Un après-midi sous les nuages et quelques gouttes de pluie est un moment rare pour un premier dimanche de Festival. Il règne dans la cour de Présence Pasteur une effervescence, un enthousiasme contagieux. Les équipes comme les premiers festivaliers sont réjouis. Et le sourire de Léonore Confino qui nous accueille ne dément pas cette joie. Nous pénétrons donc dans la salle et nous installons dans les gradins presque pleins, avec curiosité et entrain pour ce tout premier spectacle auquel nous assistons.
Le plateau est recouvert d’une toile blanche plissée – une évocation de l’écume, ou encore du sable, celui qui est constitutif du verre peut-être. Un peu derrière, au lointain, on perçoit de fins panneaux inspirés des travaux de Dan Graham, à l’aspect d’abord réfléchissant qui renvoient une image déformée du public – comme une invitation discrète déjà à regarder notre propre histoire, qui sait ? Tout commence « quelque part dans les mers du Nord », un soir de tempête où le vent mugit et où les vagues s’écrasent avec fracas contre les falaises. Des visages apparaissent derrière les panneaux devenus translucides, faiblement éclairés par une lumière bleutée et tremblante, laissant voir une famille à la recherche de la fille cadette qui a disparu. L’écho des voix porte en résonance quelque chose de cauchemardesque. « Il faut retrouver Liv ». La phrase, simple en apparence, exprime d’emblée une urgence, une nécessité absolue pour la disparue comme pour les siens. La retrouver, le verbaliser apparaît comme l’enjeu d’un retour impérieux à la lumière à travers les panneaux. En chacun, en chacune. « La résilience, j’en ai rien à foutre » dit l’une d’entre eux – perdre Liv n’est par conséquent absolument pas envisageable. La musique pulsatile accompagne cette recherche immobile et paradoxalement si affolée, si haletante. De celles qu’accompagne l’emballement du muscle cardiaque pour une question de survie.

Soudain, lumières sur le plateau surplombé d’un lustre en cristal – emblème discret de cette translucidité finement ciselée, dure et pourtant si cassable, suspendue depuis les cintres. Les parents, Frederik et Esther, accueillent des invités pour le mariage de leur fille aînée, face aux spectateurs – certainement promus convives de la noce. Hella se marie avec Nino qui semble avoir tout du gendre parfait. On distribue des sourires, on formule des phrases convenues. Esther – formidable Delphine Cogniard – lâche : « J’ignore pourquoi, j’ai l’impression de ne pas être moi-même ». Cette ouverture en trompe‑l’œil ne trompe presque pas en définitive. Les meubles sont transparents hormis la structure qui les tient debout. La pièce montée, elle-même, n’est pas sans rappeler quelque bronze rapporté d’un Huis-clos sartrien déclassé. Tout paraît faux, y compris pour les personnages eux-mêmes conduits rapidement à une étrange introspection. Les habiles découpes et les superbes rasants conçus par Nicolas Gros dessinent cet espace frappé d’« inquiétante étrangeté », manifestation palpable d’une angoisse sous-jacente au cœur de cet univers familial commun, trop insécurisant néanmoins. La danse endiablée dans laquelle toute la famille se jette à corps perdu, est une autre manifestation de cette dissonance. Jouée avec grande subtilité par Sylvia Amato, Anja, la grand-mère qui perd la tête, se déhanche furieusement, toute de rouge vêtue. Mais Esther vacille sous les yeux du public qui la voit peu à peu plonger dans une crise paralysante, interrompant subitement la fête. Les invités sont renvoyés. La mère est étourdie, tendue, incapable de dire pourquoi : sa maladie nerveuse l’éreinte, éreinte tout le monde – comme le montrent les scènes de flash-back où Frederik amène les filles à la plage pour la laisser se reposer, celle où il va jusqu’à s’emporter contre elle, impuissant devant ce mouvement dévastateur qui emporte la famille au cœur d’un tourbillon invisible et redoutable. C’est aussi au cours d’une de ces scènes que l’on découvre comment Nino – Mathieu Saccucci au jeu mesuré et troublant – est entré dans la famille en livrant les médicaments à Esther. De même, on comprend comment il rencontre Hella qui a simplement le même âge que lui – le coup de foudre ne semble pas instantanément avoir eu lieu…

Un lien solide unit les femmes de la famille qui se le passent les unes aux autres : c’est une mésange en verre que la mère d’Anja lui a laissée avant de partir sans jamais plus revenir. Et cet objet dont on devine immédiatement la forte charge symbolique se transmet de mère en fille, se transmet entre sœurs. Il n’est pas garant d’un savoir-faire traditionnel, pas davantage porteur de puissance. Il est transparent, dur, cassant, fait de ce sable balayé par le vent sur les plages des mers du Nord et que Pio transforme en verre, comme son grand-père avant lui. Il est conservé au cœur de la nuit et on le perçoit derrière le panneau central rendu à peine translucide : Liv – Yasmine Haller, merveilleuse dans ce rôle – le soulève alors qu’elle au lit. Il est la beauté mais surtout le mystère, qui tient à distance des mots aux vertus libératrices rendus atones. Il est le gage de l’enfermement dans le silence, du maintien dans l’ombre. Surgie du texte de Léonore Confino et Géraldine Martineau, cette image d’une grande force évocatrice est brillante et donne au spectacle une dimension allégorique aussi gracieuse que signifiante.
Le lendemain des noces cependant, Liv qui est manifestement très troublée, fait comprendre – sans le dire distinctement, les mots sont encore empêchés – qu’elle a cassé la mésange de verre au cours de la nuit. Que s’est-il passé ? On le découvrira de manière feutrée, derrière les panneaux translucides, dans une lumière faible et blafarde. Liv a désormais un secret elle aussi – un nouveau secret dans la famille où ce silence reste une valeur cardinale très résistante. Cependant, avec le soutien de Pio, le seul à voir les morceaux de verre dans la plaie qui « s’infecte », elle va réussir à parler. Un peu d’abord mais on ne la comprend pas. Pio sent pourtant qu’elle « [tait] quelque chose de grave ».

Et c’est alors que le Vieux Souffleur – formidable marionnette sur un fauteuil roulant, manipulée par Anthony Davy qui interprète justement Pio, son petit-fils – révèle le secret de la mésange lié à la disparition de la mère d’Anja. Ainsi, on mesure le poids de cette terrible disparition dans l’histoire familiale au cours de cette scène formidablement jouée. Et comme la parole a jailli, rien ne semble désormais pouvoir l’arrêter. Liv a disparu mais tous la recherchent. L’habile composition dramaturgique de la pièce permet de revenir à ce qui a ouvert le spectacle : l’énigme se résout progressivement – les phrases qui étaient tues sont désormais audibles. L’écheveau se sera dénoué au fil des ruptures narratives, des retours en arrière, des discrets effets d’annonce – Anja quittant sa perruque après le mariage, visible derrière un panneau, ne laisse-t-elle pas entendre d’une certaine façon que la vérité ne sera pas toujours cachée ? Au fil des ellipses aussi car le creux est un endroit essentiel à la fable ici. L’angle (presque) mort recèle la vérité qu’on ne cesse de frôler. Jusqu’à la révélation finale. Jusqu’à la parole de Liv et jusqu’à la fuite coupable de Nino dans la forêt – lieu sombre et menaçant des contes – comme dans une damnation infinie. L’enfant de verre n’est plus, l’urgence de dire non plus, les secrets se sont évanouis. Reste Liv, une autre mésange de chair et d’os, porteuse d’une parole, d’un bonheur que tous entourent étroitement.

On sort ébloui de ce spectacle d’un grand raffinement dans sa dimension plastique, porté par des comédiens à couper le souffle – avec une mention spéciale pour Yasmine Haller, époustouflante. La mise en scène d’Alain Batis transpose avec beaucoup de rigueur et de justesse le texte, comme un exemple tout à fait probant d’un compagnonnage réussi entre les artistes qui ont vraiment « pris le risque de la beauté ». Pour faire entendre l’impossibilité de la parole. Pour dire qu’en brisant le silence de verre, la vérité aussi insupportable soit-elle, n’est jamais loin. Qu’il faut parfois l’affronter sans attendre davantage et que les mots dessus permettent sans doute d’y parvenir un peu plus.