Toujours accueilli avec la sympathie des équipes du Ttb, on serpente à travers les allées du jardin situé dans la rue de l’Observance, suivant un itinéraire balisé et avec le renfort utile du personnel. On est tout près des remparts et l’atmosphère de l’endroit dans la pénombre du crépuscule, sous le chant persistant des cigales, invite à la surprise. Et c’est bien une surprise de découvrir en avançant sur ce chemin de terre, un gradin à la cime duquel se trouve une régie avec un plateau frontal en contrebas. De nombreux spectateurs ont déjà pris place et on perçoit beaucoup d’enthousiasme dans les rangs, ce qui laisse penser que le spectacle est attendu.

Une fois installé, on observe par le détail le plateau à vue, finement élaboré par la scénographe Anne-Sophie Grac dans un souci manifeste de réalisme. L’espace restitue l’intérieur de ce qui pourrait être une maison normande à colombages. Le panneau du fond de scène est percé de trois portes de jardin à cour : une qui mène à la cuisine ; une autre vers les toilettes – Anne-Aymone s’y rendra très souvent – une dernière enfin vers ce qui est supposé être l’extérieur de la maison, dans un hors-scène où est garée la SIMCA de Michel qui « fume blanc » et qui « tète à 13 au 100 ». Sur ce panneau figurant le mur de la maison, sont accrochés différents objets dans un évident souci de précision, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les décors particulièrement léchés de Roger Harth pour la très emblématique émission de télévision des années Giscard, « Au théâtre ce soir ». À cour, on remarque une tête de sanglier empaillée, entre deux patères et près des fusibles apparents – qui vont sauter dans une scène endiablée de queue leu-leu à la bougie, montrant le temps des restrictions imposées par le giscardisme ; au centre du panneau, un crucifix entre la porte vers l’extérieur et les toilettes, figuration allégorique de la religiosité dans la France de l’époque ; plus à jardin, un fusil de chasse et des assiettes décoratives comme autant d’objets aujourd’hui désuets mais reflétant la ruralité des années 70. Devant ce panneau, une table imposante est dressée avec nappe et vaisselle immaculées – six couverts sont disposés de sorte que les personnages seront placés face au public. Tout indique qu’on se trouve dans un lieu de fête d’où hôtes et convives sont pour le moment absents, comme une sorte de diorama digne d’un musée de l’habitat local. Pour finir, on remarque à l’avant-scène la présence d’un parc pour enfant en bas âge à cour, et celle d’un poste de télévision à jardin. Il apparaît clairement que ces nombreux éléments plastiques et visuels sont placés sous le regard du public afin de les lui faire vivement remarquer : porteur de sens, le décor occupe par conséquent une place notable dans le spectacle, préparant l’arrivée des comédiens.
Un homme en pyjama enfantin entre alors et salue le public pour le prologue – la composition dramaturgique de la pièce est régulière et va suivre le mandat de Valéry Giscard d’Estaing fractionnant une singulière temporalité qui va superposer les années du septennat et les plats du réveillon de la famille Deschamps-Corrini en présence du couple présidentiel. L’homme a pour nom José Corrini et il est né en 1973. Il a donc un an moment où la pièce commence. C’est Julien Campani, co-auteur du texte et formidable comédien, qui joue ce rôle ambigu, positionné à l’avant-scène sous le faisceau d’une poursuite, quelque part entre une enfance dans les années 70 et le moment présent de la représentation, entre le passé et son avenir en définitive. Cette originalité du spectacle retient particulièrement l’attention, soulignant le rigoureux travail d’écriture du texte : il va s’agir pour ce bébé devenu un homme adulte dans le XXIème siècle de la représentation, de relater les événements d’autrefois, de vulgariser avec grande efficacité leur densité politique, économique, sociologique et historique. Une sorte de jeune Alain Decaux d’aujourd’hui, dynamique et truculent, entre jeu et narration, brisant toute possibilité de quatrième mur, annulant toute illusion théâtrale afin que le public reste bien en prise avec cette chronique commentée.
La famille va alors apparaître sur scène : d’abord, les parents, Marcel (Joseph Fourez) et Germaine (Morgane Nairaud), couple d’agriculteurs du Calvados ; puis, les enfants, avec la fille des Deschamps, Marie-France Corrini (Pauline Bolcatto), secrétaire chez Alsthom, et son mari, Michel Corrini (Clovis Fouin), ouvrier chez Alsthom lui aussi ; enfin, leur fils, José, que joue Julien Campani. Ce dernier apporte les informations nécessaires au public : les enfants arrivent pour le réveillon 1974 chez les parents, à Cricqueville-en-Bessin dans le Calvados. « Et cette maison, c’est la France. » La phrase clarifie ainsi la démarche adoptée grâce au choix de cette représentation symbolique. Valéry Giscard d’Estaing est joué par Philippe Canales, plus dans l’évocation que dans l’imitation, comme c’était déjà le cas de Julien Campani dans La Vie et la mort de Jacques Chirac. Suivant une approche similaire du personnage, le comédien ici ne cherche pas à reproduire le successeur de Georges Pompidou. Il reprend habilement son phrasé, certains de ses tics de langage aux accents aristocratiques si reconnaissables, pour en faire surgir une plus juste évocation. Le costume et la perruque facilitent la reconnaissance mais là non plus, il ne s’agit pas d’imiter, afin de stimuler la réflexion du public sur le théâtre qui se joue sous ses yeux.

Et c’est Gaïa Singer qui interprète avec brio Anne-Aymone Giscard d’Estaing, lui donnant une épaisseur psychologique que le rôle « d’épouse de… » n’avait peut-être pas laissé voir dans les reportages télévisés qui ont pu lui être consacrés. La comédienne la dote tantôt d’une incroyable drôlerie tantôt la place sur le fil de l’émotion, l’humanisant pour mieux révéler à la fois sa condition d’épouse d’un des « Rois » de la Vème, et de femme avec ses forces et ses failles.
Marie-France et Michel vont donc rapidement découvrir qui sont les deux mystérieux invités du réveillon. Comme le précise José dans le prologue, le président est « conservateur et progressiste » et son souhait est de regarder « la France au fond des yeux ». C’est pourquoi il va s’inviter « à dîner chez les Français ». L’extraordinaire idée des deux auteurs consiste à ce que le repas dans son déroulé soit l’occasion de reconstituer son parcours. Chaque étape du réveillon renvoie à une prise de parole de José ou à une archive sonore qu’il lance à l’aide d’une télécommande faisant entendre des extraits des traditionnels vœux présidentiels pour toutes les années du septennat. De « Monsieur le Président » à « Giscard ».

Bien sûr, Michel le syndicaliste, Marie-France la féministe aux idées socialistes montantes, ne font pas partie de l’électorat de Giscard d’Estaing, contrairement aux Deschamps qui l’accueillent tel un authentique monarque, lui rendant hommage avec force courbettes. Seulement, de la soupe de cresson « façon…mousse » à la galette finale, les déconvenues se multiplient plus que les voix des électeurs et entraînent sa progressive disgrâce. Le réveillon laisse un goût amer dans les bouches autant que dans les cœurs. Les coiffures tombent, les vêtements se froissent, les couverts se désordonnent et le ton monte. Une scène marquante : tous sont assis dans la pénombre, face au public, le couple présidentiel au centre.

Les Deschamps comme les Corrini vont tour à tour se lever, se détourner sans un regard pour eux, de la dureté dans la voix pour appuyer leur éloignement. Voilà les effets de l’amertume d’un peuple semble-t-on dire alors. Les chansons populaires de l’époque que chaque comédien entonne scandent cette lente désillusion : depuis « La Ballade des gens heureux » par Giscard lui-même jusqu’à « Attention, Mesdames et Messieurs » que chante José, en passant par l’iconoclaste « Ça plane pour moi » qu’interprète avec une délicieuse fureur Pauline Bolcatto, les événements s’enchaînent poussés par « ce grand vent de nouveauté radicale ». De la crise pétrolière que le président ne jugule pas avec une montée fulgurante du chômage, à la tentative de relance – la drôlissime démonstration de « l’usine à totottes » est exceptionnelle ! – pour glisser vers l’impitoyable rigueur qui fait que « tout le monde a une bonne raison de le détester », le président finit « coincé au centre ». Et tout s’achève après le très connu « au revoir » adressé au public dans l’embrasure de la porte que José claque ensuite violemment sur le président désormais sorti.
À travers un savant équilibre entre réflexion et légèreté, les auteurs réussissent pleinement leur pari une fois de plus, sans jamais tomber dans un didactisme trop aride, sans reprendre non plus ce qui a déjà été créé avec les premiers spectacles. Porté par une extraordinaire troupe de comédiennes et de comédiens terriblement engagés, provenant pour plusieurs du Nouveau Théâtre Populaire, Le Dîner chez les Français de V. Giscard d’Estaing offre un de ces moments de théâtre précieux qu’on emporte dans ses souvenirs de festivalier. Un des Rois a vécu puis est en quelque sorte mort sur scène ce soir. Alors vivement le prochain !