Richard Strauss (1864–1949)
Die Frau ohne Schatten (1919)
Text von Hugo von Hofmannsthal

Direction musicale : Kirill Petrenko
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Claude Bardouil
Vidéo : Denis Guéguin
Vidéoanimation : Kamil Polak
Dramaturgie : Miron Hakenbeck
Chœur : Sören EckhoffChœur d'enfants : Stellario Fagone

Der Kaiser : Burkhard Fritz
Die Kaiserin : Ricarda Merbeth
Die Amme : Michaela Schuster
Der Geisterbote : Sebastian Holecek
Hüter der Schelle des Tempels : Elsa Benoît
Erscheinung eines Jünglings : Dean Power
Die Stimme des Falkens : Elsa Benoît
Eine Stimme von oben : Okka von der Damerau
Barak, der Färber : Wolfgang Koch
Färberin : Elena Pankratova
Der Einäugige : Tim Kuypers
Der Einarmige : Christian Rieger
Der Bucklige : Dean Power
Keikobad : Renate Jett
Stimmen der Ungeborenen : Elsa Benoît, Paula Iancic, Anna El Khashem, Rachael Wilson, Heike Grötzinger
Stimmen der Wächter der Stadt : Johannes Kammler, Sean Michael Plumb, Milan Siljanov
Dienerin : Elsa Benoît, Paula Iancic, Rachael Wilson
Kinderstimmen:Elsa Benoît, Paula Iancic, Anna El Khashem, Rachael Wilson, Heike Grötzinger, Okka von der Damerau

Bayerische Staatsoper, 2 juillet 2017

Pour deux représentations, Kirill Petrenko reprend à l’occasion du Festival de Munich 2017 Die Frau ohne Schatten, qui fut en 2013 sa première production en tant que GMD à Munich. Le week end munichois fut donc dédié à Krzysztof Warlikowski, qui en signe la mise en scène puisque la veille le metteur en scène polonais présentait Die Gezeichneten. Seulement à la production de Franz Schreker, certes digne d’intérêt succède ce dimanche un miracle, dominé par la direction musicale hors sol de Kirill Petrenko, tsunami sonore aux émotions multiples qui a mis la salle du Nationaltheater en délire.

Krzysztof Warlikowski avait signé en 2013 une de ses productions les plus passionnantes, qui alliait à un indiscutable sens de l’image un soin tout particulier à la direction d’acteurs et au travail sur les personnages. Autant Kriegenburg à Hambourg (voir article ci-dessous) a travaillé sur la verticalité, autant Warlikowski travaille l’horizontalité de l’espace clairement divisé en un premier plan plutôt sombre qui s’ouvre comme un livre sur un second plan d’une blancheur de céramique, jouant sans cesse sur le rapprochement et l’éloignement, sur les personnages et les silhouettes. Bien sûr, et comme la veille, le travail de Warlikowski s’affiche comme auto référentiel, à commencer par l’utilisation initiale du film l’Année dernière à Marienbad, vu comme sorte de rêve de l’impératrice, dont la dimension onirique et musicale dans des ambiances de palais baroques tisser des liens en profondeur comme Walikowski aime le faire. Référentielles aussi les images qui peuvent rappeler Iphigénie en Tauride, ou l’Affaire Makropoulos (Marilyn Monroe et King Kong), avec une très grande lisibilité du livret de Hofmannsthal, dans un espace à la fois – et c’est presque un paradoxe, hyperréaliste et onirique, comme pourrait l’être un tableau de Magritte ou de Delvaux. La scène est faite de différents espace qui chacun ont leur logique, tout en communiquant ou quelquefois même se superposant. On a analysé dans le Blog du Wanderer les détails de ce travail vu en 2013 ((http://wanderer.blog.lemonde.fr/2013/12/03/bayerische-staatsoper-2013–2014-die-frau-ohne-schatten-de-richard-strauss-le-1er-decembre-2013-dir-mus-kirill-petrenko-ms-en-scene-krzysztof-warlikowski/ )) et ((http://wanderer.blog.lemonde.fr/2013/12/09/bayerische-staatsoper-2013–2014-die-frau-ohne-schatten-de-richard-strauss-le-7-decembre-2013-dir-mus-kirill-petrenko-ms-en-scene-krzysztof-warlikowski/)) .
Le suivi scrupuleux du livret, avec des personnages parfaitement caractérisés, y compris par les costumes : Empereur et impératrice, élégants et aristocratiques, presque humains,

la nourrice, tout de blanc vêtue au début, moins humaine, comme émergeant d’un monde différent, intermédiaire peut-être, et en tous cas moins humaine, et le couple des teinturiers, trop humains, vision d’un monde du travail simple et d’une société de la solidarité et de l’affection ( Barak et ses frères) et la femme du teinturier, un peu isolée, d’une féminité outrée, avec sa jupe courte qui cherche l’élégance sans la trouver. Les costumes désignent évidemment les êtres. La disposition du lit aussi, à cour, un lit qui se sépare en deux, comme le couple des teinturiers, qui fait écho aux divans salons de l’impératrice à jardin. Les deux mondes se font toujours face et on passe de l’un à l’autre insensiblement et directement. Et dans chaque espace, quelque chose d’humain avec des éléments en écho presque ironiques : un aquarium à jardin, des énormes machines à laver à cour par exemple
Le monde du second plan est clairement plus « clinique », c’est un monde aux bord du réel/irréel, du rêve ou de la réalité, c’est là où Keikobad (l’actrice fétiche de Warlikowski Renate Jett) erre, c’est là où dans une opération chirurgicale définitive l’empereur est transformé en pierre, où le Geisterbote veille accompagné de deux secrétaires-enfants, où le jeune homme apparaît à la teinturière c’est là aussi où apparaissent les enfants nés : en bref le monde des visions sur lequel se projettent des vidéos (Das Wasser des Leben, le fond de l’eau du début du troisième acte), mais aussi l’impressionnant et étourdissant final du deuxième acte.
Entre ces deux plans, des images : enfants à tête d’oiseau, le jeune faucon, à la fois très réaliste et totalement  surréaliste, l’entrevue entre l’impératrice et Keikobad plié en deux autour de la table ronde, image finale des ombres des enfants sur les murs comme si le monde était désormais fait d'enfants là où un temps auparavant on était au fond de l'eau avec des poissons. Il n’y a là rien de gratuit, c’est l’habituel monde à plusieurs lectures et directions de Warlikowski, monde intertextuel complexe, mais ici parfaitement lisible.
Il s’agit d’une Wiederaufnahme, d’une reprise retravaillée et la mise en scène a été rafraîchie et adaptée aux nouveaux participants : Burkhard Fritz, qui succède à l’inoubliable et regretté Johan Botha dans le rôle de l’Empereur, Ricarda Merbeth qui succède à Adrianne Pieczonka, et Michaela Schuster qui succède à la grande Deborah Polaski. La reprise a donc été aussi retravaillée musicalement, et cela s’entend.

On retrouve du très grand Warlikowski, mais surtout on a l’impression de redécouvrir dans sa nouveauté et sa profondeur une musique qui déjà avait frappé il y a un peu moins de quatre ans. La direction musicale de Kirill Petrenko est comme un tsunami qui emporte tout sur son passage, c’est à dire qu’on ne prête même plus attention aux imperfections du chant, aux approximations relevées au passage. En 2013, Petrenko ouvrait son « règne » par cette production. Aujourd’hui, l’orchestre est rompu à ses méthodes, à ses approches, à ses demandes. Et le résultat est sans exagérer miraculeux. Et neuf. Et si frappant qu’il faudra quelques jours pour s’en détacher.
Bien sûr, il y a la clarté et la précision, désormais un lieu commun quand on parle de Petrenko, dont la direction fait émerger des sons nouveaux, inconnus, des phrases enfouies, des éléments infimes qui semblent subitement mis au jour. Ensuite il y a l’énergie qui cloue sur place : c’est déjà le caractère de l’acte I, fait de tendresse et de tension, d’énergie, mais aussi d’une limpidité aux mille couleurs, on se souviendra encore longtemps du trio final des veilleurs, tendre, lointain, et en même temps intense. Mais pourra-t-on entendre pareil final de l’acte II, qui semble surgir comme un tremblement de terre et tout bouleverser, pour laisser le public un instant interdit, avant l’explosion des applaudissements. Dans une autre couleur éminemment poétique, mais de ce poétique qui déchire le cœur et émeut jusqu’aux larmes, il y a dans ce même deuxième acte, toute la scène de l’Empereur avec le faucon (o Weh, Falke, O Weh…) un moment de poésie pure où la musique devient tellement aérienne et évanescente qu’elle bouleverse, le solo et l’accompagnement du violoncelle (Emanuel Graf, violoncelle solo de l’orchestre) en dialogue avec la flûte est un des moments les plus suspendus de la soirée.
Autre moment magique, celui de l’intervention du solo de violon à l’acte III (qui accompagne le monologue de l’Impératrice  (Vater bist du’s) confié à Sebastian Breuninger, premier violon solo du Gewandhaus de Leipzig (et ex-premier violon du Lucerne Festival Orchestra sous Abbado les dernières années), qui étonnamment (?) officiait en fosse. C’est aujourd’hui l’un des musiciens d’orchestre les plus sensibles et les plus engagés et son solo fut bouleversant, comme une voix plaintive nuancée et émouvante qui ne jouait pas, mais parlait.
Il y a eu de la part de Petrenko une véritable reprise approfondie de la partition, une remise sur le métier qui a renouvelé complètement le travail dans les détails et qui produit un rendu unique, même si en 2013 il nous avait déjà stupéfié. On a pu remarquer que Petrenko joue beaucoup sur les silences souvent longs notamment dans son travail symphonique : ici, le « Ich will nicht » de l’impératrice est ici suivi d’une rupture et d’un très long silence qui interrompt l’incroyable crescendo sonore de manière qu’on croirait définitive, séparant de manière drue la couleur de la première partie et la couleur de la partie finale. Un final ici simplement joué, avec le violon initial dont on a dit l’incroyable finesse, et la reprise musicale avec un jeu de couleurs simplement unique et jamais entendu jusqu’alors, pour accompagner l’Empereur dans Wenn das Herz aus Kristall. Un kaléidoscope musical de variations infinies, ouvrant sur une conclusion souvent un peu surjouée, parce qu’un peu superficielle dans son éclat et sa rutilance, un peu redondant aussi, mais qui ici est presque retene, comme une joie marquée par la poésie et moins explosive que souvent parce que le travail sur le volume est incroyablement contrôlé. C’est peut-être cela qu’on appelle génie.
L’équipe de chanteurs, avec ses faiblesses et ses forces, était bien consciente de ce qui se passait en fosse, à mesure du déroulement de l’opéra. Ricarda Merbeth, qui n’était pas convaincante au départ dans la scène du réveil, sons fixe, lancés trop forts par rapport à un orchestre délicat, mais le reste de sa prestation, avec une voix très bien posée, des aigus triomphants, est bien plus convaincant, notamment un troisième acte exceptionnel.
Burckhard Fritz est le maillon faible de cet ensemble, la timbre n’est pas séduisant et la voix n’a pas la puissance vocale nécessaire. Il reste qu’aux deux premiers actes, il contrôle et arrive à tenir le choc, aidé par un Petrenko qui le soutient sans cesse. Il faiblit au troisième acte où les aigus ont des difficultés à sortir et où la voix se coince. Il faudra sans doute au monde lyrique un Empereur qui puisse succéder à Botha. Nous n’y sommes pas.
Le couple Wolfgang Koch (Barak) et Elena Pankratova (Färberin), resté dans la distribution depuis la première, est quasiment idéal.  Pankratova a le cran, la présence, la voix et l’expression, elle est un personnage juste et émouvant, dans le jeu et dans le chant : elle a beaucoup travaillé le personnage et la couleur depuis ses premières teinturières. : elle est vraiment très convaincante.
Quant à Koch, il est tout simplement idéal : le meilleur Barak depuis Walter Berry. Il a la voix, la clarté, la diction, l’expression, la chaleur du timbre, et surtout une incroyable humanité. C’est le Barak d‘aujourd’hui.
Enfin, La nourrice (Die Amme) de Michaela Schuster, est magnifique de force, la voix est claire, puissante, l’interprétation inspirée, sans avoir peut-être toujours l’art et la variété des couleurs de Polaski, elle a une grande et belle voix et une vraie présence : sa nourrice est sans doute aujourd’hui sans rivale.

Signalons aussi le Geisterbote de Sebastian Holecek, toujours aussi présent et toujours plein de relief, et les autres membres de la troupe, tous excellents, Okka von der Damerau évidemment, mais aussi Dean Power, vraiment bon ténor et Elsa Benoît, à la voix très fraiche et si juste (notamment dans la voix du Faucon mais aussi dans le gardien du seuil du temple – Der Hüter der Schwelle des Tempels), et tous les autres comme Tim Kuypers ou Christian Rieger.
Un sommet.

 

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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