Musikalische Leitung Marek Janowski
Regie Frank Castorf
Bühne Aleksandar Denić
Kostüm Adriana Braga Peretzki
Licht Rainer Casper
Video Andreas Deinert
Jens Crull
Technische Einrichtung 2013–2014 Karl-Heinz Matitschka
Wotan Iain Paterson
Donner Markus Eiche
Froh Daniel Behle
Loge Roberto Saccà
Fricka Tanja Ariane Baumgartner
Freia Caroline Wenborne
Erda Nadine Weissmann
Alberich Albert Dohmen
Mime Andreas Conrad
Fasolt Günther Groissböck
Fafner Karl-Heinz Lehner
Woglinde Alexandra Steiner
Wellgunde Stephanie Houtzeel
Floßhilde Wiebke Lehmkuhl
Bayreuther Festspiele, 29 Juillet 2017

Dernière année d’un Ring qui aura fait couler beaucoup d’encre, et qui continue de stimuler et susciter des interrogations. Pour cette dernière année, quelques modifications de distribution, mais c’est globalement la même équipe que l’an dernier, dirigée par Marek Janowski. Rheingold constitue sans contexte un moment à part dans l’économie de ce Ring, le prologue dans un motel/station-service , le Golden Motel, où tous les personnages se retrouvent, virevoltants, agités, dans l’espace imaginé par le génial décorateur Alexander Denić, avec ses corridors, ses escaliers, son bar, sa chambre à coucher et sa Mercédès. 

Des analyses précises des éditions des dernières années se trouvent dans le blog du Wanderer, et nous renvoyons le lecteur à notre abécédaire. 

 

Rheingold 2016

Rheingold 2015

Rheingold 2014

Abécédaire

 

Un essai pour un bilan

Pour la "Gesamtkunstwerk" (Œuvre d'art totale)

La question de ce Rheingold 2017 est simplement (?) celle de la Gesamtkunstwerk. C’est à dire une représentation fondée sur des relations logiques et étroites entre la mise en scène, le chant et la fosse. Le Festspielhaus de Bayreuth est construit en fonction d’un concept qui donne la primauté à la représentation, vue comme un ensemble dont le spectateur ne voit que le produit, à savoir ce qui se passe en scène exclusivement : d’où l’orchestre invisible. Cette primauté du visuel, c’est bien le caractère de ce lieu.
Lorsqu’une production est travaillée en étroite collaboration entre chef et metteur en scène, les choses évidemment fonctionnent : elles ont fonctionné pour ce Ring avec un Petrenko qui a assisté à toutes les répétitions et qui a proposé une interprétation musicale en phase avec le plateau. Elles ont fonctionné aussi entre Chéreau et Boulez, et entre Barenboim et Kupfer.

Elles ne fonctionnent pas si le chef refuse la mise en scène, et se réfugie dans sa seule partition. C’est bien ce qui se passe ici, nous entendons un Rheingold en fosse, et nous un voyons un autre en scène.

Les mêmes questions se posent avec les chanteurs, et les changements de distribution : ils occasionnent par force des adaptations scéniques qui doivent correspondre à leur personnalité. On s’adapte, par la vertu du concept de Werkstatt Bayreuth (l’atelier Bayreuth) inventé par Wolfgang Wagner, on remet chaque année le travail sur le métier pour le réparer, le ciseler, le renouveler ou inventer d’autres choses.

Une direction musicale qui ne joue pas le jeu

Pour le Rheingold de Castorf, la question du rythme et du tempo est essentielle, les choses doivent fonctionner en pleine osmose et cohérence : impossible de concevoir une musique qui ne tienne pas compte des mouvements de tous les personnages réunis sur un même plateau et dans un même décor. Et pourtant, la direction de Marek Janowski, en soi respectable comme le serait celle d’une représentation concertante, ne tient compte d’aucune des exigences du plateau et va à son rythme, avec son volume, avec des accents propres qui ne sont pas ceux de l’action visuelle. Cette attitude de refus est pour le moins regrettable dans un théâtre qui a l’exigence inverse, historiquement inscrite dans ses principes. Pour Janowski, le théâtre est invisible, selon l’expression même de Wagner à propos du premier Ring de Bayreuth ((J’ai déjà inventé l’orchestre invisible, que n’ai-je inventé le théâtre invisible !/Nachdem ich das unsichtbare Orchester erfunden habe, möchte ich nunnoch das unsichtbare Theater erfinden!)).
Ainsi sa direction est-elle inscrite dans la tradition des directions wagnériennes, avec une belle prééminence des cordes, avec des volumes pas toujours bien équilibrés, tels qu’ils sont entendus de cette fosse, et avec un rendu dont est absente toute forme de théâtralité. Une direction respectable certes, mais attendue, sans invention, comme on peut en entendre les bons soirs des théâtres de tradition, dans les mains d’un Kapellmeister de haute volée. Aucune originalité dans ce Rheingold de bonne série, même si le rendu de l’ensemble est quand même plus réussi que dans l’édition 2016.
Ce parti-pris a évidemment des conséquences sur les mouvements des chanteurs et sur leurs capacités expressives dans ce chacun pour soi musical, où bonne part de la magie venait de la parfaite adéquation fosse/plateau, avec une manière de dire le texte, très « Komödie für Musik » d’une fluidité étonnante dans l’art de la conversation musicale. Cette manière si originale de faire de Rheingold une folle comédie grinçante à la Tarantino a évidemment beaucoup perdu (moins pour les autres journées) aux différents changements intervenus. Mais tel qu’il est, ce Rheingold reste un spectacle virtuose, qui contient bien des éléments qui permettent de comprendre les options de la suite, et qui fonctionne de manière autonome, parce qu’il n’a pas de lien apparent avec la suite dont il pose les bases et les principes.

Prolégomènes à l’hyperthéâtre

Castorf fait de ce prologue des prolégomènes à un Ring futur dont l’histoire commencera dans Walküre. Tout est posé, souvent même de manière prémonitoire, mais tout en fonctionnant en circuit fermé.
Les filles du Rhin qui ouvrent la production sont légères, comme chez Chéreau, au bord d’une piscine de motel, se faisant griller des saucisses, à la recherche de la bonne fortune, qui s’appelle en l’occurrence Alberich, un Alberich immature qui promène, triture et torture son canard à roulettes, comme le doudou d’un enfant qui n’a pas grandi.
Elles poussent Alberich par leur jeu à renoncer à l’amour pour posséder l’Or, un or protéïforme en paillettes ou en une sorte de tissu doré flottant dans la piscine, voire des lingots de bois doré un peu plus tard, ce qui fait dire que tout cela n’a pas grande importance, et d’ailleurs, déjà conçu et monté par Wotan, qui reçoit peu après un appel des filles du Rhin  plutôt amusées et pas affolées comme pour dire « mission accomplie », une mission que le barman muet mais actif (Patric Seibert) s’est empressé de prendre en photo – ça peut servir dans un monde où « l’argent fait tout ». Car au-delà des péripéties, c’est bien d’abord de Wotan qu’il s’agit dans Rheingold. Un Wotan qui monte sa petite affaire, utilisant les géants comme main d’œuvre, construisant l’histoire de l’or volé avec la complicité des Filles du Rhin, passant ses nuits entre sa femme et sa belle-sœur au pays de l’inceste joyeux (Fricka en pince un peu pour Donner d’ailleurs). Un Wotan sans morale qui fait régner sa loi et construit son image : il a fait prisonnier Alberich et Mime, mais fait retourner la scène avec caméra sur rail à travelling, dragon et grenouille, pour le futur roman wotanesque, qui se voudrait le vrai Ring. Wotan  a compris la puissance naissante des images, il y en a partout : les filles du Rhin et Freia sont passionnées par la télévision, le bar est plein d ‘affiches de cinéma, le serveur prend des photos au flash qu’il négociera ensuite : il y en a pour tous les goûts dans ce Rheingold.

Le monde selon Castorf

Castorf plante un monde amoral et immoral dans toutes ses composantes : pas besoin dès lors (dès l’or ?) de différencier ciel, terre et profondeurs : Dieux, géants et Nibelungen sont tous les mêmes, et ils peuvent partager le même espace ce Motel/Station-Service,  le Golden Motel avec ses symboles démythifiés par la concrétude et la matérialité du monde : les pommes de Freia sont vendues au bar, le Rhin est une piscine, le Frêne du monde est un étendoir à linge et Wotan fait sa fortune en vendant de l’essence, en s’affichant en Mercédès rutilante et décapotable (que les filles du Rhin vont subtiliser), c’est à dire en s’appuyant sur les produits nés du pétrole, pendant que les grands symboles, Anneau et Tarnhelm, sont des objets qu’on conserve dans un tiroir-caisse qui n’ont plus qu’une présence anecdotique.
Castorf ne détruit pas le mythe, il montre qu’il est dépassé par un monde qui a déjà fait sien le mythe de la matérialité et qu’or et Tarnhelm ne sont que des instruments de cinéma (d'où une scène du Tarnhelm et de la transformation en dragon/grenouille comme  scénario d’un film pour la postérité, alors qu’il a déjà en main et Mime et Alberich). Ces deux là sont deux pauvres hères vivant dans une version cheap du système totalitaire qu’est Nibelheim. Leur roulotte est une « prison » avec barreaux, lits métalliques, et chaines, qu’on retrouvera un peu mieux aménagée dans Siegfried.

Dans un tel monde, la violence est de mise : violence des géants vêtus en travailleurs – bleu de travail –  comme des personnages de bandes dessinés qui arrivent pour tout casser (les ouvriers, on le sait, sont des sauvages) et qui repartent avec Freia, pour revenir, effet Freia oblige, plus compassés, vêtus de costumes noirs, et Freia arborant un latex rouge et noir des couleurs de l’anarchisme comme si le passage de Freia les avait édulcorés. L’idée de faire de Freia un véhicule d’idées révolutionnaires, elle qui est victime de la dictature d’un Wotan sans foi ni loi est assez intéressante : l’amour de Fasolt pour elle est d’ailleurs  est l’un des seuls points humains dans cette histoire de brutes, et Fasolt le paiera de sa vie : on ne survit pas si on aime dans le monde sans amour du Ring : ceux qui aiment meurent, Eros veut Thanatos en retour (Siegmund en saura quelque chose). Dans le monde du Ring où l’amour est banni, seul celui qui a maudit l’amour survit, et ce sera à la fin des fins Alberich (ce que Kupfer jadis avait parfaitement souligné) .

Le grand final de Rheingold est souvent vécu de manière spectaculaire, avec la musique ronflante et les Dieux qui montent avec plus ou moins de bonne volonté (à contrecœur chez Chéreau) au Walhalla, Wotan est ravi, le public se sent payé, que demander de plus ?

Un final en suspension

Ici pas de Walhalla, sinon cette station-service sur le toit de laquelle sont les Dieux, un peu passifs, avec en guise d’arc-en-ciel un ciel brumeux et coloré et la bannière LGBT qui flotte,  et dans le bar une boite où l’on danse au bord du volcan de la vacuité du monde (les mêmes qui se baignaient dans la piscine où flottaient les lingots de bois doré), pendant que Loge avec un briquet songe à tout faire sauter. Il en va dans le final de Rheingold comme dans le final de Götterdämmerung (là ce sont les filles du Rhin qui veulent tout faire sauter avec leurs briquets puisque Brünnhilde a vidé sur le sol des bidons d’essence avant de sortir de scène) car rien ne se passe, sinon une mélancolie passive de personnages tétanisés dans les deux cas. Après le tourbillon de Rheingold, et sous cette musique ronflante et pompière, que Wagner a voulu telle, dans une ironie glaçante pour qui sait ce qui va se passer après, les personnages n’agissent plus, dans une sorte de fixité, comme si de toute façon, les jeux étaient faits, qu’il n’y avait rien d‘autre à faire qu’à se laisser porter par l’histoire et l’Histoire, qui peut alors commencer. Much ado about nothing.

Scène finale

La vidéo, outil de l’hyperthéâtre `

La présence des vidéos, qui présentent les espaces cachés de la scène où évoluent les autres personnages, en concomitance avec ce qui se passe au premier plan, qui évoluent aussi dans l’ambiance étouffante de cette chambre d’hôtel sordide, où se retrouvent bientôt presque tous les personnages (une dizaine de personnes dans cette ambiance confinée) ne cesse d'informer sur l'implicite : c’est par exemple la vidéo qui montre qu’Erda va retrouver Wotan pour une dernière valse derrière une porte translucide, dans une des scènes culte de cette production : Erda, fourrure blanche et robe en lamé, vient arrêter Wotan dans son appétit de puissance, et vient essayer de sauver son ancien amour ; si les deux apparitions d’Erda (dans Rheingold et dans Siegfried ) sont parmi les plus marquantes de tout le cycle, c’est bien sûr grâce à la présence scénique incroyable de Nadine Weissmann, mais c’est aussi que Frank Castorf a complètement traduit et humanisé la situation, faisant d’Erda et Wotan ce qu’ils sont, des anciens amants qui de loin en loin se revoient jusqu’à la rupture finale (dans Siegfried), en s’aidant de la vidéo pour construire une sorte d’histoire dans l’histoire ; dans cette mise en scène, Erda n’est pas la morte-vivante habituelle, mais une femme sûre d’elle-même, et probablement encore amoureuse : il donne une psychologie à un personnage qui n’en a pas habituellement, et ça c’est complètement neuf, Ainsi s'aide-t-il d’une caméra qui va au fond du personnage : regards, mouvement des lèvres, attitude des corps
À chaque opéra du Ring son utilisation propre de l’outil vidéo, et dans Rheingold, le plus théâtral sans doute des quatre opéras, la vidéo fait sans cesse voir ce que la scène ne montre pas, les intimités, les espaces, les scènes parallèles qui en disent un peu plus sur chacun (Erda qui boit un pot au bar avant de partir, les filles du Rhin qui cherchent les clefs de la voiture dans la chambre de Wotan etc…) ce qui donne à la ligne générale une sorte de foisonnement et de multiplicité qui fait exploser le récit, donne aux personnages une existence hors scène et hors chant, dans une sorte d’hyperthéâtralité qui n’a rien à voir avec le cinéma, mais qui fait exploser l’espace théâtral en lui donnant une sorte de quatrième dimension.
Il serait vain de revenir sur tant et tant de détails, mais il s’agit là sans doute du moment le plus virtuose du cycle, celui qui raconte la genèse d’une histoire qu’on croit grandiose, et qui est née chez de petits malfrats en mal de pouvoir mafieux. Chéreau avait insisté sur le parallélisme Wotan/Alberich qui est un lieu commun de l’analyse du Ring : Castorf dit de même, mais avec deux malfrats tyrans domestiques, un qui a réussi (Wotan) et un autre plus rustre (Alberich), sans morale, sans limites, sans scrupules. Nous sommes préparés et édifiés.

Des chanteurs engagés ou résistants, mais toujours loyaux au service du spectacle

Les chanteurs ont à peu près tous changé depuis la création en 2013, ou bien ont fait des allers et retours ; mais bien des  personnalités sont très différentes.

Wotan
Wolfgang Koch était un Wotan puissant, roublard, à la limite vulgaire, Iain Paterson est plus distancié, il chante avec une sorte d’élégance que l’autre n’avait pas, mais il avait l’expression et le rythme que Paterson n’a pas. D’une certaine manière, Paterson est un peu plus pervers, un peu moins « sympathique », il n’a pas le relief qu’on attend d’un Wotan, ni la vivacité bestiale d’un Koch, mais il défend son statut de manière plus sournoise, avec une voix un peu plus sourde. Mais la conséquence, c’est qu’il existe peut-être un peu moins.

Alberich
Alberich est Albert Dohmen, qui fut un Wotan et dont il a le physique attendu. C’est l’exemple d’un personnage qui selon les interprètes a beaucoup changé de nature depuis Martin Winkler (2013) et Oleg Bryjak (2014) . Bryjak, disparu dans l’accident de la Germanwings dans les Alpes, fut un Alberich bestial et prêt à tout. Dohmen n’a pas cette approche et la mise en scène a dû être modifiée pour venir à bout de sa résistance. Cette année, il semble être plus rentré dans le personnage : il casse tout avec son style de grande chose puissante. La voix cependant n’a pas le relief sonore d’antan, et il éprouve quelques difficultés notamment au début : sa renonciation à l’amour reste en-deçà de l’attendu vocal et le volume est court. Cependant du point de vue de la diction, de l’expression et de l’intelligence du texte, il reste le très grand chanteur que nous connaissons.

Mime
Mime est Andreas Conrad, il est un Mime de référence qui promène le personnage de théâtre en théâtre, et la prestation est très au point, dans son habit de lumière et sa perruque (comme s’il avait été soufflé par une explosion). Une voix très bien projetée, très expressive, pour un personnage qui n’est pas non plus le souffre-douleur habituel : la mise en scène ignore volontairement cet aspect pour se concentrer sur l’individu qui se libère dès qu’il  voit Alberich prisonnier : il hisse le drapeau LGBT (sans doute à cause de la littérature sur Mime et sa future relation amour-haine à Siegfried) à la place du drapeau de la Confédération et fuit pour vivre sa vie fermant la caravane et en gardant les clefs. La plupart des mises en scène font vite disparaître Mime qui réapparaît dans Siegfried, sans autre forme de procès. Dans cette mise en scène, les personnages existent aussi par eux-mêmes, dans un enchainement de causalités et vivent leur aventure individuelle.

Loge
Loge est Roberto Saccà : quand retrouvera-t-on un Heinz Zednik dans un rôle qui dans les 40 dernières années lui doit tant. Aucun des Loge de cette production n’a réussi à s’imposer, ni Norbert Ernst, pour moi le meilleur avec sa gueule de levantin louche, et sa voix claire même si moins puissante, ni John Daszak qui n’a rien du personnage, ni Roberto Saccà depuis l’an dernier. Roberto Saccà s’efforce de dire le texte si important de Loge avec application et soin, mais il n’y pas beaucoup d’expression ni de couleur dans la voix, le timbre n’est pas séduisant, et cela reste indifférent, quelquefois même inexistant.

Donner et Froh
Froh , c’est Daniel Behl,  belle voix de ténor bien timbré qui ne convient pas forcément ici (Tansel Akzeybek l’an dernier me paraissait plus juste dans le contexte) même si le meilleur Froh fut Lothar Odinius avec sa gueuele de Michael Douglas. Markus Eiche, en Donner est moins à l’aise dans son rôle de cowboy remuant : son Heda Heda Hedo, zu mir, du gedüft m’est apparu moins projeté, sans grand relief, petite déception donc.

Fafner et Fasolt
Les deux géants sont à eux seuls des personnages anthologiques dans cette mise en scène. Leur arrivée furieuse à tout casser est un des moments les plus cinématographiques de la soirée. Ce sont de purs personnages de bande dessinée, des caricatures de grosses brutes (dont une au moins au cœur tendre) : Wotan ne pense qu’en faire une bouchée. Karl-Heinz Lehner, rétabli après quelques jours de maladie, prête sa voix chaude et puissante, assez jeune, à un Fafner très juste et bien caricatural. Mais dans Rheingold, le rôle, c’est Fasolt, confié à Günther Groissböck ; un chant très maîtrisé, puissant, une présence vocale impressionnante, même si le timbre n’est pas toujours séduisant, il y a là un chant très expressif, affirmé, toujours en phase qui justifie pleinement le grand triomphe obtenu.

Les filles du Rhin
Magnifiques les filles du Rhin, aux voix qui vont parfaitement ensemble, Stephanie Houtzeel, Wiebke Lehmkuhl, Alexandra Steiner : même si elles ont changé selon les années (c’est la même équipe que l’an dernier), elles sont restées de très haute qualité, et trouvent ici un équilibre remarquable, en proposant, chacune avec son caractère et sa personnalité, un chant très homogène et plein de relief.

Freia
La Freia de Caroline Wenborne est le personnage voulu, sans aucun doute : une petite poupée rondouillarde et vive, mais même si le personnage existe vocalement, il me semble que la voix de Freia doit s’affirmer de manière plus nette, d’abord parce que sans Freia, c’en est fini des Dieux et que la Freia de Castorf n’est pas une cervelle vide. Par ailleurs, vocalement, Freia est une future Sieglinde, et son chant doit avoir un fort relief . Or avec ses qualités, Caroline Wenborne n’a pas tout à fait le format voulu.

Fricka
Celle qui a marqué Fricka dans cette production fut Claudia Mahnke, qui malheureusement s’est arrêtée en 2015. L’an dernier, le rôle fut distribué à une Sarah Connolly hors de propos . Cette année, Tania Ariane Baumgartner affiche une Fricka très juste et très vivante, légèrement agressive, qui trouve sa place dans la production et semble s’en amuser, la voix est claire, bien timbrée, très présente en tous cas.

Erda
Last but not least, Erda est Nadine Weissmann depuis 2013. Elle est une Erda au timbre moins sombre qu’habituellement, qui convient parfaitement au personnage voulu. La voix est bien projetée et très expressive, et la figure presque définitive : Castorf lui fait inventer une Erda vivante et pulpeuse dans laquelle elle s’est glissée avec un incroyable aplomb. Au point que ses interventions sont des moments culte de la production. Il y a une vérité d’Erda et de Wotan, comme vieux couple, jamais révélée jusqu’ici, que cette production met en valeur, et qui explique la scène. Pourtant, la production a légèrement changé : les mouvements de caméra sont différents, ils s’intéressent plus cette année aux singularités des individus, et le surgissement d’Erda n’est plus tout à fait le coup de théâtre des années précédentes, et même la scène d’adieux sportifs derrière la porte, dont le bruit allait en rythme avec la musique, est moins mise en valeur au point que seuls sans doute ceux qui connaissent la production ont pu en noter la nature. Sans doute aussi le tempo musical a‑t‑il obligé à adapter le tempo scénique. Cela reste quand même un moment où le théâtre reprend tous ses droits.

Patric Seibert
La présence du théâtre et la puissance du personnage de théâtre, c’est un personnage muet, inutile et indispensable, joué par Patric Seibert qui la porte, à la fois assistant du metteur en scène et acteur polymorphe, un personnage omniprésent, qui circule partout, inquiétant quelquefois mais qui dans ses interventions sait aussi faire rire : il est le souffre-douleur d’un groupe de clowns dangereux. C’est le fil rouge du Ring, Beckett chez Wagner, le théâtre chez l’opéra.

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En l’absence de direction musicale disponible pour ce travail scénique, Rheingold est sans doute celui des quatre opéras qui a le plus à perdre, car à la virtuosité évidente du travail de Frank Castorf, d’une originalité qui n’a pas vieillie, et d’une force évocatoire singulière ne correspond pas un orchestre adapté ni engagé. Et c’est dommage pour tous, chef compris.

 

 

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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4 Commentaires

  1. Ouhaou ! Je suis émerveillée ! Combien de fois avez vous vu ce spectacle pour le décrypter, le déshabiller, le désosser a ce point ?

  2. Bonjour, je n’ai vu ce Ring qu’en 2013 mais me console car même une seule fois cela a été une grande chance et on dit que Petrenko y était à son meilleur – plus le choc de la nouveauté, quelque chose comme y avoir été en 1976. Ceci pour vous demander si ce Ring a été capté en vidéo et si un dvd est projeté à votre connaissance ? Dans le cas contraire ce serait une grave perte pour la généalogie des productions de Bayreuth (un peu comme le Parsifal d’Herheim mis sous séquestre par KW, mais lui finira bien par ressortir un jour).
    Et merci pour vos sites.

    • Il ya eu une captation vidéo en 2017, mais le dhef d'orchestre (MArek Janowski) je crois s'oppose à la diffusion en DVD.
      Bien à vous
      GC

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