Richard Strauss (1864–1949)
Elektra (1909)
Tragödie in einem Aufzug
Texte de Hugo von Hofmannsthal, d'après la tragédie qu'il a écrite en 1903 sur la base de la tragédie de Sophocle (vers 413 av. J.-C.)
Création le 25 janvier 1909, Königliches Opernhaus Dresden

Direction musicale : Alexander Soddy
Mise en scène : Harry Kupfer
reprise par : Angela Brandt
Décors : Hans Schavernoch
Costumes : Reinhard Heinrich

Klytämnestra : Nina Stemme
Elektra : Aušrinė Stundytė
Chrysothemis : Camilla Nylund
Aegisth  : Jörg Schneider
Orest : Derek Welton
Der Pfleger des Orest : Marcus Pelz
Die Vertraute : Ana Garotić*
Die Schleppträgerin : Maria Zherebiateva*
Ein junger Diener : Hiroshi Amako
Ein alter Diener : Dan Paul Dumitrescu
Die Aufseherin : Stephanie Houtzeel
Erste Magd : Monika Bohinec
Zweite Magd : Juliette Mars
Dritte Magd : Teresa Sales Rebordão*
Vierte Magd : Anna Bondarenko
Fünfte Magd : Regine Hangler

*membres du Studio de l’Opéra d’État de Vienne

Orchester der Wiener Staatsoper
Chor der Wiener Staatsoper
Chef des chœurs : Martin Schebesta

 

 

Vienne, Staatsoper, samedi 20 décembre 2025, 19h

Aller à Vienne à l’opéra, c’est se plonger dans les labyrinthes de la mémoire mélomaniaque, d’autant quand on a foulé pour la première fois les marbres et les velours de cette maison en septembre 1979. Alors on constate ce qui change et ce qui est immuable, les rituels, les places-debout au centre de l’orchestre, la « Abendkasse » mythique. En bref, l’Opéra d’État de Vienne est d’abord une histoire, plus qu’ailleurs, qui trône au milieu du Ring, ce boulevard circulaire qui enserre la vieille ville, premier monument institutionnel devant lequel on passe avant la Hofburg, le Kunsthistorisches Museum et le Parlement…
Le long du Ring à Vienne, on trouve en effet toutes les institutions politiques, palais impérial, parlement, mairie, culturelles avec le Kunsthistorisches Museum et le Burgtheater d’un côté et la Staatsoper de l’autre. Tout est là, ou presque, comme un circuit institutionnel obligatoire qui suit les lignes du tram, d’un arrêt l’autre.
La production d’
Elektra, signée Harry Kupfer, est l’une des productions viennoises légendaires des dernières décennies, vue à Vienne et à Salzbourg. Par une erreur inexplicable de vision et de sens historique, elle fut retirée brièvement au profit d’une autre, médiocre, signée Uwe Eric Laufenberg entre 2015 et 2020. Par bonheur, Bogdan Roščić à son arrivée à la tête de la maison décida de revenir à Kupfer, et fit refaire la production, la reproposa à sa prise de fonctions dès le 8 septembre 2020, quelques mois après la mort de Kupfer.

Le constat est immédiat, dès le lever de rideau : on entre tout de go dans la légende dorée des productions inoubliables, qui fonctionnent au-delà des époques, des distributions et des publics. Pour qui l’avait vue avec Claudio Abbado dès 1989, elle n’a rien perdu de sa puissance évocatoire, elle n’a rien perdu de son génie propre. Et c’est le triomphe, indiscutable.

 

 

Souvenirs… Souvenirs

Commençons par un souvenir.

Une queue à l’Opera de paris au Palais Garnier pour une Tosca en ces temps anciens où les queues duraient des heures si bien qu’on bavardait avec ses voisins ou voisines. Une dame qui me raconte qu’elle revient voir Tosca après l’avoir vu une petite vingtaine d’années auparavant avec Maria Callas. Elle commence à en parler et en l’évoquant se se met à pleurer.

Mon rapport avec Elektra pourrait ressembler à cette anecdote.
Ma première Elektra, ce fut au palais Garnier en 1974 avec Karl Böhm en fosse et sur scène Birgit Nilsson entourée de Christa Ludwig et Leonie Rysanek. L’année suivante. Astrid Varnay avait succédé à Ludwig. Huit représentations en deux saisons. J’en vis sept puisque la huitième avait été préemptée par la Présidence de la République (Giscard) pour je ne sais quelle visite officielle .
Depuis j’ai enfermé tout cela dans mon coffre personnel, comme une sorte d’Elektra-étalon. La suite de ma vie et les nombreuses productions d’Elektra vues avec les plus grands chefs Abbado, Maazel ou Petrenko et les plus grandes Elektra des 40 dernières années (Gwyneth Jones, Hildegard Behrens, Evelyn Herlitzius, Nina Stemme, Eva Marton etc…) n’ont pas réussi à détrôner l’étalon princeps. Qui a entendu Birgit Nilsson en scène dans ce rôle sait parfaitement ce que je veux dire, et qui a entendu Karl Böhm diriger Elektra sait aussi quel son singulier il pouvait tirer de l’orchestre, en l’occurrence celui de l’Opéra de Paris et avec quelle tension il dirigeait. Qui l’a entendu dans Elektra sait aussi ce que voulait dire une Elektra torrentielle et en même temps cristalline, inoubliable dans le cœur, intacte dans la mémoire pour toujours. Il existe quelques enregistrements « Live » d’une des représentations, pour ceux qui voudraient se faire mal.

Fallait-il alors fermer le livre Elektra ? Fallait-il renoncer à en écouter d’autres ?  Fallait-il renoncer à écouter une œuvre qu’on adore parce que le livre a été ouvert par quatre divinités irremplaçables et irremplacées ?
Évidemment pas.
C’est pourquoi ma venue à Vienne en ce mois de décembre 2025 a quelque chose d’un pèlerinage. Non que j’y cherche les fantômes de Karl Böhm ou de Nilsson, non, pas vraiment puisqu’ils restent pleinement vivants en moi. Mais le Wanderer-pèlerin va chercher un autre souvenir, celui de la rencontre de Claudio Abbado avec cette œuvre dans la mise en scène de Harry Kupfer. Si je voue un culte bien connu à Abbado, j’ai aussi une grande admiration pour Kupfer depuis son fameux Fliegende Holländer de Bayreuth en 1978.

J’ai vu cette production d’Elektra avec Abbado en fosse le 18 juin 1989 (Avec Eva Marton, Brigitte Fassbaender, Cheryl Studer, James King et Franz Grundheber) lorsqu’Abbado était encore le GMD de Vienne, quelques mois avant d’être élu à Berlin. Et plus que distribution et chef (et pourtant…) c’est la production qui me cloua sur place…
Je ne viens pas chercher ce soir des souvenirs : le seul fait d’être à l’opéra de Vienne, c’est voir danser tous mes fantômes dès le premier pas dans l’Atrium, j’ai vu et entendu tant de choses extraordinaires (et même quelques représentations innommables) que revenir à Vienne à la Haus am Ring est pour moi un perpétuel bal de l’opéra, plutôt la grande valse de mes fantômes de l’opéra.

 

La production légendaire d’Harry Kupfer

Vision globale © Wiener Staasoper / Michael Pöhn 

Je n’ai pas revu la production de Kupfer depuis. Je viens pour la revoir, la revivre, et je suis d’être là aussi pour une distribution qui aujourd’hui est sans doute l’une des meilleures possibles avec en fosse un chef dont on dit grand bien et qui représente un beau futur pour l’art lyrique, le britannique Alexander Soddy. Le trio de dames c’est Camilla Nylund en Chrysothemis Nina Stemme dans sa prise de rôle en Klytämnestra et Ausriné Stundyté en Elektra.

Dès le lever de rideau, la messe est dite.
S’impose à nous l’immense statue d’un homme, d’un guerrier dont on ne voit que la jambe, pied posé sur un globe ouvert et cabossé avec gisant à côté une tête géante ensablée. Tout est là et tout est dit de l’œuvre et de la tragédie.
Cette immense statue, c’est l’ombre portée de la mémoire et du crime. C’est ce qui motive la haine d’Elektra, les cauchemars de Klytämnestra et la disparition d’Oreste dont on ne sait rien. Cette immense statue, c’est Agamemnon.
Inutile d’en dire plus, inutile d’en faire plus : le rapport entre les corps minuscules des servantes et des personnages principaux et cette énorme statue écrasante, ce colosse de Mycènes suffit à tout dire.

À cela, il faut ajouter des cordes qui pendent du haut comme des liens, comme si on avait désespérément cherché à faire tomber la statue-monument, qu’on suppose avoir été élevée comme tombeau, comme si ces cordes emprisonnaient tous les personnages dans les replis de leur remords, dans le souvenir de leur crime d’un côté et dans les plaies ouvertes de leur désir de vengeance de l’autre.

Cela suffit à poser la tragédie.
Tout se déroule sur ce socle de statue et c’est dans ce socle qu’Elektra a choisi de vivre, enfermée dans le globe à moitié ouvert au pied de son père, ruminant sans cesse sa vengeance et en même temps écrasée par l’impossibilité même de la mener.

La mise en scène dans ce décor contraint tous les personnages à visiter Elektra au pied de la statue et donc à être à la fois confronté à la jeune femme et écrasé physiquement par le lieu-mémoire.

Ausriné Stundyté (Elektra)

C’est du pur Théâtre épique, pur théâtre de signes.
Un théâtre qui ne se perd dans aucun détail, un théâtre qui ne raconte rien d’autre que la mémoire écrasante, que son impossibilité de l’effacer. Et qui place chaque personnage dans son rapport à l’autre face à ce mur de l’impossibilité.
Ce n’est pas une fatalité virtuellement, écrasante, comme dit la définition du héros tragique[1], c’est la fatalité visible et pas virtuelle qui écrase directement chaque personnage mais qui s’impose aussi aux spectateurs par ce mollet gigantesque. Agamemnon est là. Personne n’y échappe et évidemment le premier monologue d’Elektra, prend tout son sens avec la question fameuse et initiale (ici assez sarcastique au vu de la situation «  Agamemnon wo bist du ? » (où es-tu ?). Visuellement les 2000 personnes de la salle ont la réponse immédiate : Agamemnon est partout.
Kupfer et son décorateur Hans Schavernoch l’imposent à vue. On oserait dire que tout le reste n’est que littérature ou plutôt que tout est théâtre ordinaire pour personnages extraordinaires.
Kupfer est un très bon directeur d’acteur et il a laissé sans doute des notes de mise en scène assez précises mais les trois dames qui chantent ce soir savent chacune ce qu’elles chantent. Les trois sont des incarnations. Les trois sont des chanteuses à tête…
Par ailleurs, les costumes de Reinhard Heinrich sont particulièrement intéressants et tout aussi lisibles que le décor.

Apparition de Klytämnestra (Nina Stemme)

Il y a entre les trois dames, une parenté de style qui fait évidemment « famille » : on est chez les charmants Atrides… Chacune porte une coiffe à peu près semblable comme un appartenant au même clan, mais chacune se distingue par la robe. Celle d’Elektra est plutôt simple c’est celle de la fille exclue ou qui s’est exclue du cercle, celle plus élégante de Chrysothémis, marquée par un simple liseré blanc qui en double les lignes, est une robe à la fois semblable et différente :  elle a l’élégance de celle qui est encore dans la famille, celle qui prend soin de soi, celle qui aimerait se marier, celle qui aimerait vivre, et la seule qui ne voudrait pas de la tragédie, qui s’impose à elle malgré tout. Son costume indique cette élégance simple : c’est toujours ici l’Empire des signes….

Nina Stemme (Klytämnestra)

Et puis il y a Klytämnestra, la mère avec ses colliers, ses grigris, sa robe noire plus chargée comme si elle était aussi chargée de toute la mémoire de toutes les peurs de cette famille et qu’en même temps elle voulait les éviter, les repousser : une sorte de robe de deuil apotropaïque, l’image même de la contradiction tragique. Trois femmes, trois déclinaisons d’une même famille qui ont quelque chose de semblable et de différent. Là encore Kupfer travaille à vue.

Les servantes ont des costumes qui constituent une variation selon les mêmes déclinaisons stylistiques : tout dans cette maison est frappé de la même sorte de malédiction.
Ce qui nous étonne aussi, c’est le côté « chronique d’une tragédie ordinaire », on a tout compris et malgré tout on est complètement aimanté par ce qui se passe en scène, et c’est là toute la magie de la mise en scène de Kupfer. C’est ce qui la rend totalement intemporelle, à la fois parfaite mise en scène pour du répertoire parce qu’on a l’impression que n’importe qui pourrait s’y glisser, s’y lover et s’en vêtir avec facilité et en même temps elle affiche quelque chose de définitif comme s’il n’y avait rien de plus absolu que cette tragédie-là. On est à la fois happé et presque hypnotisé, attiré et aimanté, on est dedans et en même temps on reste dehors, contemplant le spectacle de l’inévitable, contemplant la tragédie. Ce jeu intérieur et extérieur est fascinant. Les Atrides, ça vous bouffe de partout, piranha et vermine tragique tout à la fois.
C’est l’effet Elektra c’est ce qu’on était venu chercher et c’est ce qu’on a trouvé.

 

Les voix

Du point de vue du chant, on trouve sur scène la solidité homogène réunie pour les rôles de complément très nombreux dans Elektra, qui chantent peu, mais toujours avec un certain relief, comme les servantes, concentrées sur la première scène avec notamment les solides Stéphanie Houtzeel et Martina Bohinec, mais dont on remarque notamment la belle ligne de Regine Hangler, cinquième servante particulièrement vive et forte qui sait créer la tension nécessaire.
Traditionnellement la Schleppeträgerin ( l’alto Maria Zherebiatieva) et la Vertraute (confidente, confiée au soprano Ana Garotic) sont confiées à des chanteuses issues du studio local, bien mises en relief, avec des timbres particulièrement intéressants.
Tout aussi habituellement, le serviteur d’Orest (Der Pfleger des Orest) est Marcus Pelz, baryton-basse de qualité issue de la troupe, et le vieux serviteur (Alter Diener) confié au très expérimenté Dan Paul Dumitrescu, basse membre de la troupe depuis 2001.

Ausriné Stundyté (Elektra), Jörg Schneider (Aegisth)

L’Aegisth de Jörg Schneider (un rôle qu’il chante depuis 2018 à la Staatsoper), autre membre de la troupe, affiche cette voix de caractère qui rend le personnage immédiatement identifiable, détestable sans être caricatural avec un phrasé net et une parfaite diction, sans compter une projection qui fait parfaitement entendre le jeu de dupes entre lui et Elektra, avec un vrai sens de la coloration vocale. C’est un chanteur de grande qualité, qui sait comment faire sonner le mot, et sa brève intervention est pleine de relief.

Derek Welton (Orest)

Derek Welton est Orest, qu’il chanté à plusieurs reprises dans cette production depuis 2020. Nous connaissons bien cette voix qui manque quelques fois d’expressivité dans d’autres rôles, mais qui réussit parfaitement dans Orest qui exige une sorte d’égalité de ton avec un très beau timbre à la couleur sombre, dont la puissance frappe ici, fleurant celle d’un Wotan qu’il chante par ailleurs. Il est l’Orest présent et absent qu’on attend et se montre particulièrement convaincant, dominant la partie et bien engagé scéniquement.

Camilla Nylund (Chrysothémis)

Camilla Nylund est une Chrysothémis vibrante, puissante et terriblement humaine. Par son volume elle dépasse le flot de l’orchestre. Par son chant elle réussit à montrer non seulement fortement l’humanité du personnage mais en même temps sa désespérance. Le timbre chaleureux, le lyrisme, les aigus sûrs la posent en opposition (bienvenue) avec le timbre plus métallique d’Ausriné Stundyté en Elektra, mais c’est dans la scène finale qu’elle explose littéralement, devenant absolument bouleversante. C’est une des plus belles Chrysothémis entendues depuis bien des années, et qui confirme qu’elle est un des sopranos dramatiques les plus intense et les plus engagés en scène, quels que soient les rôles, de Wagner à Strauss. Elle est simplement extraordinaire, à son sommet.

Nina Stemme (Klytämnestra)

On attendait évidemment NIna Stemme qui fut Elektra, voire l’Elektra de référence des 15 dernières années aborder cette fois, avec sa voix qui reste d’une puissance étonnante un rôle qui exige un travail approfondi sur les couleurs, particulièrement fouillé dans un texte qui est peut-être l’un des plus beaux d’Hugo von Hoffmannsthal et que seules les immenses chanteuses comme Waltraud Meier ou Regina Resnik ont su parfaitement mettre en valeur. Stemme avec son style est sans doute moins pénétrée que la grande Waltraud : elle est plus femme, moins incisive et plus drame que tragédie, mais avec des moments d’une incroyable intensité, et d’autres dits avec une sorte de neutralité étonnante, je pense par exemple à Ich habe keine gute Nächte. Elle va sans doute encore approfondir le personnage mais elle lui donne déjà quelque chose de plus « charnel », de moins « pensé », et elle l’habitera sans doute d’une autre manière, avec une voix encore impressionnante de puissance et de rondeur.

 

Ausriné Stundyté (Elektra)

Ausriné Stundyté et désormais une Elektra habituelle sur les scènes, et c’est un rôle qu’elle a travaillé avec les plus grands metteurs en scène que ce soit Warlikowski à Salzbourg ou Tcherniakov à Hambourg. Elle a donc une connaissance du rôle particulièrement profonde et surtout variée. Vocalement elle n’a rien d’une Elektra torrentielle. La voix est moins impressionnante en volume que celle ici d’une Camilla Nylund en Chrysothémis par exemple. Elle n’a pas la sauvagerie d’une Herlitzius, mais elle possède une qualité incroyable : l’adaptabilité et le sens de la scène.
Vocalement les aigus sont lancés et évidemment elle a les notes, mais sans la réserve de certaines ni la tenue de souffle quelquefois un peu courte pour un rôle à la puissance infinie…
Ce n’est pas par la stricte performance vocale qu’elle impressionne, mais par l’incroyable engagement scénique. Comme on a dit, c’est une chanteuse qui a beaucoup travaillé ce rôle, mais qui est surtout incroyablement engagée dans tous les rôles qu’elle entreprend avec une présence et une intuition pratiquement uniques.
Elle est donc absolument passionnante par ses gestes tantôt brutaux, tantôt hésitants voire craintifs, tantôt par ses regards furieux ou implorants, par ses changements d’humeur, par cette impression incroyable de fragilité et d’impuissance et mais aussi par cet absolu désir de vengeance qu’elle sait transmettre.  Elektra c’est un brûlot de désir de vengeance, mais incapable de la gérer en direct : il lui faut un bras, que ce soit Chrysothémis et bientôt Orest. Et dans cette violence et cette faiblesse, elle est incomparable.
Dans son genre et avec ses moyens (qui ne sont pas ceux d’une Elektra) elle est elle aussi absolument exceptionnelle c’est pourquoi sans aucune hésitation, on peut affirmer qu’il s’agit d’une représentation d’Elektra avec les trois chanteuses sans doute aujourd’hui les plus engagées dans les rôles qu’on puisse trouver. Et elles ont trouvé dans cette mise en scène, un champ d’exploration totalement époustouflant.
Elektra est en effet une œuvre particulière, sa réussite procède aussi de l’alchimie physique et scénique entre les trois protagonistes : sans une Elektra folle d’engagement, les autres ne peuvent partir dans cette folie absolue de la tragédie. Et ici, Stundyté est un catalyseur prodigieux.

 

La direction musicale

En fosse l’orchestre, de la Wiener Staatsoper possède cette œuvre dans son ADN, dans ses gênes. On connaît les qualités des défauts de cet orchestre qui peut être totalement indifférent ou absolument engagé s’il y a rencontre avec un chef, même pour une soirée de répertoire… Avec 300 soirées par an, il en faut beaucoup pour les étonner.
C’est pourtant le cas avec Alexandre Soddy le jeune chef britannique qui a déjà dirigé cette production et qu’on voit désormais un peu partout, il dirige le Ring à la Scala, il va diriger celui de Florence, et rappelons qu’il fut l’assistant de Kirill Petrenko à Bayreuth pour le Ring de 2013 (Castorf).  Il est désormais promis à une belle carrière de chef lyrique.
Diriger Elektra , on le sait, est une entreprise difficile. Karajan lui-même y avait renoncé et on dit qu’il ne faut pas diriger ça après 60 ans… Rappelons tout de même pour mémoire que Böhm en avait 80 à Paris … Mais Böhm était un Straussien de droite ligne… Il était à Strauss ce que Toscanini était à Verdi.

Soddy qui est bien plus jeune, aborde la partition avec une fougue toute particulière qui enthousiasme visiblement l’orchestre dans une prestation absolument exemplaire. Certains pourront dire que c’est un peu fort, mais c’est aussi le caractère de cette œuvre paroxystique, d’autres affirmeront que le tempo est un peu rapide mais cela aide Ausriné Stundyté dans la redoutable partie qu’elle doit défendre.

Le résultat est de toute manière particulièrement spectaculaire, très réussi avec un son orchestral somptueux, celui des Viennois dans leurs grands soirs. Tout reste totalement maîtrisé, rythmes, textures, limpidité du rendu, avec une tension de tous les instants qui rend la soirée totalement haletante.
Et il obtient un triomphe mérité de la part d’un public en délire comme il se doit.
Ce soir c’était Vienne en folie et c’était le bonheur, mes fantômes en auraient dansé « Unter Donner und Blitz » (dans le tonnerre et les éclairs) de l’autre Strauss, Johann.

 

 

[1] Le héros tragique dispute à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à lui

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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