Pétrole
Mise en scène : Sylvain Creuzevault, d'après le roman de Pier Paolo Pasolini

Équipe artistique et technique :

Décors : Jean-Baptiste Bellon, Valentine Lê
Lumière : Vyara Stefanova
Musique (composition) : Pierre-Yves Macé
Musique, son : Loïc Waridel
Vidéo : Simon Anquetil
Cadre vidéo / cameraman : François-Joseph Botbol
Costumes : Constant Chiassai-Polin
Masques : Loïc Nébréda
Maquillage, perruques : Mityl Brimeur

Avec :

Sharif Andoura (ange Polis, Aldo Troya, Sandor Ferenczi, Hafez Al Jamali (ministre de Hafez Al Assad), père de Carlo Valletti)

Pauline Bélier (Fernanda Camon, Rita)

Gabriel Dahmani (agent de l’aéroport Rome-Fiumicino, Carlo Valletti (Carlo Second), Guido Casalegno, Carmelo, Salvatore Dulcimascolo)

Boutaïna El Fekkak (Giulia Leopardi, Médée (fille d’Abdallah III), Anissa Al Assad (sœur de Hafez Al Assad)

Pierre-Félix Gravière (Giulio Andreotti, Abdallah III (cheikh du Koweït), Jacques Lacan, l’État)

Anne-Lise Heimburger (démon Thétis, Barbara Valletti (mère de Carlo), Françoise Dolto, Anna-Maria Grissini (cadre de l’ENI))

Arthur Igual (agent de l’aéroport Rome-Fiumicino, Ernesto Bonocore, Sigmund Freud, Emiliano Tortora, la Folie)

Sébastien Lefebvre (Carlo Valletti (Carlo Premier))

Production : Compagnie Le Singe, en coproduction avec l’Odéon – Théâtre de l’Europe, le Festival d’Automne, Bonlieu scène nationale d’Annecy, la Comédie de Saint-Étienne, la Comédie de Reims, L’Empreinte scène nationale Brive-Tulle, La Comète scène nationale de Châlons-en-Champagne, les Célestins – Théâtre de Lyon, le Théâtre Vidy-Lausanne, Malraux scène nationale Chambéry-Savoie, dans le cadre du projet Interreg franco-suisse LACS.

Création : 4 novembre 2025, Bonlieu scène nationale d’Annecy.
Durée : 3h30

Paris, Odéon – Théâtre de l’Europe, le mardi 25 novembre 2025 à 19h30

Avec Pétrole, présenté à l’Odéon jusqu’au 21 décembre, Sylvain Creuzevault affronte l’un des textes les plus énigmatiques de Pasolini, un manuscrit inachevé dont la violence, la fragmentation et l’ambition débordent d’emblée tout cadre scénique. Le spectacle est brillant, virtuose même, mais il révèle aussi une évidence : Pétrole ne gagne pas à être monté au théâtre. La matière pasolinienne, trop vaste, trop éclatée, finit par déborder la mise en scène et provoquer des tunnels d’ennui, des sauts dans la ligne dramaturgique, et une saturation d’images due à l’usage continu d’une vidéo "alla Castorf" dont la signature stylistique finit par tourner rapidement au poncif. Ce recours systématique produit un trouble supplémentaire, celui d’un carambolage mémoriel avec le cinéma de Pasolini lui-même, que le spectateur croit reconnaître dans ces plans filmés en direct — sans que l’effet ne soit assumé ni pleinement transformé. Comme pour Salò, où le film écrase la puissance littéraire de Sade, l’image finit ici par amoindrir ce qu’elle voulait révéler. Le résultat reste fascinant, mais à la manière d'une entreprise suicidaire – un spectacle qui, à trop vouloir approcher le soleil pasolinien, finit par s’y brûler les ailes.

Monter Pétrole aujourd'hui revient à entrer dans un continent littéraire inachevé. La dernière entreprise de Pasolini — publiée près de vingt ans après son assassinat — s'apparente moins à un roman qu'à une tentative d'englober la totalité du réel dans une forme ouverte, éclatée, impossible à stabiliser. Pétrole, c'est un projet monumental laissé volontairement en suspens, un chantier d'écriture où se superposent visions mythologiques, analyses politiques, souvenirs cryptés, fantasmes, enquêtes tangentes et méditations sur la sexualité, la domination, le pouvoir et la subjectivité moderne. On repense forcément au Ring de Frank Castorf, qui faisait de l’or noir le cœur battant de sa relecture wagnérienne : pétrole, pompes, forages, pipelines, tout un imaginaire industriel devenu la véritable matière du pouvoir. Pasolini, dans Pétrole, s’empare du même symbole, mais pour le retourner en une sorte de mythe moderne, obscur et tentaculaire, où l’économie, le sexe, la corruption et la politique s’enchevêtrent. Deux artistes, deux univers, mais un même constat : dans le monde contemporain, l’or ne brille plus, il suinte.

Pasolini n'imaginait pas un récit homogène mais une vaste constellation de fragments : près de six cents pages d'"appunti", blocs narratifs numérotés, organisés non par une progression mais par un système de résonances et de ruptures. Le principe est celui du montage — hérité du cinéma mais réinvesti comme méthode d'archéologie du présent. Chaque fragment est une piste, un élan, une hypothèse, et c'est l'ensemble, ouvert, discontinu, qui compose la force du texte. Pétrole n'est pas un roman : c'est une carte du réel en état de décomposition. Cette cartographie a son personnage central, Carlo — ou plutôt deux Carlo : Carlo di Polis, jeune cadre de l'ENI promis à une ascension fulgurante dans la bureaucratie technocratique ; et Carlo di Tetis, double nocturne, absorbé par le désir, dérivant dans les marges urbaines où le corps devient lieu d'expérience politique. Ce dédoublement n'est pas seulement narratif : il incarne l'identité fracturée du sujet moderne, tiraillé entre rationalité productiviste et forces souterraines. Le texte va et vient entre ces deux pôles, révélant une Italie traversée par les réseaux du pouvoir économique, des services secrets, des alliances transnationales. Pétrole anticipe les zones d'ombre des années de plomb, les logiques d'un capitalisme avancé qui restructure l'intime autant que l'histoire. Roman politique, mythe contemporain, essai crypté, journal transfiguré, investigation paranoïaque : sa forme hybride est sa puissance. L'inachèvement même, loin d'être une faiblesse, confère au texte la force d'un laboratoire exposé à ciel ouvert. Faire théâtre d'une telle œuvre revient à accepter que tout se dérobe, que tout déborde.

C'est pourtant dans ce champ mouvant que Sylvain Creuzevault décide d'entrer, affrontant un texte qui semble avoir été conçu pour résister à toute incarnation scénique. Le metteur en scène n'en est pas à son premier défi. Depuis les années 2000, au sein des collectifs D'ores et Déjà puis Le Singe, il a bâti un théâtre où littérature, histoire politique et création collective se rencontrent : Marx, Dostoïevski, Brecht, Peter Weiss, les révolutions russes, les fascismes européens, la collaboration, les résistances. Son théâtre n'explique pas les idéologies : il les retourne, les dénude, les contredit, les expose à la lumière d'un théâtre contrasté et puissant, à la manière d'un Gosselin ou d'un Castorf. Cette trajectoire, Creuzevault l'a prolongée dans les territoires : après une ascension fulgurante — d'un sous-sol de Charenton à la grande salle de l'Odéon — il part vivre dans les Cévennes, étudie le travail agricole, puis transforme un ancien abattoir de Haute-Vienne en lieu de création. Ce déplacement vers des zones marquées par l'histoire sociale et rurale n'a rien d'anecdotique. Il dessine une géographie politique, nourrie de luttes, de sécessions, de lectures marxistes assumées. Pendant longtemps, il refuse la parole médiatique, les notes d'intention, les entretiens : positionnement politique autant qu'esthétique. Le théâtre se suffit à lui-même, se défend sur le plateau, pas dans sa périphérie.

C'est avec cette économie de pensée qu'il aborde Pétrole. Pendant deux ans, il a tourné autour du texte comme on interroge une énigme. Rien a priori n'allait de soi dans ce projet, que ce soit la fragmentation du roman, son opacité, sa dimension hallucinée, ses sautes de régime, son mélange de mythe et de politique, tout semblait indiquer que Pétrole resterait un livre irreprésentable. Creuzevault choisit au contraire de faire de ces obstacles un moteur scénique et c'est sans doute l'ambition indéniable de cette production : prendre Pétrole à bras-le-corps, non pour le résoudre mais pour se confronter à sa mécanique interne. En adoptant l'architecture des "appunti", Creuzevault épouse la logique du roman : une suite d'éclats, de contradictions, de visions qui refusent l'unité. Ce n'est pas un geste d'adaptation mais une tentative de transversalité : faire théâtre non du texte, mais de son mouvement. Inévitablement, c'est aussi à ce niveau-là que surgissent les limites. Le théâtre, même fragmenté, même saturé d'images, ne peut jamais cesser entièrement d'organiser ce qu'il montre. Pétrole, lui, refuse la forme. La tension est productive, mais elle crée torsions, résistances, frottements.

L'entrée dans la salle dit déjà ce qui va suivre : baignée d'une lumière dorée tombant d'un unique projecteur et installant un paysage indéterminé, une zone en friche avec Algecco descendant des cintres et dispositif réduit à quelques chaises, tout au plus quelques éléments de décor d'une simplicité confondante. Un écran monumental occupe tout le fond de la scène, captant en direct ce qu'un opérateur filme au plus près des acteurs. L'héritage est clair : Frank Castorf, Julien Gosselin et plus largement une esthétique contemporaine où l'image assume son statut de deuxième plateau. Creuzevault la réactive à sa manière : un cinéma en direct, un montage instantané, un théâtre qui se fabrique sous nos yeux avec les acteurs jouent dans cette cabane de chantier cachés à la vue directe par des parois métalliques. On ne voit rien du plateau, seul demeure l'écran. Au début, cela fascine. On assiste à la fabrication d'une fresque, à un théâtre de l'urgence, à une mécanique qui épouse la logique fragmentaire du roman. Mais peu à peu, l'effet se retourne : l'image dévore la scène, le regard se fixe sur l'écran, le plateau devient secondaire. La répétition de ce principe crée une fatigue, une saturation, et parfois un sentiment d'uniformité là où le texte exigeait des ruptures.

Au fil du spectacle, telle une ponctuation, surgit une autre image : celle du logo de l'Ente nazionale idrocarburi (ENI), célèbre société italienne d'hydrocarbures et véritable acteur tentaculaire dont l'influence a souvent dépassé largement le secteur énergétique. Sous l’impulsion d’Enrico Mattei, l'entreprise a bousculé les équilibres géopolitiques en défiant les grandes compagnies pétrolières et en négociant avec les pays de l'Est ou du proche Orient, jusqu’à la mort suspecte de son dirigeant en 1962, jamais élucidée. Cette disparition alimente l’image d’un "État dans l’État", mêlant industrie, politique et réseaux occultes. Les scandales ultérieurs de corruption renforcent encore cette réputation d’opacité et ce terreau d’intrigues, de pouvoirs parallèles et de violences invisibles que Pasolini cite dans Pétrole. Ce Cane a sei zampe, fedele amico d'ell'uomo a quattro ruote (chien à six pattes, ami fidèle de l’homme à quatre roues) déplie chez Creuzevault la logique de prédation industrielle et la violence souterraine qui traverse l'ouvrage de Pasolini. Difficile en effet de ne pas lire dans cette chimère un écho involontaire à une autre figure canine : un Cerbère moderne, gardien d’un enfer pétrolifère dont les flammes se nourrissent de corps, de désirs et de territoires. Cette créature publicitaire, moitié chien, moitié machine, prend une dimension allégorique singulière : elle semble incarner le visage souriant, presque familier, du monstre économique que Pasolini s’acharne à traquer.

Le spectacle se déploie en une série de tableaux : un dîner de notables où la politique se mue en farce cannibale, des scènes de sexualité crue qui interrogent les rapports de domination avec bites en silicone et longs monologues face caméra, des réunions grotesques où les puissants élaborent à voix haute les prémices d'un fascisme résiduel dans un décor post-apocalyptique composant un paysage beckettien au bord de l'effondrement. L'ensemble tient parfois de la vision hallucinée, de la dystopie sensorielle, d'un rêve cassé. Les acteurs évoluent constamment sous l'œil de la caméra, pris dans une double existence, scénique et médiatisée. Trois comédiennes incarnent tour à tour une voix-narratrice, parfois proche de Pasolini, parfois contre elle, disant l'impossibilité de réunir les deux Carlo, la difficulté de faire tenir ensemble les fragments. C'est l'une des grandes forces du spectacle : rappeler que Pétrole n'est pas seulement un récit, mais une réflexion sur l'acte d'écrire.

Au terme de trois heures, ce qui demeure est un mélange de fascination et de lucidité. Fascination pour la radicalité du geste, pour la force des tableaux, pour l'intelligence politique. Lucidité quant à l'impossible adaptation : Pétrole résiste, Pétrole déborde, Pétrole attaque la forme qui veut le contenir. Creuzevault s'y confronte avec énergie, humour, précision. Mais le texte, irradiant, impose toujours sa loi. La direction d'acteurs isole au débotté des images iconiques parmi lesquelles l'ange-démon saisi en gros plan de Sharif Andoura, la prodigieuse Boutaïna El Fekkak incarnant tour à tour Giulia Leopardi ou les riches héritières des pétro-monarchies ou le jeune Sébastien Lefebvre, excellent en Carlo Valletti (Carlo Premier) qui ouvre et ponctue la soirée avec la symbolique du martyr en croix, baignant dans la nappe de pétrole – sperme jaillie d'un Gabriel Dahmani idéal en double ithyphallique et onomastique compulsif. Un album d'images saisissante mais qui soulignent paradoxalement que Pétrole ne gagne pas vraiment à être monté au théâtre. La matière pasolinienne déborde le projet de mise en scène et crée inévitablement des tunnels d'ennui ou des sauts dans la ligne dramaturgique. Le recours continu et excessif à la vidéo d'un bout à l'autre de la soirée pose un autre problème : celui d'un carambolage mémoriel avec le propre cinéma de Pasolini que l'inconscient du spectateur tente inévitablement de reconstruire en puisant dans le souvenir de Mamma Roma, Accatone, Porcherie ou Uccellacci e uccellini… La vision de ces plans filmés en direct en caméra subjective "alla Castorf" rappelle cruellement que n'est pas Castorf qui veut et que le danger de la pochade lacanienne menace parfois de fragiliser tout l'édifice. Comme Salò, passé à la postérité pour la mauvaise raison d'être irregardable, avec cette matière Sadienne dépassant de très loin le projet cinématographique en tant que tel, l'image de cinéma écrase et amoindrit le génie de Pasolini dans un texte littéralement "impossible" et "impensable". Bref, un spectacle brillant mais qui se brûle ses propres ailes à un soleil trop irradiant. Ce constat n'annule rien du geste. Il en révèle la tension foncière : celle d'un spectacle qui cherche à s'approcher d'un texte qui refuse d'être saisissable. Creuzevault travaille avec courage dans cette contradiction. Mais la contradiction demeure. C'est peut-être là que réside la beauté paradoxale de cette soirée – dans cette tentative de rendre visible un texte qui, par nature, fuit la représentation. Un théâtre qui se confronte au vertige pasolinien, quitte à s'y brûler. Un geste nécessaire, même si l'on en sort avec le sentiment que Pétrole, décidément, appartient d'abord à l'espace où Pasolini l'a laissé : un chantier ouvert, un livre impossible.

À noter :

La Commune – CDN d'Aubervilliers consacre un Pavillon Pasolini du 22 au 31 janvier. Sylvain Creuzevault y présentera deux projets élaborés avec les élèves du Conservatoire national supérieur d’art dramatique : Pylade, étude pasolinienne et Fabrique Pasolini, en présence notamment de René de Ceccaty, Anne-Violaine Houcke et Hervé Joubert-Laurencin. L'accès à ces propositions est libre. Le Studio, cinéma de La Commune, programme également plusieurs courts de Pasolini (Uccellacci e uccellini, La Rabbia, La Ricotta).

Pier Paolo Pasolini, Pétrole (Petrolio), Gallimard, collection L'Imaginaire, 2022, 900 pages, ISBN 978–2‑07–300171‑9

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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