
Parmi tous les opéras de Richard Wagner, Lohengrin est l'un de ceux dont le livret donne au metteur en scène le moins de liberté d'interprétation. En cause, cette dramaturgie étroitement confinée à des éléments très précis qui, reliés les uns aux autres, forment une chaîne relativement rigide et rectiligne : la question de l'identité, l'amour sous condition, le pouvoir et la manipulation. Dans Lohengrin, la question de l'identité repose sur l'interdiction faite à Elsa de demander qui est son sauveur, une contrainte qui scelle leur destin tragique. Ce motif du secret identitaire diffère d'autres opéras de Wagner où l'identité est un enjeu évolutif et souvent lié à une quête intérieure. Dans Fliegende Holländer par exemple, le héros est condamné à une errance éternelle tant qu'il ne trouvera pas une femme fidèle, tandis que dans Parsifal, le héros découvre progressivement sa propre destinée à travers l'épreuve et la compassion. À l'inverse, Lohengrin connaît déjà son identité, mais il est contraint de la dissimuler pour accomplir sa mission, faisant de lui un personnage à la fois divin et inaccessible. Son départ final marque l'échec d'un idéal impossible à concilier avec la problématique amoureuse d'Elsa et les problématiques politiques du peuple du Brabant, donnant au personnage un parfum de romantisme et de fatalité unique dans l'œuvre de Wagner.
Katharina Wagner connait parfaitement son Lohengrin et cherche de toute évidence à lui appliquer le même procédé qui avait fait le succès de ses Meistersinger (Bayreuth, 2008), à savoir un jeu entre réalité et apparences qui invite le spectateur à une lecture décalée des attendus et des conventions du livret. Le silence exigé par Lohengrin relativement à son identité et à son origine est le prix à payer pour que le Brabant obtienne sa protection – pari évidemment impossible puisqu'il sous-entendrait un amour inconditionnel comparable à un acte de foi ou une allégeance véritablement fanatique. Cet amour dont les exigences détruisent l'idée-même de l'amour sert de ligne rouge à la mise en scène. La mise en scène aborde la question de l'absence et de l'impossibilité de l'amour en attribuant au héros le caractère de celui qui ne vient pas sauver mais bel et bien menacer le duché du Brabant et ses habitants. Évoluant en pantomime à l'avant-scène durant le prélude orchestral, Elsa et son frère Gottfried rejouent la scène qui sert de prétexte à l'accusation à venir. Gottfried s'amuse à manier son épée de bois, qu'il fait mine de passer à travers le corps de sa sœur, laquelle rit aux éclats dans une atmosphère très détendue. Elle dépose sur sa tête une couronne de carton et tous les deux finissent par s'endormir. Surgit alors Lohengrin, invitant Gottfried à le rejoindre et l'agrippant brutalement par le cou, il le précipite dans la petite étendue d'eau à l'arrière. La cruauté de la scène évacue immédiatement l'allusion à la métamorphose et au maléfice d'Ortrud. Avant même sa célèbre apparition censée le montrer descendant des cieux, tiré par un cygne, le spectateur sait qu'il n'y aura rien à espérer, que Lohengrin est coupable du meurtre du jeune garçon, meurtre dont on accuse Elsa. Un cygne mécanique sert de référence visuelle à l'animal emblématique de l'opéra. Sa couleur noire le désigne surtout comme allusion au drame qui vient de se dérouler. L'idée pourrait être intéressante mais la réalisation technique pèche par l'artifice assez lourd d'une série de mouvements réglés à distance par un dispositif électronique qui, a aucun moment, ne laisse planer le doute sur l'artificialité du résultat. Le regard du spectateur doit composer avec ce paramètre incongru qui invite davantage à rire qu'à réfléchir. C'est d'autant plus dommage que le symbole en lui-même était d'un potentiel dramaturgique très riche et très subtil.

Dans un premier temps, on peut dire que le cygne blanc est traditionnellement associé dans Lohengrin à la pureté et à la mission divine du héros, tandis qu'un cygne noir inviterait plutôt à penser à une inversion symbolique : au lieu d'incarner l'espoir et le renouveau, l'animal devient le signe d'un destin sombre ou corrompu. Dans un second temps, on peut prolonger cette vision pessimiste par la théorie dite du "cygne noir" développée par Nassim Nicholas Taleb dans son essai "Le Cygne noir : La puissance de l’imprévisible" (2007). Cette référence désormais classique de la théorie des probabilités fait allusion à un événement imprévisible (l'insolite couleur noire d'un animal censé être invariablement de couleur blanche), qui bouleverse irrémédiablement la suite d'événements. Appliquée à Lohengrin, cet événement déclencheur peut être, dans une lecture littérale du livret, le maléfice transformateur d'Ortrud ou bien ici, le meurtre de Gottfried par Lohengrin. En défendant cette option inédite, la mise en scène anéantit d'emblée l'hypothèse de la fin du maléfice et d'un retour de Gottfried censé sauver le Brabant après le départ de Lohengrin. Celui-ci n'est donc pas ce personnage providentiel synonyme de salut, mais plutôt l'incarnation d'une malédiction perpétuant le cycle de la violence entraînant le royaume vers l'incertitude ou la tragédie dans la mesure où l'attente messianique peut aboutir à une désillusion.
Katharina Wagner avait utilisé un procédé similaire dans des Meistersinger (2008) où elle faisait de Hans Sachs l'incarnation de l'art conservateur et du respect des règles, chef d'une communauté des Maîtres aux allures de dictature en gestation, tandis que Beckmesser endossait le rôle du rénovateur et du moderniste. Réitéré dans son Tristan (2015), le concept avait déjà perdu de son éclat et de son impact, montrant Marke sous les traits d'un prédateur arrachant Isolde à une mort aux allures de simple déploration et l'emportant avec lui. Dans Lohengrin, le concept butte sur un personnage d'Ortrud traditionnellement cantonné au statut de la méchante sorcière coupable d'avoir métamorphosé Gottfried pour écarter Elsa et s'emparer sur pouvoir avec l'aide de Telramund. Le contenu des dernières répliques fait obstacle au concept en rappelant la culpabilité d'Ortrud :
Ortrud
(tritt im Vordergrunde auf, mit wild jubelnder Gebärde)
"Fahr heim ! Fahr heim, du stolzer Helde,
dass jubelnd ich der Törin melde,
wer dich gezogen in dem Kahn !
Am Kettlein, das ich um ihn wand,
ersah ich wohl, wer dieser Schwan :
Es ist der Erbe von Brabant !"
Ortrud
(s'avançant au premier plan avec un geste de triomphe sauvage)
"Retourne chez toi ! Retourne chez toi, fier héros,
que je puisse annoncer triomphalement à cette sotte
qui t’a conduit ici sur cette barque !
À la chaîne que j’ai enroulée autour de lui,
j’ai reconnu ce cygne sans aucun doute :
c’est l’héritier de Brabant !"
(…)
Ortrud (zu Elsa)
Dank, daß den Ritter du vertrieben !
Nun gibt der Schwan ihm Heimgeleit !
Der Held, wär’ länger er geblieben,
Den Bruder hätt’ er auch befreit !
(…)
Erfahrt, wie sich die Götter rächen,
Von deren Huld ihr euch gewandt !
Ortrud (à Elsa)
Merci d’avoir chassé le chevalier !
A présent, le cygne va le ramener chez lui !
Le héros, s’il était resté plus longtemps,
Aurait, en outre libéré ton frère !
(…)
Apprenez comme les dieux se vengent,
Dont vous avez méprisé la grâce !
Pour pouvoir faire de la sorcière, la bonne âme et la protectrice d'Elsa, la mise en scène recourt nécessairement à une allusion au lien entre Ortrud et Lohengrin. Elle multiplie à son égard les gestes et les approches amoureuses, auxquels il répond avec une froideur manifeste et finit par faire penser, non pas à une tentative de séduction, mais plutôt à une liaison passée et une tentative de reconquête. Ce faisant, les derniers mots qu'elle prononce résonnent comme une façon d'endosser la responsabilité en dédouanant Lohengrin du meurtre de Gottfried. Stratégie pathétique et vouée à l'échec. Lohengrin choisit le grand voyage d'une mort par suicide, s'ouvrant les veines avec le même couteau qui aura servi à tuer le cygne tandis que Elsa pleure sur le cadavre (bien réel) de son frère. Ces images maladroites et scéniquement encombrantes traduisent les contraintes qui se font jour au moment où l'action arrive à sa conclusion. Les lignes dramaturgiques cherchent un point de fuite qu'elles ne trouvent pas vraiment et le concept finit par se prendre les pieds dans son propre tapis, parasité par cet improbable jeu de cape et d'épée qui précède le suicide de Lohengrin.

On relèvera deux points positifs dans ce travail de mise en scène. Le premier concerne l'attention porté sur les personnages d'Elsa et Lohengrin, leurs fonctions dans l'économie générale du drame. Le jugement d'Elsa n'est pas simplement un traditionnel jugement de Dieu, cette ordalie à laquelle la soumet l'assemblée des nobles du Brabant. On juge ici, non seulement une innocente mais aussi une victime. Elle est innocente du meurtre dont on l'accuse et victime de celui qu'on présente comme son sauveur mais dont le comportement introverti et fermé assimile plutôt à un névropathe, potentiellement même tueur en série version Barbe-Bleue. Là aussi, les certitudes ne sont pas établies d'une manière définitive, la mise en scène montrant comment une forme de tourment travaille intérieurement Lohengrin, hanté par le crime terrible qui a commis au point de voir dans un miroir l'image de sa victime qui lui apparaît telle une hallucination. Il passe sur ce héros ambigu l'ombre fugitive d'un Macbeth, en particulier pendant la scène où Elsa le questionne, lorsque des fantômes de Gottfried qui se multiplient autour de lui, éclairés à contre-jour dans une atmosphère lugubre et irrésistiblement shakespearienne. Shakespeare encore, et Lady Macbeth aussi, dans cette image de la tache de sang qui apparaît sur sa veste blanche dans cette même scène, comme une trace indélébile qui expose son méfait aux yeux de tous. Le deuxième point concerne la précision et la netteté du jeu d'acteur qui forme un axe de cohérence très fort. Ainsi, cette mine grave et sévère de Klaus Florian Vogt composant un Lohengrin étonnamment brutal, dont la tension tranche avec une Elisabeth Teige, plus fine actrice dans sa manière de montrer comment Elsa passe psychologiquement de la jeune oie blanche à la femme mature.
Grand oublié de ce traitement dramaturgique, le peuple demeure sans réelle épaisseur et trop souvent monolithique, mené par un héraut hurleur et sans épaisseur aucune si ce n'est la fonction de porte-parole d'un souverain à la mise austère. Les choristes passent l'essentiel de leur temps à monter et descendre de caisses qu'ils transportent d'un bout à l'autre du plateau sans qu'on sache au juste pourquoi. Les mouvements sont stéréotypés et sans imagination, alignés en rang d'oignons et séparés en deux catégories qui se font face : en vestes pourpres, les partisans du pouvoir royal et les opposants en vêtements clairs – une opposition qui finit par s'effacer au moment où l'ensemble du peuple se range du côté de Lohengrin. Telramund est l'autre oublié de la soirée, relégué au statut d'instrument au service d'Ortrud qui se sert de lui comme une arme pratique dont elle se débarrasse à la fin. A l'acte II, il prend la place d'Elsa sur le gibet, se passant la corde autour du cou mais la branche casse et il est précipité piteusement à terre, tout comme lors du combat à mains nues avec Lohengrin.

Un dernier paramètre à prendre en compte dans cette production concerne ce décor de sous-bois, maintenu d'un bout à l'autre dans une obscurité profonde, qui fait saillir les contours d'arbres très hauts et menaçants. La perspective qui se dégage en fond de scène contraste avec le monticule sombre se déplaçant mécaniquement du centre du dispositif à l'arrière. Ce lieu du crime sert de cachette à Lohengrin pour dissimuler les preuves de son crime : l'épée et la couronne de Gottfried. Ces deux indices seront déterrés par Ortrud qui les présentera à Elsa pour la convaincre de la culpabilité de Lohengrin. A l'acte II, trois espaces de forme cubique descendent des cintres, reliés à l'arrière par un système de communication. Ces espaces trop profonds ne permettent pas au public placé latéralement de pouvoir percevoir nettement tout le détail de l'action qui s'y déroule, ce qui est déjà le cas des scènes jouées à l'arrière du plateau lorsque celui-ci est envahi par le chœur. Le principe de ces espaces séparés vise à montrer un couple dysfonctionnel et finalement détruit au moment de la question fatidique, tandis que l'autre couple, Telramund-Ortrud, écoute la dispute à travers la cloison. Les promesses de Lohengrin sont perçues tout à fait différemment quand Elsa découvre, horrifiée l'épée de bois et la couronne de son frère défunt. Le décalage entre la parole et la scène perçue souligne le trouble psychologique de la jeune héroïne et le rôle inédit d'Ortrud et Telramund, protégeant du dangereux Lohengrin. Son suicide final complexifie les perspectives, laissant à Ortrud la responsabilité de couronner Heinrich comme protecteur légitime du Brabant… mais le geste reste en suspens, et la couronne demeure dans la main d'Ortrud au moment où le rideau tombe tandis qu'Elsa pleure sur le cadavre de son frère. Les miracles n'existent pas dans ce Brabant sinistre et obscur.
Le plateau vocal de cette production tient une fois de plus à la prestation d'un Klaus Florian Vogt dont la connaissance du rôle-titre transpire à chaque phrase, sans jamais céder en intérêt. Des faiblesses dans l'émission et la tenue se font jour là où, une dizaine d'années auparavant, l'interprétation était sans faille aucune. Le ténor connait ses limites et joue désormais sur des qualités d'intonation qui s'accommode parfaitement du caractère inédit que lui impose la mise en scène de Katharina Wagner. Modulant les contours de son Nun sei bedankt, mein lieber Schwan aux confins du souffle, pour mieux ménager les effets dans un acte central marqué par le bel équilibre avec Elisabeth Teige et des adieux d'une sobriété et d'un impact remarquables. La soprano norvégienne trouve en Elsa un rôle taillé pour ses moyens expressifs et sa capacité à nuancer sa ligne en fonction de l'évolution et de la complexité du personnage imaginé par la mise en scène. La prière est chantée comme un murmure quand dans l'ultime duo, résonne son imploration désespérée. Remplaçant Irene Theorin, initialement prévue, Okka von der Damerau impose une Ortrud à la projection très nette et très franche, avec de belles couleurs et une résonance naturelle loin des raucités que certaines aînées confondent avec la noirceur du caractère (Entweihte Götter !). À ses côtés, le Telramund racé et sonore de Ólafur Sigurdarson ne cherche pas à surjouer la vilenie et le tourment, osant une attention au phrasé d'une belle précision. Plus problématique, la prestation de Günther Groissböck interroge et perturbe, tant le timbre est désormais affaibli et la projection en berne, malgré les efforts pénibles pour tenter de passer les premiers rangs. Le héraut de Roman Trekel est encore un cran en dessous, engoncé et engorgé dans des appels rugueux et discordants. Le chœur du Gran Teatre del Liceu est audiblement à la peine dans le final périlleux du I, multipliant les approximations et les décalages, mais retrouvant dans le final un équilibre relatif, à l'imitation d'un orchestre jamais vraiment éclatant et, au mieux, d'une probité sans légèreté aucune. Josep Pons dirige sans une attention suffisante au plateau, indiquant les départs sans forcément se soucier des problématiques des déplacements et des intentions dramaturgiques.

Quand même ce compte-rendu rend cette mise en scène bien alléchante ! Intéressant.