…de cuyo nombre no quiero acordarme…
(du nom duquel je ne prefère pas me souvenir…)
Cervantes
Herheim et nous
Tout d'abord, une constatation peut-être banale, mais peut-être pas tout à fait superflue : Stefan Herheim est, qu'on l'apprécie beaucoup, peu ou pas du tout, l'un des principaux noms de la mise en scène d'opéra de ces dernières décennies. Depuis ses débuts dans divers théâtres scandinaves et allemands, son passage à la notoriété avec un Die Entführung aus dem Serail (Salzbourg 2003) plus que controversé, dans lequel un jeune ténor nommé Jonas Kaufmann a dû calmer les esprits échauffés du public, sa consécration avec des productions aujourd'hui mythiques telles que Rusalka (La Monnaie 2008), Parsifal (Bayreuth 2008), Der Rosenkavalier (Stuttgart 2009) ou Xerxes (Komische Oper Berlin 2012), il est passé à une sorte de maturité parfumée , selon une certaine communis opinio, par l'ombre indéniable de la décadence, peut-être parce que d'autres, comme dirait la Maréchale (… de Rosenkavalier), plus jeunes et plus beaux que lui, ont pris sa place, peut-être parce qu'au-delà des évaluations intrinsèquement discutables ad hominem, on constate une baisse de son inspiration (déjà vérifiable dans Die Meistersinger von Nürnberg – Salzbourg 2013 -, très prononcé dans Pelléas et Mélisande – Glyndebourne 2018 -, sans citer d'autres travaux plus récents, effacés de ma mémoire, et il aboutit enfin à son poste actuel d'intendant du théâtre di stagione de la capitale viennoise, qu'il a rebaptisé Musiktheater an der Wien, comme pour souligner le sens et l'objectif de son projet artistique.
En effet, on pourrait penser, avec une certaine malveillance et sans doute une dose d'injustice, que la position que Herheim s'est choisie à Vienne n'est en réalité, sous ses apparences brillantes, qu'un simple refuge, ou bien un subterfuge pour prolonger une carrière en déclin. D'autant plus que les productions signées par Herheim lui-même n'ont peut-être pas constitué le principal centre d'attention des saisons du nouveau Musiktheater an der Wien ; et que, dans le même temps, la vitalité et l'élan que le directeur a su donner à une programmation qui a admirablement bien su s'adapter au défi que représentait l'exil forcé de la salle historique du Naschmarkt, alors que s'achevaient de longs (et apparemment interminables) travaux de rénovation ; avec des productions, conçues pour la Halle E du Museumsquartier voisin, qui resteront dans la mémoire des amateurs d'opéra, comme celles de La gazza ladra signée Kratzer, Der Freischütz dans la production David Marton ou Der Idiot , production de Vasily Barkhatov (première en Autriche, avant le miracle de la production salzbourgeoise de Warlikowski en 2024) ; entre autres. Tout comme l'élan qu'il a donné au petit et délicieux espace de la Kammeroper, sur le Fleischmarkt, à l'opposé de l'Innere Stadt ; et le retour la saison dernière à l'An der Wien, après avoir surmonté le contretemps du retard dans la réouverture, avec une colossale Norma et Les Fiançailles au couvent dont Wanderer a rendu compte
Herheim a toutefois choisi de se réserver le défi, certes non négligeable, que représente cette nouvelle production d'une œuvre emblématique s'il en est, Die Fledermaus, en cette année du bicentenaire du compositeur, dans la ville et le théâtre qui ont vu naître l'œuvre, à quelques mètres seulement de l'autre grand théâtre lyrique de la capitale, la Wiener Hofoper (aujourd’hui Staatsoper), dont le directeur, à la mort de Johann Strauß (1899) est un certain Kapellmeister d'origine bohémienne et juive, donc en quelque sorte un étranger, nommé Gustav Mahler et où, depuis le 31 décembre 1979 (soit un peu moins d'un demi-siècle), la mise en scène emblématique d'Otto Schenk règne en maîtresse incontestée.

La chauve-souris et nous
La simple évocation de la musique de la famille Strauß éveille chez les amateurs des associations directes avec le rituel du Neujahrskonzert et avec une certaine image de « rêve impérial », fabriquée par l'industrie touristique dont ce rituel fait partie, faite de gazes, de chocolats et de tulles, de la Vienne faussement éternelle passée au crible des lipides les plus indigestes de la princesse (bavaroise) Sissi et de ses acolytes.
Il convient donc de rappeler, même brièvement, quelques éléments du contexte historique dans lequel s'inscrit la création de Die Fledermaus.
La Vienne qui assiste en 1874 à la première de cette opérette est la capitale de l'empire qui, huit ans plus tôt seulement, avait été vaincu par la Prusse émergente lors de la guerre dite des sept semaines, ce qui donne une idée de son déroulement fulgurant. La paix de Prague, le 23 août 1866, peu après la défaite autrichienne à la bataille de Sadowa ou Königgrätz (l'actuelle Hradec Králové, à une heure et quart de train de Prague, vers l'est), scella l'hégémonie de la Prusse en tant que vecteur de l'unification des États allemands hétérogènes ; elle conduisit, l'année suivante, à la signature du compromis austro-hongrois, par lequel le pays devint une monarchie double, connue sous le nom d'Empire austro-hongrois, avec la Hongrie (d'où est originaire l'énigmatique comtesse qui fait irruption masquée au milieu de la fête du prince Orlofsky), désormais politiquement assimilée à l'Autriche, et sanctionne la cession par l'empire des Habsbourg de la région de Vénétie au royaume d'Italie.
Il ne faudra pas longtemps pour que la Prusse remporte une nouvelle victoire militaire écrasante, cette fois contre la France (1870), et que soit fondé le (deuxième) Empire allemand (1871), celui du Kaiser Wilhelm et du Chancelier Bismarck.
La Vienne qui voit naître Die Fledermaus est donc la capitale d'un empire millénaire, mais secoué par les transformations et, qu'il en soit conscient ou non, au début de l'épilogue de son existence.
Faut-il le rappeler ? L'Empire austro-hongrois sera démembré en 1918, avec le cataclysme de la Grande Guerre, et à son tour, seulement deux décennies plus tard, la Première République qui en résultera se livrera aux bras du Troisième Reich allemand, celui du Führer Hitler, originaire de Braunau am Inn, en Haute-Autriche.
Un peu moins de 400 kilomètres séparent Sadowa du village natal du Führer, un peu plus de quatre heures et demie de route, et un peu plus de soixante-dix ans séparent le traumatisme de la défaite contre la Prusse de l'Anschluss.
C'est, comme l'explique le Wiener Philharmoniker sur son site web, pendant la période nazie que commence le rituel viennois des concerts de fin d'année consacrés à la musique des Strauß. Le 31 décembre 1939, Clemens Krauss dirige au Musikverein un concert dont les recettes sont intégralement destinées à la campagne du Kriegswinterhilfswerk (Œuvre d'entraide hivernale de guerre).
Et parmi les œuvres jouées lors de ce concert figurait l'ouverture de Die Fledermaus.
Herheim et La Chauve-souris
L'interprétation que Herheim propose de La Chauve-souris se distingue des autres plus ou moins récentes et plus ou moins iconoclastes (celle de Neuenfels à Salzbourg vient immédiatement à l'esprit du lyricophile), dans la mesure où elle s'appuie sur la perspective historique que nous venons d'évoquer très superficiellement, pour tenter d'en extraire le message que l'œuvre peut avoir pour le public qui, hic et nunc, la découvre au théâtre.
Ce n'est en réalité pas un point de départ inédit dans la carrière de metteur en scène de Herheim : déjà son mythique Parsifal pour Bayreuth proposait un condensé, entre métaphorique et onirique, de l'histoire tourmentée de l'Allemagne ; et de manière similaire, son Eugène Onéguine, (dont le blog de Guy Cherqui a rendu compte) moins diffusé mais non moins admirable, pour De Nationale Opera d’Amsterdam, réunissait plusieurs des jalons essentiels de l'imaginaire historique russe / soviétique, y compris la présence du cosmonaute Youri Gagarine errant de manière paradoxalement pertinente dans les salons de la Russie impériale de Pouchkine.

Le terme onirique est probablement aussi essentiel, voire plus, que tout autre pour tenter d'approcher ce que propose Herheim. Nous ne sommes pas ici face à une présentation hyperréaliste, ni à une prétention de fidélité à une réalité historique concrète. Herheim souhaite nous plonger dans l'histoire de l'Autriche, celle de Strauss et aussi celle de nous, spectateurs, mais son attitude n'est pas celle d'un chroniqueur sec, objectif et centré sur les faits. Tout comme la machine marketing du Neujahrskonzert nous présente une Autriche de carte postale, capable de nous convaincre que cette Autriche est éternelle dans une certaine mesure même si nous sommes conscients de son éloignement de la réalité, la machine théâtrale de Herheim nous place face à une vision très personnelle et particulière du passé de l'Autriche, une vision que le spectateur n'est pas moins capable de reconnaître parce qu'elle est partielle ; car les images accumulées sur scène possèdent la puissance expressive et la cohérence irrationnelle de celles qui se produisent dans le monde des rêves. Qui pourrait remettre en question, par exemple, que le bon Gagarine ait rencontré le prince Gremin lors de la même fête d’Onéguine ?

Et qui pourrait remettre en question, une fois posée la prémisse du logique-onirique, que La Chauve-Souris commence et se déroule dans la même prison qui abrite Florestan dans Fidelio ; et que les premières mesures que l'on entend au début de la représentation ne soient pas celles tant attendues par tout le public, le début fulgurant et festif de l'ouverture écrite par Strauß, mais les accords tendus, épiques et telluriques avec lesquels Beethoven ouvre le deuxième acte (ou le troisième, selon les versions) de son opéra, qui a été créé, comme La Chauve-Souris, dans ce même théâtre. Ces deux exemples de Musiktheater sont liés non seulement par le lieu où ils ont vu le jour, mais aussi parce qu'une partie essentielle de leur intrigue se déroule à l'intérieur d'une prison.

Mais dans Die Fledermaus, la prison n'apparaît généralement qu'au troisième acte, et elle nous est présentée comme un lieu de dérision, où les quiproquos les plus absurdes se succèdent tout naturellement, dominés par une atmosphère festive et une acceptation tacite de la justesse, voire de la nécessité, de tous les excès. Voir, parmi les productions récentes, celle de Kosky à Munich, avec ses six Frosch et l'intervention hilarante d'un Martin Winkler au sommet de l'expression comique. Alors que la prison, chez Beethoven, est un lieu symbolique de l'héroïsme, de la résistance face à la tyrannie, du triomphe de tout ce qui fait de l'être humain une créature libre et rationnelle, et de la vie en communauté une vie de fraternité. Ainsi, lorsque cette Fledermaus s'ouvre sur la vision de ce qui pourrait être la cour intérieure d'un panoptique, et s'ouvre sur la musique de Beethoven, non seulement l'effet de surprise pour le spectateur est énorme, mais la dissonance est très prononcée entre le sens que devrait avoir en principe la scène à laquelle nous assistons et celui que nous pouvons percevoir.
Une dissonance onirique, dans cette Vienne où le Dr Freud tenait son cabinet : Herheim n'a pas besoin de recourir à une modification importante du cours dramaturgique tracé par le livret, et à l'exception de l'altération de l'ordre de présentation de certains numéros (l'exemple le plus notable étant les czardas de Rosalinde), il les maintient tous conformes à ce que le spectateur pourrait voir dans la production d'Otto Schenk dans la toute voisine Staatsoper.
Mais le contexte spatial et temporel dans lequel les personnages sont situés et les situations se déroulent fait que le sens des numéros successifs auxquels nous assistons est souvent très différent de celui auquel nous sommes habitués et, surtout, qu'il nous est présenté chargé d'une ambivalence propre aux rêves.

Comment comprendre et accepter, sinon, que le geôlier Frosch revête les traits bien connus du Kaiser François-Joseph 1er, qui dès le début de la représentation nous interpelle par une allocution comique, comme le fait Frosch dans les productions habituelles dans la séquence initiale de l'acte III, mais qui dans ce cas n'est pas une simple présence comique, mais plutôt (à nouveau) ambivalente, porteuse d'une charge tragique indéniable, spectateur muet permanent des scènes dans lesquelles il n'intervient pas directement, comme s'il s'agissait (car il s'agit bien de lui) de François-Joseph lui-même se remémorant le passé, méditant sur le moment où les événements de son règne ont irrémédiablement mal tourné pour aboutir à la débâcle. Un peu comme un Wanderer qui n'aurait jamais eu sa lance sur laquelle s'appuyer comme un bâton sur le chemin, et un peu comme un Lear insomniaque qui n'aurait jamais eu de Cordelia à écarter : une présence fantomatique, dictatoriale mais impuissante, inévitable mais inutile ; condamné à la manière de Sisyphe, à assister à la répétition de son passé, sans pouvoir en modifier d'un iota le cours. Empereur-geôlier, roi absolu d'une prison qui est son empire, qui nous apparaît comme un symbole ambivalent du tragique et du comique, la prison de Florestan et celle de Frosch, qui, même si nous ne l'avions pas remarqué, sont en réalité le même endroit, et cet endroit n'est autre que la scène même du Theater an der Wien. Image du cosmos, vision concentrée d'une réalité qui, dans le temps mesuré par les historiens, aura couvert ou couvre des centaines d'années et de kilomètres, mais qui, dans la vision onirique évoquée par Herheim, devient à la fois prison, empire et théâtre.
Ainsi, lorsque l'ouverture de Strauß retentit enfin et que la scène tourne sur elle-même, le spectateur découvre que derrière les cellules du panoptique, où les prisonniers languissent à moitié morts, se trouvent les élégantes loges du Theater an der Wien, avec leurs velours, leurs lampes et leurs cariatides : comme si, par le simple maniement de l'espace, Herheim voulait montrer non seulement la proximité proverbiale entre le Capitole et la Roche Tarpéienne, mais aussi que l'un et l'autre sont littéralement les deux faces d'une même médaille, ou dans ce cas, du même disque scénographique.
Et tout comme la caractéristique la plus marquante du panoptique, tel qu'il a été conçu par Bentham en 1780 (vingt-cinq ans avant la première de la première version de Fidelio), était de permettre au détenu d'être visible en permanence et donc surveillé en permanence, celle des loges du théâtre est de permettre une vision parfaite de ce qui se passe sur scène. Ainsi, à la fin de l'ouverture et au début du premier acte, dans l'élégant salon du manoir d'Eisenstein, l'effet induit, avec à nouveau sa dose de dissonance onirique face à la présence du Kaiser François-Joseph comme spectateur dans ces loges, est de nous montrer les habitants de ce salon comme des prisonniers, visibles en permanence, soumis à une surveillance constante. En définitive, même si la richesse et le goût du mobilier dénotent la position élevée dans la hiérarchie sociale des propriétaires de cette maison, la situation de fragilité dans laquelle ils se trouvent est claire à tout moment.
Car pour Herheim, le couple formé par Eisenstein et Rosalinde est un couple d'« étrangers ».
Des gens qui, en outre, resteront « étrangers » même s'ils cherchent à s'assimiler. Elle est hongroise (dans le fantasme de Frosch / Franz Joseph, c'est sa princesse Sissi, qu'il regrette) ; comme le lui dit sans détour la servante Adèle, en assistant à ses ébats avec Alfred, « ce n'est pas mal pour une Hongroise ». Adèle, représentante selon la vision de Herheim d'un certain type (parfaitement décrit dans de nombreux pays hier et aujourd'hui) de classe populaire insatisfaite (le livret nous explique qu'elle aimerait se lancer dans une carrière d'artiste, celle que sa maîtresse Rosalinde a abandonnée, mais que ses origines modestes et ses moyens ne lui permettent pas), pour se rendre à la fête d'Orlofsky, elle ne se limitera pas au stratagème innocent de l'alte kranke Tante, la vieille tante malade, mais ira jusqu'à dire à sa maîtresse hongroise, avec colère dans le regard et fermeté dans le ton, qu'il y a beaucoup d’« étrangers » qui occupent les postes destinés aux bonnes gens « d'ici ».
Quant à Eisenstein, Herheim nous le présente comme un intellectuel juif, vêtu d'une robe de chambre d'un goût oriental raffiné, avec ses lunettes et sa petite moustache, peut-être une évocation à mi-chemin entre les figures tragiques de Hofmannsthal et de Zweig, avec une très belle menorah couronnant la table de son salon (ou cellule), qui est également meublé d'un piano, de canapés profonds, d'un paravent où nichent des oiseaux exotiques… Sans la bibliothèque au fond, un salon qui n'est pas sans rappeler celui d'Hérode dans Salomé de Warlikowski, non pas parce que le décorateur d'une production s'est inspiré de l'autre, mais parce que, selon toute vraisemblance, l'Hérode de Warlikowski et l'Eisenstein de Herheim étaient amis, se connaissaient ou du moins avaient quelque chose en commun.
Et ce n'est certainement pas un hasard si, lorsqu'il commande à Adèle un delikates Souper pour la veille de son incarcération, celle-ci lui apporte une tête de cochon gigantesque, grotesque et répugnante, qui provoque une réaction de panique chez Rosalinde, qui, pour le dissimuler, s'exclame che porcheria tedesca, comme l'aurait fait une autre princesse étrangère, Marie-Louise de Bourbon, devant le Tito de Mozart, à la différence que les représentations artistiques centenaires de la Judensau (terme aujourd'hui puni pénalement dans les pays d'Europe centrale) peuvent effectivement être considérées comme une porcheria tedesca. Alors qu'Eisenstein, face à cette même offense teintée de menace, réagit par un bref geste de dégoût et de rejet, comme si ce n'était pas la première fois qu'une telle chose lui arrivait, comme si, d'une certaine manière, il s'agissait d'un accident de plus dans le cours d'une passion prédéterminée et assumée (à tout le moins, d'un rituel, dans la mesure où il se déroule entièrement sous le regard attentif des spectateurs), comme s'il était parfaitement conscient que la distance entre le Capitole et la Roche Tarpéienne n'est pas plus grande que celle qui sépare les deux faces d'une même pièce.
Et dans le manoir/prison onirique de notre Gabriel von Eisenstein, on retrouve régulièrement une espèce bien caractérisée de figures cauchemardesques : les nazis. D'abord, dans la figure de l'avocat Blind, qui, par hasard ou non, dévoile son uniforme du parti sous sa toge d'avocat, tout en se vantant de sa capacité à manipuler et à déformer la vérité. Ensuite, dans le personnage maniaque, médiocre et frustré de Falke, l'ami d'Eisenstein qui a médité de se venger de celui-ci pour l'avoir fait marcher déguisé en chauve-souris sous les regards impitoyables des Viennois, et qui, dans l'interprétation de Herheim, est le célèbre natif de Braunau am Inn, Adolf Hitler, avec sa moustache si caractéristique et son regard aliéné.

Enfin, les six danseurs, que nous croyions être autant de visions du compositeur Strauß (à l'instar du Tchaïkovski multiple que Herheim présente dans La Dame de pique – Amsterdam, 2016), se multiplient, mais, avec la fluidité et la volatilité propres aux rêves, se transforment à un moment donné en autant de soldats SS, tout comme l'élégante et mondaine fête du prince Orlofsky (avec le regard perdu et l'air androgyne d'une Marlene Dietrich, même si son accent russe le trahit comme un autre « étranger ») se transforme en un massacre des invités, sans raison apparente.

C'est dans ce contexte que se situe et se développe cette Fledermaus : un monde à mi-chemin entre le délirant, le comique et l'horrible, où les situations les plus absurdes sont celles qui, avec une logique imparable, deviennent réalité. Et dans ce contexte de dissonance onirique, certaines choses, réelles, provoquent chez le spectateur au moins autant d'horreur que de rire. Par exemple, le fait que quelqu'un puisse être emprisonné parce qu’il est Gabriel von Eisenstein, sans l'être en réalité. Ou que les autorités puissent vouloir emprisonner quelqu'un comme Gabriel von Eisenstein, sans qu'il y ait de raison connue pour cela. Ou que quelqu'un qui est manifestement aliéné, comme notre Falke / Hitler, commence, alors qu'il est invité dans le salon d'Eisenstein, à tirer des coups de feu à ses pieds, et que le propriétaire (de la cellule) ne puisse réagir qu'en montant sur une table, les bras levés. Ou que dans le calendrier de la prison, nous passions, dans le premier acte, du vendredi 24 octobre 2025 (jour de la représentation) au dimanche 5 avril 1874 (jour de la première de Die Fledermaus) ; puis, dans le troisième acte, au vendredi 11 mars 1938 (jour du début de l'Anschluss), afin que, selon la même logique, la page suivante du calendrier que découvre le geôlier Frosch / Franz Joseph soit (à nouveau) celle du vendredi 24 octobre 2025, jour de la représentation.

Ce temps circulaire, ce présent statique de la prison, où chaque jour est identique aux précédents et aux suivants, et cette condition de prisonnier qui (dans Die Fledermaus mais aussi dans Fidelio) s'acquiert comme par hasard, sans raison apparente qui la justifie, fait penser à cette prison à laquelle Albert Camus a déjà fait référence dans son roman L'Étranger, pour caractériser l'absurdité de l'existence humaine. Tout comme les personnages de Fledermaus de Herheim, son protagoniste, Meursault, se retrouve en prison sans qu'il soit lui-même tout à fait conscient des raisons, et rapidement, tous les rites qui accompagnent la vie du prévenu occupent une place prépondérante, pour lui et pour ceux qui sont responsables de son incarcération, au point qu'il en vient à oublier pourquoi il est détenu. On pourrait dire des prisonniers de Fledermaus ce qu'écrit Camus : « peu à peu, le ton des interrogatoires changea. Il semblait que le juge ne s'intéressait plus à moi et qu'il avait classé l'affaire, en quelque sorte (…) L'affaire suivait son cours, selon l'expression même du juge (…) Tout était si naturel, si bien arrangé et si sobrement représenté, que j'avais l'impression ridicule de « faire partie de la famille » ». Dans la prison du Fledermaus également, les affaires « suivent leur cours », et les prisonniers font partie intégrante de « la famille », à commencer par Eisenstein (ou est-ce Alfred ?), le chanteur encombrant qu'il faut constamment faire taire, et tous les autres qui, dans le troisième acte, se précipitent vers les cellules, sans qu'aucun d'entre eux ne sache vraiment pourquoi il doit le faire.
Voilà pour les ingrédients du cauchemar. Mais si le spectacle fonctionne, s'il parvient à capter l'attention et à susciter l'adhésion du spectateur, c'est parce que Herheim prend soin de s'abstenir de proposer une leçon d'histoire, une thèse morale ou même une métaphysique des mœurs habsbourgeoises. Les cauchemars, les rêves, n'enseignent rien : ils n'ont pas cette prétention ; ils nous font seulement nous réveiller en sueur.
Et l'horreur est plus réelle si elle s'accompagne de rires, si elle en est indissociable.
Herheim, magicien du théâtre, prodigue d'artifices, constructeur d'arcades baroques éblouissantes, est celui qui tient fermement les rênes du spectacle pendant les passages les plus longs, celui qui sait utiliser certaines figures (l'amant/chanteur Alfred, ici une sorte de galant du cinéma muet, ou de ténor de l'âge d'or du gramophone ; le directeur de la prison Frank, avec ses lunettes et la figure désarmante de Krešimir Stražanac pour l'incarner ; la figure même, toute en exagération divine, de Rosalinde) comme vecteurs de détente comique, qui établissent un équilibre avec la basse continue de la terreur qui parcourt l'ensemble des scènes. Le talent de Herheim, malgré ce que ceux qui ont lu ces lignes jusqu'ici auront probablement déduit, ne réside pas dans sa volonté de nous présenter Die Fledermaus comme une œuvre sérieuse ou profonde, mais dans le maintien d'un juste équilibre entre la frénésie festive qui émane de la musique de Strauß et la proposition de fond, qui est celle d'une lecture historique, et donc d'un pari sur la mémoire, à une époque, la nôtre, où les êtres humains abandonnent la mémoire et avec elle les enseignements qu'elle nous apporte, et dans une œuvre, Die Fledermaus, qui nous enseigne apparemment le caractère embarrassant de la mémoire et qui semble proposer parmi ses slogans ceux de l'oubli (Glücklich ist, wer vergisst) et de l'irresponsabilité (Champagner hat´s verschuldet), même si presque rien de ce qui est dit dans le livret magistral de Carl Haffner et Richard Genée ne peut être compris au sens littéral.
La mémoire est, entre autres, le mot écrit. Dans le salon de Gabriel von Eisenstein (un honnête citoyen, selon la description du livret), contrairement à ce qui se passe dans le salon d'Hérode de Warlikowski, il n'y a pas de bibliothèque. Dans le salon d'Eisenstein, il n'y a qu'un seul livre ; et celle qui tente de le lire est Adèle, mais elle le rejette rapidement, avec un geste d'agacement, car elle n'en comprend probablement pas un mot. Il s'agit d'un texte de Schiller, « Der Mensch ist frei, / Und würd er in Ketten geboren » (L'homme est libre, même s'il est né enchaîné), et, par hasard ou non, le salon où se trouve ce livre est le revers d'une prison où aucun des prisonniers ne connaît les raisons pour lesquelles il purge sa peine, et, par hasard ou non, cet étrange Schiller est le même écrivain que celui qui a mis en musique l'étrange compositeur de Fidelio, pour aboutir à une étrange composition symphonique avec texte chanté dans laquelle il est également question de liberté. Dans Die Fledermaus, Strauß a composé sa propre Ode an die Freude (selon Bernstein, an die Freiheit), comme le montre magistralement la production munichoise de Kosky, dans le numéro Brüderlein und Schwesterlein, pendant la fête au palais d'Orlofsky. Mais dans cette Fledermaus, c'est Falke / Hitler qui mène ce chant, avec son geste maniaque et son regard perdu dans l'infini de la salle de théâtre / empire / prison, tandis que tous les autres solistes et le chœur l'accompagnent solennellement.
Schiller est également chargé, tel un deus ex machina, d'apporter le lieto fine à la séance… pour cette occasion. Une fois le désordre entre Alfred, Gabriel et Rosalinde dissipé, tous se réconcilient et s'apprêtent à quitter la prison, lorsqu'ils trouvent sur leur chemin la présence menaçante de Falke / Hitler, de Blind, de l'ambigu Orlofsky et de gardes armés. Heureusement, on découvrira rapidement que le Dr Falke a une fois de plus été berné, et que la sentence, comme Blind le devine, sera l'œuvre de l'incompréhensible Schiller : Der Mensch ist nur da ganz Mensch, wo er spielt, l'être humain n'est pleinement tel que lorsqu'il joue. Revendication du théâtre et de l'art comme antidote à la barbarie et comme refuge contre la mort.
Mais le dernier mot, sur scène, reviendra à Falke / Hitler : Glücklich ist, wer vergisst… Peut-être parce que la mémoire est aussi nécessaire que l'art et qu'elle en est la condition de possibilité.
La direction musicale
Comme c'est la règle élémentaire de toute représentation de Musiktheater digne de ce nom, les composantes musicales et vocales de la représentation sont directement liées à son aspect scénique, de sorte que les deux aspects se conditionnent et se complètent mutuellement. C'est ce que l'on appelle, dans les termes wagnériens peu acceptés par certains adorateurs de l'opéra italien, mais non moins éloquents et pertinents pour autant, la Gesamtkunstwerk. Nous sommes ici en présence d'une véritable Gesamtkunstwerk, dans la mesure où l'interprétation musicale et scénique convergent dans la même direction et avec le même effet, celui de bouleverser la sensibilité du spectateur.
Petr Popelka (Prague, 1986), actuel chef titulaire de l'orchestre dédié par excellence aux concerts symphoniques dans la capitale autrichienne, le Wiener Symphoniker, est l'un des talents qui se distingue parmi la jeune génération de chefs d'orchestre d'Europe centrale, au sein d'une carrière qui se construit comme il se doit, pas à pas, en développant un talent indéniable et un talent communicatif évident sur le podium avec la patience, le soin et le sérieux qui conviennent, loin de l'hystérie néfaste indissociable de certains feux de projecteurs dont je ne veux pas me souvenir du nom, de sorte que la primauté revient aux critères bien connus de l'acquisition progressive d'expérience musicale.
Sa version de Die Fledermaus se caractérise par une charge théâtrale irrésistible, qui correspond non seulement à la partition elle-même, mais aussi à la lecture qu'en propose Herheim. Et c'est une preuve de l'intelligence du musicien que de ne pas s'être, apparemment, senti intimidé ou méfiant face aux interventions de la production dans la partition, en particulier au début avec les mesures de Fidelio, ou immédiatement après avec l'insertion d'un fragment de la comédie musicale Elisabeth (également créée au Theater an der Wien en 1992), sachant intégrer ces éléments dans le contexte de ce qu'ils représentent théâtralement, comprenant que nous sommes face à un véritable exercice de musique pour le théâtre, avec une vitalité, un sens du rythme et une vigueur qui se maintiendront sans faiblir tout au long de la soirée. Il serait vain d'essayer d'évaluer cette interprétation pour ce qu'elle n'est pas et ne prétend pas être : nous ne sommes pas face à l'une des versions classiques que le disque nous a laissées de cette œuvre, ni face à une lecture d'un raffinement extrême comme certaines de celles que l'on a pu entendre ces dernières années, notamment à Munich, sous la baguette de Kirill Petrenko ou de Vladimir Jurowski, si différentes les unes des autres et si complémentaires à la fois. Popelka nous propose un Strauß, si l'on veut, plus terre à terre, qui répond aux particularités de la production présentée et qui, pour ces mêmes raisons, montre la polyvalence de Strauß en tant que compositeur, la possibilité d'aborder sa musique sous des angles très différents les uns des autres, tout en respectant ce que l'on entend par style viennois.
Le lendemain de la représentation dont il est question, qui serait le jour du bicentenaire du compositeur, deux concerts successifs dans la salle du Musikverein illustreraient à nouveau cette multiplicité d'approches possibles, en partant dans ce cas de la conception de Strauß comme compositeur de musique purement instrumentale : la lecture aux accents impressionnistes de Sokhiev avec les Philharmoniker, et celle, plus proprement symphonique, de Honeck, à nouveau avec les Symphoniker.
Les interprètes
L'implication de chacun des interprètes dans le sens global du spectacle nous place face à la prestation d'un ensemble de véritables chanteurs-acteurs.
À commencer par le chœur, le toujours splendide Arnold Schoenberg Chor, préparé par Erwin Ortner, d'une plasticité extraordinaire dans ses transformations successives de corps de prisonniers en masse d'invités au bal, et vice versa, ses membres conservant toujours un beau sens de l'individualité dans leur jeu théâtral et une cohésion souveraine en tant que collectif.
Dans le rôle parlé d'Ida, Ines Hengl-Pirker incarne à la perfection le profil d'une jeune femme de la belle époque qui, par sa tenue et son élégance, pourrait sortir d'un tableau de Klimt, mais qui, dans ses interactions avec les autres personnages, et en particulier avec sa prétendue sœur Olga (Adele), fait preuve d'une certaine brutalité et d'une exigence qui l'ancrent solidement à nos yeux comme l'expression d'un autre type de réalité, plus prosaïque.
L'autre rôle parlé est celui de Frosch / Franz Joseph, interprété par Alexander Strobele. On a déjà largement souligné à quel point ce rôle est essentiel dans l'ensemble de la représentation, présent comme il l'est dans pratiquement toutes les scènes, leur donnant un sens différent par le simple fait de rester attentif à ce que les autres personnages font et disent. Strobele sait rendre crédible le personnage de cet empereur déchu, bien plus complexe qu'un bouffon, en dosant habilement comédie et drame, et en dressant le portrait d'un clown triste et tragique qui reste longtemps gravé dans la mémoire du spectateur.
L'avocat Dr Blind est interprété par le ténor Alexander Kaimbacher, habitué des rôles secondaires tant dans ce théâtre qu'à la Staatsoper. La couleur, la clarté de l'énonciation du texte et la capacité à caractériser le personnage sont remarquables et lui permettent de dresser un portrait complet, même si le nombre de mesures qui lui sont attribuées est inférieur à celui des autres personnages.
Le rôle du directeur de la prison, Frank, confié au baryton-basse Krešimir Stražanac, n'est pas non plus particulièrement long en termes musicaux, mais dans son cas, la virtuosité avec laquelle il dose chaque geste, chaque regard, chaque réponse de ses dialogues, lui permet de créer un personnage d'une comédie tout simplement irrésistible, véritable prototype de cette figure grise de directeur de prison, qui aurait pu exister à n'importe quelle date, 1874, 1938 ou 2025, que le calendrier de l'établissement traverse tout naturellement.
Tout comme Stražanac, son collègue Leon Košavić est également de nationalité croate. Il a une voix plus claire, moins caverneuse, mais avec une présence ferme et bien établie. Son interprétation du rôle de Falke / Hitler est si complète, si soignée dans la panoplie de détails qui la composent, que l'interprète et le personnage se confondent, comme s'ils ne faisaient qu'un. Un grand art qui incite à suivre avec attention la carrière de cet interprète.
Cette recommandation s'étend au ténor David Fischer, interprète d'Alfred, et actuellement membre de l'ensemble du Deutsche Oper am Rhein. Le personnage qu'il incarne dans la production est celui d'un ténor alpha, fournisseur infatigable de notes aiguës qui témoignent de la générosité de ses attributs masculins (ce n'est pas pour rien que Rosalinde, extatique, admire les vertus de « son organe »). Avec cela, ses cheveux rigoureusement peignés en arrière avec de la gomina et son visage poudré de blanc comme s'il s'agissait du prince Calaf, nous présentent la figure du galant prototypique des années Weimar, une figure fantomatique mais non moins répandue par le cinéma et le marketing de l'opéra, à mi-chemin entre Rudolf Valentino et un jeune Richard Tauber. Notre David Fischer n'est certainement ni l'un ni l'autre, et ne prétend pas l'être, mais il se consacre corps et âme à l'incarnation de son personnage, avec une voix lumineuse, ferme et dotée de la générosité que les situations exigent, qu'il s'agisse de chanter la Namenlose Freude de Florestan, ou d'aborder le rôle de Tristan, celui de Chénier ou celui du Duc de Mantoue. Avec le sens de l'excès, de l'absurde et en même temps de l'élégance que ces musiques, chantées dans de tels contextes, exigent.

Jana Kurucová est le prince Orlofsky. Artiste déjà relativement chevronnée, elle est particulièrement connue pour ses rôles mozartiens, peut-être surtout celui de Donna Elvira, bien que son répertoire soit très large et varié, allant jusqu'à Vénus dans Tannhäuser ou la princesse étrangère dans Rusalka. Cette fois-ci, la mezzo-soprano slovaque prête sa voix forte et pleine de caractère au personnage indéfinissable d'Orlofsky, et il y a dans son interprétation une certaine bipolarité ou du moins une dissociation entre le sentiment d'isolement relatif de la réalité que son personnage transmet théâtralement, et la richesse et la couleur de sa voix, ce qui rend le personnage encore plus étrange, étranger et imprévisible.

La découverte de la soirée, en termes vocaux, vient peut-être de l'Adèle d'Alina Wunderlin. Il n'est pas facile de dissiper les fantômes du passé lorsqu'il s'agit d'un rôle que la grande Edita Gruberová a chanté dans ce même théâtre, pour Harnoncourt, mais la jeune soprano allemande, qui fait déjà carrière dans les principaux théâtres avec des rôles tels que la Königin der Nacht ou Zerbinetta, est capable d'affirmer son propre profil, tant sur le plan musical que théâtral, avec une voix dont le métal, la pénétration et l’aspect incisif correspondent parfaitement aux idées, à plus d'un titre dures et tranchantes, de son personnage. Libérée de sa propre logique, toujours sous un contrôle strict, sa voix brille et éblouit même dans les registres aigus et très aigus, utilisés, tout comme la colorature précise, comme des éléments de caractérisation, qui contribuent à dépeindre un personnage à la fois exubérant et menaçant, avec une certaine simplicité diabolique.
Rosalinde est Hulkar Sabirova. Jusqu'à présent, nous avions rencontré cette soprano, née en Ouzbékistan et de nationalité allemande, dans des rôles très exigeants, qui la conduisent peut-être à la limite même (et un peu au-delà) de ses possibilités, comme celui d'Hélène dans Les Vêpres siciliennes au Deutsche Oper de Berlin, ou celui de Leonora dans La forza del destino à l'Opéra de Lyon. Le rôle de Rosalinde n'a peut-être pas la même difficulté en termes strictement vocaux, en plus d'être fondamentalement opposé à ceux cités en termes dramatiques. Ici, Sabirova se consacre avec une générosité totale à l'interprétation d'un personnage que Herheim imagine comme vivant en permanence, ou feignant de recréer, le monde des passions débridées des icônes de l'opéra. Avec un enthousiasme contagieux, une franchise communicative, une énergie qui déjoue et annule toute résistance éventuelle, Sabirova n'est probablement pas la Rosalinde la plus raffinée, la plus subtile ou la plus sexy, mais elle ne prétend pas l’être non plus. Au contraire, elle s'intègre dans le mécanisme de la production comme l'une de ses images iconiques, d'une part la chanteuse à la retraite, épouse du riche Eisenstein, qui cherche un ténor-amant alpha pour divertir son ennui, et d'autre part la figure rappelée par Frosch / Franz Joseph de sa Sissi adorée, qui se superpose à son tour à la beauté hongroise inconnue qui fait irruption à la fête d'Orlofsky.

Enfin, Thomas Blondelle est Gabriel von Eisenstein. Jeune ténor belge qui s'est déjà distingué il y a quelques années en travaillant avec Herheim dans le rôle de Loge, et que nous avons pu admirer plus récemment dans des rôles tels que celui du baron Lummer dans Intermezzo (au Deutsche Oper Berlin) ou le rôle-titre de Siegfried, sous la direction de Kent Nagano à Lucerne. Avec une voix claire mais bien timbrée et projetée, un phrasé d'une mesure irréprochable et une articulation nette, l'Eisenstein de Blondelle est un exercice d'élégance, d'urbanité, de sang-froid, un peu à l'opposé de la création débridée et expressionniste de Georg Nigl à Munich. Cet Eisenstein est bien, comme le dit le livret, un honnête citoyen, ou du moins quelqu'un qui apparaît comme tel, et qui, sans ignorer à aucun moment les menaces qui l'entourent, décide de les affronter avec un mélange de courage et de résignation.
Celui qui oublie est-il heureux ?
La dernière image de ce spectacle correspond à Falke / Hitler, seul sur la scène vide et sombre : ni le manoir d'Eisenstein, ni la cour de la prison, ni même les loges élégantes du théâtre, mais l'espace froid, étrangement consistant et inaccessible, mais non moins réel, de nos pires cauchemars. Et Falke / Hitler murmure, nous murmure, d'une manière aussi répugnante que limpide, Glücklich ist, wer vergisst, tout en dirigeant son regard vers le vide. Oui, heureux celui qui oublie le passé, car il pourra trébucher à nouveau sur la même pierre. Car il pourra se livrer à nouveau, joyeusement, à l'autodestruction. Et une parenté, non moins évidente parce qu’inattendue, s'établit entre le théâtre / manoir / prison en ruines de Herheim, qui est la métaphore d'une Autriche-Hongrie qui est elle-même la métaphore de l'Europe ; et l'Europe / parc d'attractions en ruines que nous propose Frank Castorf dans son Hamlet, créé à Hambourg pratiquement en même temps que cette Die Fledermaus à Vienne. C'est ce que nous explique Guy Cherqui, notre Wanderer, et le fait qu'il s'agisse de ses propres mots n'est pas une raison suffisante pour ne pas les citer :
Et le quart du XXIe siècle que nous venons de vivre annonce des retours inquiétants, haines de l'autre, intolérances religieuses, totalitarismes, délitement démocratique. Le théâtre a forcément une fonction d’avertissement, ce que sait si bien dire Artaud dans Le théâtre et la peste et ce que dit Shakespeare dans son Hamlet, et ce que souligne Castorf des désarrois d’Hamlet devant un monde qui échappe et glisse dangereusement vers les gouffres. Castorf et Warlikowski, mais aussi Wajdi Mouawad dans leur théâtre ne cessent de le clamer, de le souligner, de le constater, en utilisant la littérature et l’art dont c’est d’ailleurs la fonction.
Oui, la tragédie d'une Europe qui « est heureuse parce qu'elle oublie » ; la crise des valeurs qui nous structurent et qui sont pourtant remises en question ou directement niées ici et là au service d'intérêts, à l'abri de peurs et dans la chaleur de mesquineries ; la fonction de dénonciation, d'avertissement et, en dernier ressort, d'antidote du rituel de communion théâtrale ; tout cela est présent ou du moins implicite dans cette Die Fledermaus anti-didactique mais non moins instructive.
Herheim, en plus de se revendiquer lui-même face à ceux qui, plus jeunes et plus beaux, ont pu le considérer comme en déclin, revendique (ce qui est plus important) la place centrale de Strauß en tant que témoin et narrateur des bouleversements de ce que Zweig appellera Le monde d'hier ; et revendique, en fin de compte, la nécessité de la mémoire, et avec elle, le rôle central des valeurs de notre Europe vétuste, malmenée et irrémédiable pour toute tentative de coexistence viable entre des êtres dignes d'être appelés humains. La tragédie de cette Autriche-Hongrie plurinationale, fragmentée et diversifiée, comme l'est aujourd'hui notre Europe, est peut-être notre propre tragédie.
