Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Orlando (1733)
Opera seria en trois actes
Livret anonyme adapté d'Orlando de Carlo Sigismondo Capece et de l'Orlando furioso de l'Arioste.
Création à Londres, King's Theatre, le 27 janvier 1733

Direction musicale et clavecin : Christophe Rousset
Mise en scène : Jeanne Desoubeaux
Scénographie : Cécile Trémolières
Costumes : Alex Costantino
Lumières : Thomas Coux dit Castille
Chorégraphie : Rodolphe Fouillot

Noa Beinart (Orlando)
Mélissa Petit (Angelica)
Rose Naggar-Tremblay (Medoro)
Michèle Bréant (Dorinda)
Olivier Gourdy (Zoroastro)

Élèves du Conservatoire régional du Grand Nancy
Maîtrise citoyenne itinérante de l’Opéra national de Nancy-Lorraine

Orchestre de l’Opéra national de Nancy-Lorraine

Nancy, Opéra national de Lorraine, le dimanche 5 octobre 2025 à 15h

L'amour peut-il conduire à la folie ? Haendel trouve dans l'Orlando furioso de l'Arioste une matière idéale pour explorer les vertiges du cœur et les confusions de l'esprit. De ce poème foisonnant, il retient une poignée de figures — Orlando, chevalier éperdu ; Angelica, reine de Cathay ; Medoro, prince africain ; Dorinda, bergère candide — qu'il enferme dans un réseau amoureux d'une précision d'orfèvre, où la musique déplie les affects avec la clarté d'un origami sonore. Pour cette production signée Jeanne Desoubeaux, l'action se déplace dans un musée : des enfants en visite voient les personnages peints sur les toiles s'animer et rejouer leurs passions sous leurs yeux émerveillés. Entre merveilleux et réflexion sur les rôles assignés, le spectacle fait dialoguer la raison et le délire, le rêve et la réalité, jusqu'à la guérison finale orchestrée par le mage Zoroastro. À Nancy, la distribution réunit Noa Beinart (Orlando), Mélissa Petit (Angelica), Rose Naggar-Tremblay (Medoro), Michèle Bréant (Dorinda) et Olivier Gourdy (Zoroastro), sous la baguette inspirée de Christophe Rousset, qui dirige non pas ses Talens lyriques, mais l'Orchestre de l'Opéra national de Lorraine, idéalement malléable à son style vif et ciselé. Souple dans sa dramaturgie, sensible dans son exécution, cet Orlando nancéien s'impose comme un bel exemple d'intelligence collective — une réussite où la poésie visuelle, la finesse vocale et la rigueur musicale s'accordent dans un enchantement continu.

Créé à Londres en janvier 1733 au King's Theatre, Orlando appartient à la période de pleine maturité de Georg Friedrich Haendel. Après les succès éclatants de Giulio Cesare, Tamerlano et Rodelinda, le compositeur s'éloigne des schémas spectaculaires de l'opera seria pour explorer un théâtre plus intériorisé, où la magie et la folie servent avant tout de révélateurs de l'âme. Le livret, adapté du Roland furieux de l'Arioste, transpose la fureur chevaleresque du héros dans un drame psychologique d'une rare densité. Loin des intrigues politiques et des triomphes guerriers habituels, Orlando met au centre la fragilité de l'être amoureux : le grand héros de la Chrétienté, trahi par Angelica, perd la raison et sombre dans un délire où la frontière entre rêve et réalité s'efface. Haendel en tire l'un de ses portraits les plus saisissants de la passion, combinant l'ampleur tragique de l'oratorio et la délicatesse d'un théâtre d'émotions.

Musicalement, Orlando se distingue par une invention harmonique et orchestrale d'une audace exceptionnelle. L'ouverture, de facture presque symphonique, annonce les contrastes expressifs du drame ; la scène de folie, au deuxième acte, bouleverse les codes du da capo en substituant au brillant ornemental un flux discontinu, presque hallucinatoire. Le compositeur y développe une écriture vocale souple, raffinée, tour à tour virtuose et méditative, où chaque air devient l'espace d'un sentiment en mouvement. Dernier des opéras composés pour le célèbre castrat Senesino, Orlando marque aussi la fin d'un cycle : celui d'un théâtre héroïque bientôt supplanté par les oratorios anglais. Il n'en demeure pas moins l'un des sommets de l'art haendélien, à la fois miroir d'une époque et laboratoire d'un langage dramatique nouveau, où le merveilleux se fait métaphore de la psyché humaine.

A mi chemin entre la féérie et la réalité, Jeanne Desoubeaux imagine un spectacle commence avant même la musique, sous le regard amusé du public qui observe, rideau levé, une classe dissipée qui visite un musée où s'affichent portraits et objets anciens, sous la houlette d'un guide débordé et d'un gardien un peu trop zélé. Ce gardien, on le découvre bientôt, n'est autre que Zoroastro — un mage travesti en employé municipal, dont les mains dressées en guise de geste magique, semblent suspendre le tumulte, téléguider les petits diables et enclencher le passage vers un autre monde. Cet Orlando s'installe dans un dispositif à la fois limpide et poétique : les héros de Haendel ne vivent plus dans un royaume imaginaire, mais dans un musée où les toiles s'animent, les statues s'éveillent et les mythes prennent corps. L'épée d'Orlando, exposée entre deux portraits, devient l'emblème de cette frontière poreuse entre art et vie.

Olivier Gourdy (Zoroastro)

Les décors dessinés par Cécile Trémolières jouent sur le principe de mobilité : cloisons coulissantes, cadres pivotants, cimaises mouvantes permettent de passer d'un tableau à l'autre, d'une prairie pastorale à une scène d'introspection. Chaque air semble faire naître sa propre image. Ainsi la bergère Dorinda s'éveille dans un tableau vivant devant une peinture de bataille devenue écrin de tendresse, tandis qu'Angelica et Medoro se retrouvent comme deux statues animées. Les éclairages sensibles de Thomas Coux dit Castille accentuent le charme pictural de l'ensemble, exaltant les teintes pastel des costumes XVIIIᵉ d'Alex Costantino — robes à paniers, habits galants, perruques poudrées aux reflets de sucre glace.

Le procédé, d'une simplicité assumée, n'en produit pas moins une magie constante. Le musée devient un théâtre de l'imaginaire où les enfants, doubles muets des personnages, observent les passions des adultes avec un mélange d'effroi et d'émerveillement. À mesure que la folie d'Orlando s'installe, le décor se défait : les cimaises disparaissent, les cadres s'effacent, la scène se vide comme un esprit en perdition. Puis, lorsque la raison revient et que la musique s'apaise, tout reprend sa place : le rêve se dissout, les mères viennent chercher leurs enfants – métaphore astucieuse d'un fil narratif qui s'enroule sur lui-même et se conclut sur le retour à la réalité après le vertige de l'illusion lyrique.

Noa Beinart (Orlando)

Dans le rôle-titre, Noa Beinart campe un Orlando d'une intensité rare. La chaleur de son timbre, ambré et enveloppant, sert à merveille les tourments du héros partagé entre amour, jalousie et désespoir. Sans jamais forcer l'effet, elle trouve l'équilibre entre la dignité du chevalier et la fragilité de l'homme blessé, construisant une scène de folie d'une grande justesse émotionnelle. Face à elle, Mélissa Petit impose une Angelica à la fois lumineuse et troublée, au soprano flexible et expressif, d'une musicalité raffinée jusque dans les reprises ornées avec goût. Rose Naggar-Tremblay, annoncée souffrante, ne laisse rien paraître de la moindre faiblesse : son Medoro, tout en douceur virile, séduit par l'homogénéité du timbre et la clarté de la diction. Le duo qu'elle forme avec Angelica déploie une tendresse sincère, contrastant avec la véhémence d'Orlando. La Dorinda de Michèle Bréant apporte un contrepoint de fraîcheur : voix claire, projection franche, espièglerie de ton — elle incarne l'innocence avec un naturel confondant. Enfin, Olivier Gourdy prête à Zoroastro une prestance tranquille, une ligne noble et souple, qui s'accorde à l'élégance du personnage tout en gardien-philosophe du musée. Autour d'eux, les enfants de la Maîtrise citoyenne et du Conservatoire de Nancy contribuent à la magie du spectacle, chorégraphiés avec précision et tendresse.

Délaissant momentanément ses chers Talens Lyriques, Christophe Rousset dirige ici les musiciens de l'Orchestre de l'Opéra national de Lorraine, qui se glissent dans un style baroque d'une remarquable cohérence, faisant complètement oublier la question délicate de la différence de diapason. Les cordes, sans excès de vibrato, révèlent une articulation nerveuse et fluide ; les vents, d'une rare délicatesse, colorent chaque air d'une nuance propre. Le chef obtient de cette formation moderne un son presque d'époque, précis, nerveux, animé par une respiration dramatique constante. Christophe Rousset sculpte chaque récitatif avec un sens du phrasé théâtral, toujours attentif à la souplesse des chanteurs. Les tempos, tantôt vifs et mordants, tantôt suspendus et mélancoliques, traduisent la palette affective du dramma per musica. Sans ostentation, il fait briller la partition dans sa grâce et sa densité, tout en maintenant un équilibre parfait entre fosse et plateau.

Mélissa Petit (Angelica), Rose Naggar-Tremblay (Medoro), Michèle Bréant (Dorinda)

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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