En ce samedi soir, il règne une effervescence très particulière devant le Palais des Papes. Le public s’est assemblé pour entrer dans la célèbre enceinte afin d’assister à un véritable événement programmé dans cette 79ème édition. La présence de la Comédie-Française en ce lieu est rare et précieuse, surtout quand il s’agit de jouer Le Soulier de Satin dont le souvenir de la magistrale mise en scène d’Antoine Vitez plane encore dans la Cour d’honneur. C’est certainement pourquoi les spectateurs entrent non sans une certaine fébrilité, pressentant que les huit heures du spectacle dirigé par Eric Ruf qui s’annoncent – même s’il y en a quatre de moins qu’en 1987 – vont permettre de vivre une expérience exceptionnelle, de participer à un moment de théâtre majeur.
Chaque spectateur cherche sa place, aiguillé par le personnel dans les gradins dont le renfort est souvent salutaire compte tenu de l'ampleur du lieu. C’est en se déplaçant pour trouver son siège qu’on croise déjà les comédiens allant de la scène aux travées, saluant chaleureusement le public, posant parfois pour des photos. L’installation de l’assistance prend du temps et c’est une manière de créer une forme de proximité, un lien plus évident de la part d’une troupe visiblement ravie d’être là aussi. On peut aisément imaginer la joie immense pour ces comédiens virtuoses de se trouver dans un tel endroit pour leur première du Soulier à Avignon.
On remarque tout de suite la somptuosité des costumes conçues par Christian Lacroix, élégant mélange entre le Siècle d’or espagnol et une certaine modernité qui annonce le travail de mise en scène. Des musiciens sont sur le plateau et jouent en attendant que le spectacle commence – ils ne quitteront pas la scène pendant presque toute la durée de la pièce.

C’est alors que, peu après le retentissement des célèbres trompettes de Maurice Jarre, toute la troupe se rassemble sur ce plateau assez peu rempli hormis par quelques accessoires, pour entonner dans un splendide chœur polyphonique, le baroque « O cessate di piagarmi » d’Alessandro Scarlatti. « Ô cessez de me faire souffrir ! Ô laissez-moi mourir », répètent-ils à l’unisson entre leurs différentes voix, comme une annonce de ce qui va suivre, teintée d’une douce mélancolie. Car la pièce de Claudel est une résonance à la fois poétique et dramatique de sa propre souffrance amoureuse pour Rosalie Vetch, la maîtresse avec qui toute relation suivie demeure impossible. À l’orée du texte, l’exergue de Saint-Augustin le souligne : « Etiam peccata - Même les péchés servent » jusque dans ce si poétique dépassement du réel sur lequel s’ouvre Le Soulier de satin – titre qui renvoie à cette délicate chaussure rouge vif ici, symbole de la douloureuse pureté du cœur de Prouhèze ; son « malheureux petit pied » qu’elle confie à la Vierge et qui va la rendre boiteuse quand elle voudra « s’élancer vers le mal », emporté par-delà le haut mur d’enceinte, accroché à un ballon qui s’élève.
Plus proche de Vitez que d’Olivier Py qui a monté le spectacle à l’Odéon en 2009, Eric Ruf se fonde surtout sur la grandeur et la force du texte. Ne s’interdisant pas plusieurs incursions contemporaines audacieuses malgré cela, il procède à des arrangements, opère quelques coupes, supprime certaines scènes – un regret pour celles de l’Ombre double et surtout celle de la Lune à la fin de Deuxième Journée, morceaux sublimes s’il en est – mais le texte claudélien reste l’élément structurant du spectacle. Et les comédiens du Français le font formidablement entendre entre les murs de la Cour, dans un écho aussi vibrant que mystérieux, convoquant la mémoire du lieu, en appelant avec justesse à la sensibilité de tous – comme dans cet instant de grâce collective lorsque l’assemblée entonne la mélodie fredonnée par Doña Musique, merveilleuse Edith Proust dans ses improvisations.
Ce sont Florence Viala – toujours merveilleuse – et Serge Bagdassarian – tout aussi étourdissant – qui ouvrent la nuit et deviennent le couple d’Annonciers, là où dans la pièce il n’y en a qu’un seul personnage. Portant une longue robe d’un délicat gris bleu, taillée dans un tissu fluide, tous deux deviennent des instances narratives et prennent en charge le texte de ce personnage très novateur créé alors par Claudel, qu'un Brecht n’aurait pas dénoncé. Tantôt dans un numéro de duettistes, tantôt en solo, ils constituent le ciment dramaturgique de ce Soulier, faisant entendre les didascalies au fil des quatre Journées, permettant joyeusement de se repérer dans le foisonnement de cette pièce-monde. S’agitant sur scène – l’imitation de la tempête par Serge Bagdassarian est franchement cocasse – apportant des commentaires railleurs y compris envers le public parfois – on s’amuse encore en pensant au rappel à l’ordre de Florence Viala qui reproche vertement aux spectateurs de regarder le ballon qui soulève dans les airs le soulier de Prouhèze, au lieu de s’intéresser à la suite du spectacle – ils incarnent le pivot du drame, entre sublime et grotesque en un sens.
En somme, ils sont le repère de ce qui se joue sur scène et dans les gradins. Figurant un lien entre le présent de la représentation et celui de la fable, ils apportent une légèreté revendiquée par Claudel, un ton facétieux et résolument moderne qui, loin de parasiter le texte, amènent le public à lui porter une attention particulière, à l’entendre plus distinctement, comme deux guides à l’intérieur de cette prose poétique si riche.

La densité de l’intrigue n’est plus à démontrer. Rodrigue – remarquable Baptiste Chabauty qui traverse pratiquement toute la pièce – et Prouhèze magnifiquement interprétée entre incandescence et fragilité par Marina Hands, s’aiment d’un amour impossible. La fidélité tiraillée par le désir de l’autre, la béance du manque, la sublimation dans l’élévation mystique, tout concourt à faire de ce couple d’ « amants stellaires », deux âmes lumineuses qui « arrivent à s'affronter, sans jamais pouvoir se rejoindre, d'un côté et de l'autre de la Voie lactée » pour citer l’auteur lui-même. La transcendance de sa propre vie dans le théâtre, par le théâtre.

C’est Christophe Montenez qui joue Camille, le double sauvage et violent de Rodrigue, frère ennemi, jumeau dizygote inquiétant du personnage principal dont il figure une forme d’anti-reflet, redoutable et ombrageux. L’acteur impose une présence inquiétante dans la Cour, depuis la scène jusqu’aux gradins dans lesquels il se rend avec une ardeur menaçante, faisant retentir sa voix grondante, entre éclats et contentions. Par lui, la forteresse de Mogador devient pour Prouhèze un lieu tout à fait paradoxal : à la fois une échappatoire au péché et un lieu d’éternel enfermement, rejetée à jamais loin de Rodrigue. Les scènes avec Marina Hands puis Baptiste Chabauty sont particulièrement impressionnantes par leur remarquable intensité.
Les entractes offrent au public comme aux acteurs la possibilité de reprendre son souffle, de méditer sur la journée qui s’achève suivant la dramaturgie d’inspiration espagnole – hormis la deuxième journée qui est suivie de quelques scènes de la troisième avant l’entracte qui la suit. Et c’est une des jeunes comédiennes de la troupe qui vient annoncer la pause salutaire pour se redresser, faire quelque pas et surtout assimiler ce à quoi on vient d’assister avant la suite de ce théâtre délicieusement exigeant. De cette façon, les regards restent aussi attentifs que possible au fil de la nuit qui avance et ressemble à un merveilleux voyage.

La présence de Fanny Barthold, Rachel Collignon et Gabriel Draper jouant la foule Soldats, Officiers, Serviteurs, Seigneurs, Courtisans et Ministres rappelle que la pièce-monde Claudel recèle une multitude, un défilé de personnages variés, comme l’évocation d’une humanité qui lui serait propre. De ce fait, les différents comédiens du Français endossent souvent plusieurs rôles, traçant des lignes de convergence au sein de la galaxie claudélienne mais aussi entre eux, au sein de la troupe, sans se préoccuper du genre, de l’origine de chacun. Citons entre autres, Danièle Lebrun qui est extraordinaire en Doña Honoria dans sa scène face à Pélage mais elle est également un très étonnant Chambellan ; Birane Ba est absolument sensationnel en Chinois, serviteur de Rodrigue ; Christian Gonon endosse successivement les rôles du Sergent napolitain, du Capitaine, de Don Léopold Auguste et du Japonais Daibutsu avec beaucoup d’habilité. Laurent Stocker est un Balthazar à la façon d’un culbutot drôle et touchant et, après l’Archéologue suivi d’Almagro, il campe un majestueux second Roi d’Espagne. Citons enfin Didier Sandre, inoubliable Rodrigue dans la mise en scène d’Antoine Vitez, qui retrouve la scène de la Cour pour jouer ici successivement Don Pélage, le mari de Prouhèze, et un second Chancelier désopilant par son gromelot intermittent qui n’est pas sans rappeler certaines personnalités politiques d’aujourd’hui.

A travers les lumières soigneusement conçues par Bertrand Couderc, et les fumigènes soulignant toute l’étrangeté de cette histoire tentaculaire, le surnaturel surgit parfois. La figure de l’Ange – épatant Sefa Yeboah – en est une incarnation nette. Le jeu subtil et incarné d’Edith Proust pour le personnage de Sept-Epées – ne serait-ce que par son nom, lui confère également une part de mystère dans la voix comme dans ses mouvements. Fille de Prouhèze et de Camille, elle se déclare pourtant enfant de Rodrigue. Ardente, passionnée, elle rejoint Jean d’Autriche, portée par ses partenaires dans une scène d’une grâce indiscutable et survit à une traversée en mer. Elle sera la consolation de Rodrigue, déchu, vendu à une religieuse – une fois encore, merveilleuse Danièle Lebrun. Et c’est ainsique la pièce s’achève, après huit heures de spectacle, trois entractes pour les spectateurs, les équipes techniques et artistiques dans les premières lueurs de l’aube par-dessus les remparts de la Cour d’honneur, devant un public ému et debout comme un seul homme pour applaudir.
Il est bien des spectacles qui comptent pour toujours et nul doute que celui-ci en fait partie. Outre la poésie du texte, quintessence de l’écriture claudélienne, la mise en scène d’Eric Ruf le situe dans notre présent du XXIème siècle. Certes, il fallait la troupe de la Comédie-Française pour relever pareil défi, avec des acteurs de haut niveau, précis, solides et capables de cette légèreté nécessaire pour ne pas fuir devant pareil monument littéraire. Ajoutons que la Cour d’honneur n’est pas pour rien non plus dans ce succès évident. L’endroit chargé d’une histoire en résonance avec ce texte, sa configuration qui confine au gigantisme – et on sait combien cela peut piéger des acteurs mêmes chevronnés – son éminente solennité, tout cela a permis de magnifier l’œuvre d’un vernis nouveau. En ce petit matin d’un dimanche de juillet, il y avait beaucoup de joie, beaucoup d’yeux brillants, un souffle plein de gratitude dans le public applaudissant debout. Les comédiens n’ont pas caché leur émotion non plus et ont entonné une version du morceau de Scarlatti en guise de berceuse, achevant tout en finesse les huit heures écoulées, concluant la traversée de cette inoubliable nuit avignonnaise.

La mort de don Balthazar est aussi extraordinaire d'émotion suspendue, et Laurent Stocker y est exceptionnel.
Attention, les légendes de deux photographies sont erronées : Chabauty est à droite et Stocker à gauche.