Il s’est écoulé environ quatre siècles depuis la création du Conte d’hiver, que le consensus critique situe vers 1610, soit dans les dernières années de la vie de Shakespeare. Comme La Tempête, ce « testament » que Sandrine Anglade avait admirablement mis en scène en pleine pandémie. Et même si sa création remonte à des lustres, cette tragi-comédie renaît une fois de plus, dans une nouvelle traduction, dont l’auteur est, comme pour La Tempête susmentionnée, Clément Camar-Mercier : une traduction sur mesure, conçue pour servir au mieux les besoins du spectacle qui vient d’être donné pour la première fois au Centre des Bords de Marne, comme on appelle le théâtre du Perreux, dans le Val-de-Marne. Une traduction qui élague le texte pour que la représentation ne soit pas trop longue et reste accessible à tous les publics (les rires des enfants présents dans la salle témoignent que cet objectif est atteint) : toute l’intrigue est bien sûr respectée, les personnages accessoires disparaissent, la seule perte qu’on pourrait regretter étant celle du truculent colporteur Autolycus qui, tout pittoresque qu’il soit, ne joue néanmoins pas un rôle essentiel dans le déroulement de l’action. Tous les ingrédients nécessaires sont donc présents, avec la dose d’improvisation ou plutôt d’agrémentation qu’ajoutent les acteurs pour nous rappeler qu’ils sont précisément cela, jouant sur le rapport entre le plateau et la salle comme le faisaient probablement la troupe chargée d’interpréter ces pièces, il y a de cela des lustres.

C’est d’ailleurs bien une troupe qui joue ce Conte d’hiver, puisque l’on y retrouve un certain nombre de comédiens déjà présents dans La Tempête : Sarah-Jane Sauvegrain, qui y était Ariel, Damien Houssier, qui y était Caliban, Laurent Montel, qui y était Stefano, et la musicienne Nina Petit. Comme dans La Tempête, chacun d’entre eux assume plusieurs rôles, de sorte que cette pièce aux personnages nombreux est ici jouée par six acteurs seulement. Si les titulaires de Prospero, Ariel et Alonso n’incarnaient personne d’autre dans La Tempête, aucun des artistes réunis pour Le Conte d’hiver n’est cette fois « épargné » : ils se voient tous confier au moins deux rôles, voire trois. Le passage d’un personnage à l’autre est même parfois souligné, surtout quand les changements de costume se précipitent, pour renforcer cette complicité instaurée entre le public et les acteurs. Et la répartition des rôles fait fi des frontières de genre, ou même d’espèce (sans oublier la limite entre le vivant et l’allégorie, allègrement franchie par Rony Wolff, qui est tantôt le Prologue, Antigonus, le Temps ou un vieux berger) : Florent Dorin est le gentilhomme Camillo, la suivante Paulina, et l’ours ; Héloïse Chollet est le petit Mamillius, la jeune Perdita, et un mouton… Sarah-Jane Sauvegrain sème le trouble dans le genre en étant successivement la reine Hermione et le prince Florizel, avec une aisance parfaite que ce soit lorsqu’elle porte la robe (et le ventre de la reine enceinte) ou la culotte du jeune homme. La transformation la plus étonnante – et qui a échappé à certains spectateurs – est celle de Damien Houssier, qui passe de Léonte le roi rendu fou par la folie au « clown », c’est-à-dire au paysan, au jeune berger, personnage aussi loufoque que l’autre est terrifiant.

Les contrastes entre ces différentes incarnations sont encore accentués par les choix de la mise en scène, qui oppose très nettement la première partie du spectacle, qui se déroule en Sicile, à la deuxième, située en Bohême. Le décor, réduit à l’essentiel, se compose essentiellement d’une sorte de longue estrade, qui peut se découper en quatre éléments, sous un énorme lustre en cristal – non pas de Bohême, mais plutôt de Sicile. Pourtant, s’il semble symboliser d’abord le faste de la cour du roi Léonte, il continue d’occuper le centre de la scène jusqu’à la fin de la représentation, même quand l’action se transporte parmi les « rustiques », où sa présence pourrait sembler plus étonnante. A moins qu’il ne renvoie à la convention du théâtre élisabéthain, au décor quasi unique où le public était invité à reconnaître divers lieux successifs en usant de son imagination. Ce lustre, qui se baisse et se relève, auquel on accroche des guirlandes pour la fête de la tonte des moutons, et qui servira de socle à la « statue » d’Hermione, n’est finalement qu’un soleil qui éclaire tous les humains quelle que soit leur condition, dans cette histoire où les princes se déguisent en bergers et où les bergères se révèlent être des princesses.
Les costumes commencent par respecter la donnée à la fois royale et hivernale des premiers actes : capes d’hermine et fourrures pour Polyxène, Léonte et Hermione, dont les personnages se dépouillent peu à peu, à mesure que leur âme est mise à nu. Pour les paysans de Bohême, les vêtements se rapprochent de notre époque, avec casquettes et bonnets ; c’est d’autant plus nécessaire qu’une vingtaine de spectateurs, préalablement inscrits, rejoignent en tenue de ville les acteurs sur le plateau afin de rendre plus festive la scène de réjouissances que vient troubler le roi Polyxène. Ce moment participatif est tout à fait réussi, par l’habileté avec laquelle il intègre des non-professionnels à la troupe, et il permet aussi d’intégrer à la représentation un certain nombre de chansons élisabéthaines revues par Nikola Takov et accompagnées à l’accordéon et à la harpe par Nina Petit.

De par la diversité même des rôles qu’ils endossent, les comédiens de la troupe ont l’occasion d’exploiter leurs différents registres. Même si la démence de Léonte est ici interprétée sans jamais la surjouer, en se contentant de donner à entendre la monstruosité de ses propos, Damien Houssier, on l’a dit, se métamorphose totalement pour devenir un berger ridicule à souhait. Héloïse Cholley bénéficie d’une présence renforcée de Mamilius, ici moins enfant qu’à l’ordinaire, et sa Perdita qui chante est plus que jamais reine de la fête. Laurent Montel est un noble Polyxène, ses autres rôles étant bien plus épisodiques. On a déjà souligné la virtuosité avec laquelle Sarah-Jane Sauvegrain alterne entre ses deux personnages ; dommage seulement qu’elle ait cette fois moins d’occasions de chanter comme elle le faisait si bien dans La Tempête. Rony Wolff cumule avec brio les rôles les plus variés, on l’a dit aussi. Quant à Florent Dorin, il réussit à être aussi sobrement crédible en Paulina qu’en Camillo, et l’on n’est pas près d’oublier sa prestation en ours…