage à celui qui a présidé à ses destinées durant son exil de huit ans au Schiller Theater, et qui a passé le relais cette année à Matthias Schulz. Outre la réalisation scénique, efficace à défaut d’être émouvante ou particulièrement profonde, cet Orphée est d’abord celui d’un Bejun Mehta au sommet de son art, dans l’un des rôles de sa vie. Tout le reste du plateau musical a tourné, et mise de façon cohérente sur une irrésistible fraîcheur, qui dans le cas de la direction d’orchestre s'accompagne d’une rare finesse. Synthèse d’une multitude d’influences bien digérées, ce spectacle rend Orfeo à sa théâtralité joyeuse sans compromettre sa gravité.

 

On était prévenu de la douceur un peu excessive de l’acoustique révisée de la Staatsoper, déjà réputée pour amoindrir l’impact de l’orchestre (mais en restituant certes le moindre détail). L’ouverture, qui a en général besoin d’un impact dynamique et d’un engagement importants pour éviter l’anecdote en regard de ce qui suit, semble en pâtir sur le moment. Mais le sentiment rétrospectif à son endroit est différent. D’abord parce que cette acoustique, on s’y habitue, et on apprend à en apprécier les vertus de respiration, de clarté et d’exceptionnelle mise en valeur des voix. Cet équilibre très favorable aux chanteurs est réputé exagéré au parterre et tempéré à mesure que l’on monte dans la salle. Au premier balcon, il est acceptable quoique pas encore optimal. Mais surtout, on comprend assez vite que ce que recherche Domingo Hindoyan d’entrée est l’installation d’un climat et d’un style orchestral très particulier, loin d'être seulement sage – ce qu'il est de prime abord. Le premier assistant de Barenboim à l’Unter den Linden poursuit le chemin d’allégement déjà voulu, contre toute attente, par son mentor en 2016. Il le radicalise certainement, en jouant d’un effectif franchement chambriste, proche des standards historiquement informés. Nombre mis à part, son orchestre est un ballet d’idiosyncrasies heureuses, présentées avec autant de sophistication que de naturel. Ce genre de synthèse des influences romantiques et baroqueuses avec un orchestre de tradition (s’il en est !) est souvent difficile à accomplir dans le répertoire symphonique, mais il est plus fréquent de le voir tenté, et réussi dans l’opéra du XVIIIe siècle, et s'il peut certes aboutir à un peu de caractère bien dessiné dans Mozart, il est à coup sûr une formule idéale pour les grands Gluck.

C’est bien sûr que le dégraissage sonore et la rigueur articulatoire profitent à la relation chant-orchestre ; et surtout que la hausse spectaculaire, au cours des trente dernières années, du niveau d’exigence technique en matière chorale, a frappé d’obsolescence les concours inaudibles de volume sonore entre choeurs et orchestres pléthoriques, qui font le malheur des enregistrements historiques d’opéras de Gluck. Pour autant, le génie mélodique de celui-ci, sa science pré-mozartienne du rythme et de la symétrie harmonique s’accommode parfois mal de la suppression totale du vibrato, des cordes trop malingres et des timbres trop en conflit. Comme souvent la finesse de texture finit par faire obstacle à la finesse d’expression. Mais nul n’est condamné à un entre-deux sans saveur. Hengelbrock fait jouer son B. Neumann Ensemble sur instruments d’époque mais en recourant à un vibrato variable, à des tempos souvent lents, bandant les phrasés sans les rompre, le tout en pétrissant sa matière sonore à partir des basses, avec une nette domination des cordes sur l’harmonie, le tout fondu avec la verdeur d’un choeur placé en fosse : ombre, puissance virile et compacité, accompagnant la tragédie bauschienne avec une expression tracée au burin. Hindoyan opte en gros pour la méthode inverse. Jouant sur l’élégance naturelle des timbres modernes de la Staatskapelle, il laisse vibrer avec modération, raccourcit les phrasés, joue des silences et des résonances, mais sans accentuer pour autant, fait entendre toutes les doublures, et parcourant toute l’oeuvre d’un pas allant, grave toute l’affaire comme une eau-forte. Le trait est superbement gracile, le timbre toujours pur et clair, dénué d’acidité. On songe ici aux témoignages du jeune Haenchen (en studio à Berlin et à la Komische Oper, et à Covent Garden), pour la finesse et les tempos qui filent comme le vent, mais avec en plus une dimension de haute-couture. Hindoyan n’oublie pas d’intégrer dans l’accompagnement vocal l’exigence de précision chambriste des ensembles spécialisés, faisant parfois jouer les arias à un instrument par partie (la texture est en général si légère qu’on vient à en douter !), comme dans Che puro ciel.

Cette esthétique aérienne, féminine, est portée en symbiose par un choeur lui aussi très léger, d’une précision admirable. Si son  Ah, se intorno a quest'urna funesta déroute d’abord par son trait allusif, on s’incline devant la tension créée dans l’intimité.  Même le premier trombone, au legato étonnant, participe à cette épure tragique, où le recueillement classieux, la pureté d’émission l’emportent de façon convaincante sur la thrène noire. Une heure plus tard, au terme de l’acte II, ce pari prend tout son sens lors d’un  miraculeux Vieni a' regni del riposo, qui fait d’abord se dire : allons, cela va un peu vite, tout de même ! Et puis l’on cède, vaincu par l’irrésistible évidence de la ligne, l’élégance des imitations sur Euridice amor ti rende,  la fusion de timbres avec l’orchestre et la continuité naturelle du phrasé - tutto i fiori di sua bella… -, sa verve réconciliatrice caractérisant à merveille le génie expressif de Gluck. Plus tôt, le Misero giovane compense sa dynamique réduite et son refus de l’accentuation marquée par une violence froide, clinique, efficace, raccord avec le transfert par Flimm des enfers dans un centre hospitalier expérimental où Orphée prisonnier est lacéré par des infirmiers-cerbères sadiques. Plus tard, le Trionfo amore brille par son allant aristocratique sans raideur, aux imitations orchestrales ciselées. On ne trouve aucune exception à un mot d'ordre général qui unit choeur et orchestre dans une constante douceur, un sens altier de la mesure qui nimbe tout l'opéra d'une lumière troublante.

Le seul reproche relatif à faire à Hindoyan est de ne pas tout à fait prendre lui-même la parole quand il en a l’occasion, c’est-à-dire rarement dans la version de Vienne, en-dehors du ballet des ombres heureuses dans sa mouture minimale. Dans celui-ci, son refus d’une gravité de premier degré (là encore, aux antipodes d’Hengelbrock) n’est pas tout à fait contrebalancé par l’élégance sonore, et ces Champs-Elysées, à l’image des jolis blocs colorés de Franck Gehry, respirent une décontraction un peu lisse, cantonnée à l’intermezzo aimable, alors que la musique est davantage. En revanche, le talentueux vénézuélo-suisse brille dans l'intimisme radical, le jeu avec le quasi niente profitant de la classe naturelle des cordes, dans la pantomime du premier acte. Unique micro-espace d'expression symphonique du premier acte viennois, elle est une des pages les plus musicalement géniales de l'opéra, avec son soudain chromatisme si inattendu, mais n'est pas toujours traitée avec autant de soin. Cette grâce éthérée et venimeuse se déploie en phase idéale avec la procession plus nuptiale que funèbre accompagnant la mise en terre d'Euridice.

 Le trait constamment élyséen de cette direction constitue un écrin de premier choix pour le chant. Le mérite est d’autant plus à souligner qu’accompagner l’Orfeo de Mehta est autant un honneur qu’un exercice délicat. Son fabuleux Chiamo il mio ben cosi donne presque trop le ton, tant il entraîne d’emblée sur des cîmes vocales où l’air est rare. La diction, le legato, la projection tranquille, bien sûr : après tout, Philippe Jaroussky, dans une mesure à peine moindre, les possède aussi. Mais surtout, l’accent, l’inflexion du timbre à l’intérieur d’un même registre, qui change beaucoup tant l’expression gluckienne est souvent concentrée, aux instants décisifs, sur un petit ambitus : c’est cet art de l’intensification et de la coloration qui, sans doute, fait de Mehta un interprète d’Orphée à part, dont le chant n’a rien d’androgyne, mais est profondément masculin, comme si ce contre-ténor avait, dans la caractérisation de la plainte, de la violence et de la passion, une sous-couche chromatique de ténor héroïque. Et il y a encore tout spécialement dans cette première aria, l’ornementation, dont Mehta fait un usage des plus personnels, sobre dans la ligne mélodique, mais extraverti sur les cadences intermédiaires, réclamant ainsi l’écoute la plus concentrée de la part de l’orchestre. La remarque vaut aussi à cause de sa tendance à faire des récitatifs des deux premiers actes des pauses théâtrales parfois très étirées, aux effets de suspension frappants dans l’élan général donné par Hindoyan. Un procédé intégré parfois à l’aria même, notamment dans Che faro senza Euridice : alors que le thème est pris dans un andante très con moto,  le un poco lento de Io son pure… anticipe largement la cadence adagio sur Ah, …ne dal mondo, ne dal ciel ! Ici aussi, en un sens, le théâtre impose son phrasé à la musique, et en saisit la grandeur.

Mehta peut s’offrir beaucoup de libertés expressives tant son chant est soutenu par une présence et une intelligence scénique de tous les instants. Son Che puro ciel est bien évidemment un régal, par la densité du mot et par la subtilité du mouvement : c'est peut-être aussi le seul numéro de l'opéra dont le tempo est, sinon dans la moyenne, peut-être un peu plus retenu : c'est qu'on en a les moyens. Il bénéficie du plus beau des accompagnements, dans cette aria qui, entre toutes n’est pas accompagnée mais dont la polyphonie miraculeuse ressortit à la symphonie. Certes, il m’est arrivé plusieurs fois ici de maugréer contre le hautbois de Gregor Witt, dont le style et surtout le timbre ne me sont pas idéaux. Du moins dans Schubert ou Bruckner. Ici, même si son intonation inquiète occasionnellement, il est parfaitement fondu dans le tissu raffiné proposé, tout à fait en phase avec la ligne de Mehta, idéalement équilibré avec le contrepoint magistral de la flûte de Claudia Stein (qui elle, sera toujours une de mes favorites, tous orchestres confondus). La brève incursion mineure de l'ultime ritournelle pastorale est jouée avec sensible subtilité, et introduit de la plus élégante des façons le cisèlement choral de Giunge Euridice.

La reprise de la production de Carsen à Paris compensait en partie ses nombreuses carences par d’excellentes Euridice (Petibon) et Amore (Barath) : on se situe ici au même niveau vocal avec Dreisig et Yeghiyan, avec le bénéfice d’une lisibilité supérieure due tant à la qualité d’accompagnement qu’à l’acoustique, mais on gagne surtout en qualité d’incarnation théâtrale. Compte-tenu de l’absence totale de direction d’acteurs par Carsen, ce n’était pas difficile. Mais dans le cas de Dreisig, étincelante nouvelle étoile de la troupe locale (après deux années à l’opéra studio de la Staatsoper), la proposition est spectaculaire, trop sans doute pour certains. L’énergie et la présence de la jeune franco-danoise sont assez stupéfiantes, et combinées avec les choix scéniques de Flimm font de cette Eurydice une femme fatale, non pas hystérique, mais plus forte de caractère encore que son fiancé dans l’épreuve commune. C’est cette force qui justifie son impatience, dans un Che fiero momento d’une étonnante violence de désir, musicale et théâtrale : Dreisig n’est pas contrariée ou hébétée par l’irréalité de la situation, elle se préoccupe d’abord de ce que son homme se refuse à son désir, et brûle tout par cette flamme d’abord passionnée, ensuite franchement lubrique, et dominatrice par-dessus le marché : on frise le viol d’Orphée, et c’est pour en réchapper que ce dernier lui cédera d’ailleurs son regard. Petite et grande mort, donc. Entre temps, Dreisig aura livré un numéro assez épatant, bombardant Mehta d’oreillers, draps et tout ce qui lui tombe sous la main, sortant se griller une clope en trépignant sur ses talons, avec une crédibilité d'actrice de boulevard : quel talent ! Inapproprié ? On y revient. Il reste que sa fraîcheur explosive ne serait rien sans une maîtrise vocale impressionnante, qui laisse deviner des moyens dynamiques peu communs, ici sagement canalisés. Si Prohaska était sans doute plus propre sur elle et moins exagérément conflictuelle, ou mangeuse d'homme, il est probable que Dreisig apporte au duo Vieni, appaga il tuo consorte une énergie qu’elle finit par transmettre à tous ses partenaires, dans la brève réconciliation finale de l’air – ma il dolor, che unite al dono… -, d’un élan absolument mozartien, gorgé de sève, saoul de ce trop bref éclair de bonheur conjugal retrouvé.

Si les chanteurs ajoutent une épaisseur, même discutable, par leurs personnalités scéniques, le travail scénique de Jürgen Flimm pris dans son ensemble se marie bien avec l’élégance presque nonchalante (en dépit de la perfection instrumentale) de la direction d’Hindoyan.  Son spectacle se tient dans un entre-deux, tant vis-à-vis d’un traitement littéral que d’un regietheater aux transpositions et questionnements explicites. Flimm fait plutôt dans la sobriété, mais contrairement à Carsen, avec esprit et inventivité, et un sens véritablement théâtral de la direction d’acteurs et de l’utilisation de l’espace. C’est déjà beaucoup, de faire du théâtre ici, quand il est tentant, dans la version de Vienne, de remplacer les ballets (et leurs absences) et surtout le jeu d’acteur par une ambiance visuelle vaguement symboliste, comme Carsen ou avant lui Wilson. Sa mise en scène fuit en général le premier degré, et place le spectateur dans une position quasi-voyeuriste à l’égard du mythe dont le rouage théâtral est exhibé. Une autre raison pour laquelle le choeur final du II est si réussi est que son traitement musical paraît cohérent par rapport à sa fonction scénique et qu'il accompagne, d’une façon remarquablement chorégraphique, le changement de plateau permettant l’enchaînement fluide des deux actes – une bonne vieille rotation de scène nous envoyant des Elysées à la chambre d’hôtel où les époux vivent leur douloureux passage d’un monde à l’autre. Si son premier acte brillait par une retenue intimiste maîtrisé, et son II convainquait par des propositions visuellement fortes (le martyr d’Orphée par des furies sanguinaires, le french-cancan multicolore des ombres heureuses), la façon qu’a Flimm de tourner l’entame du III en banale scène de ménage contemporaine est plus problématique en ce qu’elle est à la limite du dérapage comique. Les rires du public sont souvent décalés et inappropriés, mais l'écart de goût n’est ici que partiellement le sien. 

Reste que l’effet théâtral, s’il pose problème dans son articulation avec la musique, n’est pas ici absurde dans son jeu avec l’(in)vraisemblance de l’acte pris dans sa globalité. Il montre des amants à la fois universels et contemporains, dont l’élévation du sentiment amoureux, réclamée par les plans divins, est d’abord contrariée par un désir charnel incontrôlable. Lequel, plus que la cruauté ambiguë de la règle du jeu imposée par Amour, est la vraie cause de l’échec de la remontée des Enfers, et la vraie justification de l’apitoiement jupitérien qui les sauvera in extremis. La mainmise technique des dieux sur le voyage d’Orphée avait déjà été soulignée, Orphée ne descendant pas lui-même aux Enfers, mais subissant, allongé et entravé, une opération administrée par des chirurgiens louches. Au sortir de la clinique infernale, dont les exactions semblent passer de physiques à psychologiques, la mise à l’épreuve d’Orphée et Eurydice consiste donc à les placer sur un lit juste après leur retrouvaille et à leur interdire de se toucher, pour qu’ils gagnent le droit de repartir en quelque sorte gagnants du jeu : l'important n'est pas ce que l'on voit, mais le fait que Jupiter et Amour le regardent. Perversion d’esprits omniscients voyeurs : nos producteurs d’émissions de télé-réalité se prendraient-ils pour des dieux de l’Olympe ? Pour ne pas regarder Euridice, Orphée en est d’ailleurs réduit à fixer la seule alternative qu’offre une chambre d’hôtel nue : la télé. Cela paraît un peu trop bêtement drôle dans le contexte immédiat, surtout en pleine coupe du monde, mais l’image n’est pas si superficielle. 

Hindoyan, Dreisig, Mehta et Yeghiyan lors des représentations de 2018. Photo Opern- & Konzertkritik Berlin

Au total, liée aux idées des actes précédents, la conception des retrouvailles et du dénouement par Flimm semble avoir un sens cohérent : les époux sont depuis le début l’objet d’une manipulation permanente des Dieux (raison de la présence scénique permanente de Jupiter aux côtés d’Amour, qui brille par sa duplicité), une farce assez vile et gratuitement méchante, et à travers eux c’est une humanité fragile, jouet des caprices du sort qui est représentée. Revenus des ombres, Orphée et Eurydice sont rendus à la vie par un ultime artifice qui ne doit rien à leurs volontés. C’est la signification que l’on peut donner à la proposition la plus symbolique et singulière de cette production où la mineure du ballet des ombres heureuses (le solo de flûte) est ajoutée à la version de Vienne, non à sa place dans l’acte II, mais en clôture de l’opéra, à la suite du choeur final. L’idée paraît d’abord strictement musicale et n’est pas mauvaise : le choeur prépare cet ajout en refusant toute emphase et tout crescendo à sa fin. En étant préparé à cet enchaînement, on ne redoute presque pas d’applaudissements anticipés tant la transition est bien ficelée par Hindoyan (et du reste, il n’y en a pas eu). Si la section est habituellement intégrée dans le ballet par le doux rapport des relatifs (fa majeur/ mineur et majeure da capo), la continuité est préservée ici, quoique de façon plus rude, puisque Trionfi Amore est enmajeur.

Mais ce qui pourrait être une fantaisie musicale un peu coupable est surtout justifié scéniquement. A la suite du choeur et tandis que s’élève la romance sans paroles, la scène se vide et Orphée reste seul, non avec Eurydice mais avec la robe de mariée inhabitée qu’il portait dans ses bras durant l’enterrement, au début de l'action. De la nostalgie infinie de la musique sourd le sentiment que tout cela n’a été qu’illusion, sa propre aventure et celle que l’on a montrée au public, par les moyens mensongers du théâtre. Cette musique est censée s’insérer au coeur de l’idyllique danse élyséenne, suggérant un instant de regret par les ombres de leur vie terrestre. Le schéma est comme ici inversé. Peut-être les fiancés sont-ils demeurés unis, mais dans la tombe ; peut-être Orphée a‑t‑il accompli l’un de ses deux suicides interrompus par Amour, à la fin du I ou du III ; cet amour, peut-être a‑t‑il abandonné le couple, ou au moins l’un de ses membres à cause des épreuves inhumaines traversées ; peut-être Orphée, peut-être Eurydice. Comme Bausch qui imposait le retour du choeur funèbre en conclusion, Flimm refuse quoi qu'il en soit le happy ending,  mais son interprétation demeure dans le cadre narratif viennois, n’y ajoutant qu’un postlude en forme de licence poétique.  L’ouverture est de fait entière : la flûte de Claudia Stein, céleste, si simple, si évidente, déverrouille tous les mondes possibles, plane sur tous les imaginaires. L’amour ne triomphe sans doute pas, le fantasme, si : légèreté profonde, beauté shakespearienne que cette fin.

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Théo Bélaud
Né en 1984 dans le Pas-de-Calais, Théo Bélaud fait ses études de philosophie à Lille, et débute dans la critique musicale en 2007. Collaborateur à Classiqueinfo ou Actu-philosophia, il étudie notamment l’œuvre de Charles Rosen, dont il a traduit et présenté Musique et sentiment & autres essais (Contrechamps, 2020).

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