Richard Wagner (1813–1883)
Tannhäuser
und der Sängerkrieg auf der Wartburg (1845)
Romantische Oper in drei Akten
Livret du compositeur
Créé le 19 octobre 1845 au Königliches Hoftheater Dresden
Version de Vienne (1875)

Direction musicale Mark Elder
Mise en scène Michael Thalheimer
Scénographie Henrik Ahr
Costumes Barbara Drosihn
Lumières Stefan Bolliger
Dramaturgie Maximilian Enderle

Tannhäuser Daniel Johansson
Elisabeth Jennifer Davis
Venus Victoria Karkacheva
Herrmann, Landgraf von Thüringen Franz-Josef Selig
Wolfram von Eschenbach Stéphane Degout
Walther von der Vogelweide Julien Henric
Biterolf Mark Kurmanbayev
Heinrich der Schreiber Jason Bridges
Reinmar von Zweter Raphaël Hardmeyer
Ein junger Hirt Charlotte Bozzi
Vier Edelknaben Lorraine Butty, Louna Simon, Roxane Macaudière, Anna Manzoni

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Direction des chœurs Mark Biggins

Orchestre de la Suisse Romande

Coproduction avec la Deutsche Oper Berlin

Genève, Grand Théâtre, dimanche 21 septembre 2025, 17h

Cela faisait vingt ans qu’on n’avait pas vu Tannhäuser à Genève. Alors que ce titre, jusqu’à 1986 est donné à peu près tous les six ou sept ans, n’est repris qu’en 2005 dans une mise en scène d’Olivier Py avec Nina Stemme et Stephen Gould, mais les spectateurs se souviennent surtout de la Bacchanale « phalliphore » que Py avait dit reproduire à la lettre…
La plupart du temps c’est la version de Paris qui fut présentée à Genève, sauf en 1986 où ce fut celle de Dresde. Pour la première fois, c’est celle de Vienne qui est proposée, plus proche de celle de Paris, et qui, ce n’est pas un hasard, s’appelle, dans l’édition Schott, 
Handlung « Action », comme Tristan und Isolde que Wagner considérait profondément lié à Tannhäuser.

La production genevoise qui inaugure la dernière saison d’Aviel Cahn a connu un lourd problème de préparation dans la mesure où Tatjana Gürbaca, qui devait en assurer la mise en scène, a dû y renoncer pour raisons de santé et c’est Michael Thalheimer qui peu de mois avant le début des répétitions, a repris le flambeau du projet dans des décors et des costumes déjà prêts pour l’autre production. Ainsi, Thalheimer aura signé les trois productions wagnériennes de l’ère Cahn à Genève, Parsifal, Tristan und Isolde et Tannhäuser.
Au-delà du défi représenté par la reprise d’un travail commencé par d’autres, une fois encore, cette lecture se heurte à la difficulté de mettre en scène Tannhäuser, peut-être l’œuvre la plus secrète et la plus difficile de Wagner, bien plus que Parsifal, et sans doute que Tristan, parce qu’il ne s’agit pas d’une histoire d’amour romantique où le héros serait tiraillé entre la chair et l’esprit, contrairement à ce que tout le monde semble en penser, mais d’un sujet plus complexe qui touche à l’intime du Wagner créateur.

 

 

Agacement préliminaire

Le Grand Théâtre de Genève pour tenter d’attirer un public plus difficile à convaincre ces dernières années a mis en place une campagne publicitaire plus agressive, avec de nouvelles idées : c’est une bonne initiative. Encore faut-il qu’elle soit habile, et ce n’est pas toujours le cas. En témoigne sa « capsulopéra » sur instagram présentant Tannhäuser à un public censé être ignorant, à moins que ce soit un public d’enfants en bas âge vu le ton employé.
Cette manière de procéder me paraît particulièrement perverse, car elle semble considérer le public visé comme un ensemble de demeurés à qui on raconte l’histoire de manière caricaturale en la simplifiant jusqu’à la trahir. C’est une fois de plus une manière de mal calculer la distance car cette capsule semble viser dans le zoo humain la classe à peine supérieure au chimpanzé, vue de l’esprit supérieur de ses concepteurs, et renforce en moi l’idée qu’il y a une vision indécrottablement élitiste de la part de ceux qui pensent au public « profane », le voyant accueillir avec joie ce discours imbécile et faussement « sympa ». Il n’est pas sûr que ce type d’initiative déclenche d’irrépressibles envies d’opéra.

Plus grave, quand on respecte son public, on respecte au moins le titre de l’œuvre qui n’est pas Tannhäuser oder Der Sängerkrieg auf der Wartburg (Tannhäuser ou le concours de chant à la Wartburg), mais Tannhäuser und Der Sängerkrieg auf der Wartburg (Tannhäuser et le concours de chant à la Wartburg) ce qui est sensiblement différent.
Enfin le résumé qui en est donné ne correspond pas à l’œuvre de Wagner, qui n’est pas « mon cœur balance entre le sexe (mal) et l’amour (bien) » contrairement à ce qu’on claironne de ci de là, ce qui nous ramène à notre sujet.

 

Les problèmes divers posés par Tannhäuser, analyse du texte

  1. La trame

J’ai brutalement résumé les données du « romantische Oper » créé en 1845 à Dresde. La difficulté de l’œuvre tient à ce que jusqu’aux derniers jours, Wagner voulait en écrire sa version définitive pour l’entrée du titre à Bayreuth, et qu’il a procédé à des révisions de la version de Dresde de 1845 en 1860, à une refonte importante pour la présentation à Paris en 1861, et à une révision partielle de la version parisienne pour Vienne en 1875. Comme nous l’avons signalé en introduction, l’expression « romantische Oper » qui qualifiait l’œuvre aux origines disparaît en 1875 au profit de « Handlung » (action), qui qualifie aussi Tristan. C’est en effet la composition de Tristan qui a déterminé chez Wagner le travail de refonte de Tannhäuser pour Paris en 1861 et ses réflexions ultérieures.
Entre 1845 et 1875, trente ans ont passé, faits de traités théoriques, d’évolution forte de sa musique, et si à peine trois ans séparent Rienzi de Tannhäuser, ce qui rapproche les deux œuvres au moins vocalement, et a fait dire que Tannhaüser est redevable au Grand Opéra, les trente ans qui suivent ont vu une transformation radicale du paysage musical en Europe qui implique que l’on ne peut plus considérer Tannhäuser en 1875 comme un résidu romantique du Grand Opéra.

Le personnage de Tannhäuser est un personnage clé du drame wagnérien, il est comme presque tous, Le Hollandais, Lohengrin, Walther, Tristan, Parsifal, une sorte d’errant qui trouble un ordre établi, une organisation sociale au risque de bouleverser les vies qui l’entourent.

Mais il est surtout et d’abord un poète, un Minnesänger, c’est-à-dire un poète qui chante l’amour (Minnesang= chant d’amour), et donc un intellectuel, ce qui au Moyen âge est une rareté bien plus grande qu’un chevalier. C’est un poète courtois (c’est-à-dire de cour) attaché en général à une petite cour locale, en l’occurrence ici la Wartburg, située au-dessus d’Eisenach, en Thuringe. Citons, parmi les Minnesänger fameux, Wolfram von Eschenbach, Walther von der Vogelweide qui sont des personnages de l’opéra et qui fréquentèrent la Wartburg dont le Landgrave Hermann fut à un moment le souverain, et qui fut un mécène connu. Tout cela est attesté par l’Histoire.
Elisabeth aussi est un personnage historique, bru du Landgrave Hermann, qui perdit son mari à la croisade en 1227 et obtint la ville de Marburg, où elle finit sa vie en la dédiant aux miséreux, ce que lui valut la canonisation « Heilige Elisabeth » comme dit le livret.
Comme à son habitude, Wagner se saisit de réalités historiques (même Heinrich von Tannhäuser est attesté, mais on connaît peu ses faits et gestes) et tord l’Histoire pour en faire son histoire, son mythe.

De là l’importance du titre, Tannhäuser et le tournoi des chanteurs de la Wartburg. Le dit tournoi aurait d’ailleurs eu lieu en 1207, mais avec un autre thème.
Le thème développé dans le deuxième acte, la définition de l’Amour, va indiquer la position de Tannhäuser face à ce sujet, et donc constitue une dispute « littéraire » : en ce sens, affirmant une forte vision littéraire nouvelle, Tannhäuser est le lointain prédécesseur de Walther von Stolzing, qui se recommande d’ailleurs de la tradition de Walther von der Vogelweide.

Il s’agit d’une joute poétique et d’écriture, avant que d’amour. Et c’est sous cet angle qui faut considérer l’histoire. Ce qui est reproché à Tannhäuser, c’est d’abord qu’il écrit des choses plus ou moins interdites, que son inspiration va au-delà, trop au-delà de la tradition établie (on dit d’ailleurs que le Tannhäuser « historique » aurait raillé la tradition des Minnesänger). Il s’agit donc, sous la forme d’un concours de chant, d’un débat esthétique et moral sous-jacent : peut faire art de tout ? Peut-on faire littérature de tout ? Débat continu dans les relations de l’art à la société. Les nudités de Michel Ange dans le « Jugement dernier » de la Chapelle Sixtine furent recouvertes plus tard par Daniele da Volterra…
En réalité, il y a au départ des éléments assez cryptiques : on ne sait pas les raisons qui ont poussé Tannhäuser à quitter à quitter la Wartburg alors que l’amour l’Elisabeth s’était porté sur lui. On peut invoquer une âme instable, une âme éprise toujours d’autre chose, éternellement insatisfaite. Mais on peut les déduire de celles qui le poussent à quitter Venus de la même manière. Des éléments du texte de Wagner nous donnent des indices pour reconstruire le parcours du héros, loin de tout simplisme.
Dans la scène avec Venus, Tannhäuser explique d’abord son désir de revoir le jour, le monde de Venus est nocturne, lunaire, et il veut revoir la nature, le soleil, le printemps, l’herbe, le rossignol…
Die Nachtigall hör’ich nicht mehr / Je n’entends plus le rossignol

Dans cette première réplique défilent plutôt les poncifs de la poésie lyrique mais l’échange prend immédiatement un autre tour : c’est le chant de Tannhäuser qui a séduit la déesse :

Die Liebe feire
Die so herrlich du besingest
Dass du der Liebe Göttin selber dir gewannst. 

Célèbre l’amour /que tu chantes si divinement / que tu as séduit jusqu’à la déesse de l’amour…

Le mouvement est clair, c’est le chant de Tannhäuser, Orphée moderne, qui séduit d’abord et c’est de lui qu’il s’agit.
Wagner pointe très subtilement un élément singulier que va développer d’ailleurs bien plus tard (un siècle et demi après) J.M. Coetzee dans son Elizabeth Costello [1]: l’aporie que représente la relation d’un mortel et d’une déesse. Cela finit toujours mal, mais, ici contrairement à l’habitude de la mythologie grecque, c’est le mortel qui prend les devants et fuit, pour revendiquer sa vie de mortel, à savoir, le bonheur « et » (ou « de ») la souffrance, l’impérieuse nécessité du changement, qu’un Dieu ne connaît pas, sauf peut-être Wotan, impénitent Wanderer : « Wandel und Wechsel liebt, wer lebt ; das Spiel drum kann ich nicht sparen ! »/Celui qui vit aime le voyage et le changement, je ne peux m’empêcher d’y jouer[2]. C’est ce qui donne à Wotan son « humanité » et donc d’une certaine manière conduit à sa perte…
Tannhäuser revendique la jouissance et la souffrance, le ying et le yang, le jour et la nuit, parce que l’éternelle jouissance finit par tarir toute envie et tout désir et donc pour un poète, le désir de créer…
Sa seule manière de continuer à chanter Venus, c’est de le faire hors du Venusberg, c’est-à-dire de confronter son chant qui la célèbre au monde terrestre, là où chantant Venus, il affirmera sa liberté de création y compris contre la tradition. Il exprime donc de nouveau son amour de la Terre par les poncifs de la poésie lyrique plus ou moins tels qu’on les avait esquissés au départ :
Doch ich aus diesen ros'gen Düften
verlange nach des Waldes Lüften,
nach unsres Himmels klarem Blau,
nach unserm frischen Grün der Au',
nach unsrer Vöglein liebem Sange,
nach unsrer Glocken trautem Klange :
aus deinem Reiche muss ich fliehn !

Mais moi, plutôt que ces nuées rosées/j'aspire à l'air de la forêt/au bleu clair de notre ciel/à la fraîcheur verte de nos prairies/au chant charmant de nos oiseaux/au son familier de nos cloches : je dois fuir ton royaume /

Mais il ne renonce pas au chant et c’est au contraire un programme « littéraire » qu’il annonce à Venus, il retourne sur terre pour chanter le Venusberg et pour affronter les combats qui forcément s’ensuivront :

Nur dir mein Lied ertönen (…)
Ja, gegen alle Welt will unverdrossen
Fortan ich nur dein kühner Streiter sein.
(…)
nach Freiheit doch verlangt es mich,
nach Freiheit, Freiheit, dürste ich ;
zu Kampf und Streite will ich stehn
,

Que mon chant ne résonne que pour toi(…)/Oui, contre le monde entier, je veux désormais/Être ton audacieux combattant, sans relâche (…)
Je désire ardemment la liberté/la liberté, j'ai soif de liberté/Je veux me battre et lutter, (…)

Le programme est clair, et c’est celui du deuxième acte…
On voit donc qu’il s’agit d’affirmer la liberté de chanter Venus, de chanter un autre type d’amour, de rompre avec une tradition faite de formes recuites, mais ce qu’on voit surtout c’est que c’est pour continuer à créer que Tannhäuser veut fuir le Venusberg. La jouissance au quotidien du Venusberg ne s’oppose pas à une quelconque morale, mais à la stérilité de l’artiste. Là est l’enjeu.
Pour chanter Venus, Tannhäuser a besoin de se confronter au monde…Une fois de plus, on sent sous-jacente l’idée future du poète « voleur de feu » chère à Rimbaud.

Tout le premier acte pose la problématique, d’une manière encore plus claire lorsque revenu sur terre, Tannhäuser rencontre « comme par hasard » ses anciens compagnons/amis/rivaux qu’il avait quittés brutalement.
Du bist es wirklich ? Kehrest in den Kreis
zurück, den du in Hochmut stolz verliessest ?
C’est vraiment toi?/Reviens-tu dans le cercle que tu as quitté avec tant d’arrogance ?

C’est Wolfram qui, évoquant Elisabeth, va à la fois débloquer la situation et expliquer la nature de l’amour d’Elisabeth à un Tannhäuser qui ne veut que passer son chemin et a priori ne pas se retrouver avec ce groupe qu’il a fui. Quand il quitte le Venusberg, il considère en effet le Monde comme son terrain de jeu et de luttes, pour imposer son chant nourri de l’expérience de Venus, il n’a pas de retour à la Wartburg en vue. L’évocation d’Elisabeth l’y ramène.

War's Zauber, war es reine Macht,
durch die solch Wunder du vollbracht,
an deinen Sang voll Wonn' und Leid
gebannt die tugendreichste Maid ?
Denn ach ! als du uns stolz verlassen,
verschloss ihr Herzunsrem Lied ;
Était-ce par magie, était-ce par pur génie/que tu accomplis un tel miracle/de captiver la plus vertueuse des jeunes filles /avec ton chant plein de joie et de tristesse ?/Car hélas ! lorsque tu nous as fièrement quittés/elle a fermé son cœur à nos chants ;

Comme on le voit par ces paroles-clés : le chant de Tannhäuser, c’est-à-dire sa production d’artiste, son art, a séduit la moins vertueuse, Venus, et la plus vertueuse, Elisabeth, ainsi placées à égalité. C’est sa poésie qui fait cet effet, à l’instar d’Orphée, et qui transcende les mondes, qu’ils soient païens (Venus) ou chrétiens (Elisabeth) mais on comprend alors, c’est implicite dans le texte, qu’il a quitté la Wartburg – malgré l’amour d’Elisabeth- comme il a quitté le royaume de Venus, malgré l’amour de Venus, pour la même raison, et avec la même brutalité. Il s’agit d’affirmer sa liberté (sous-entendu, de création) et sans cesse explorer pour créer. Stérilité dans la Wartburg implique le départ, stérilité au Venusberg implique aussi le départ : Le poète est semblable au Prince des nuées… C’est lui l’éternel Wanderer.
Devant cette exigence créatrice, il n’y a point de limites qui vaillent, ni même de sentiments, amour ou amitié parce que tout se réalise dans l’écriture. Ce n’est pas l’écriture ou la vie, c’est l’écriture qui est la vie.

On comprend dès lors le deuxième acte, qui n’est pas revendication de jouissance, mais de liberté de l’écrire, de la décrire, de décrire librement ce qu’il pense être l’amour, libéré des chants conformes de ses collègues, des chants codifiés par la tradition littéraire, mais aussi par la convention sociale et courtoise. Tannhäuser ne représente pas en rien le « Mal », il représente l’écriture comme subversion. Et la subversion n’est pas le Mal.

Quand Elisabeth intervient au deuxième acte, elle prend soin de séparer sa propre souffrance de sa mission : ce qu’elle veut défendre, c’est ce par quoi elle a été séduite, c’est à dire l’originalité du créateur et ce qu’elle veut préserver, c’est d’abord le poète, l’artiste au-delà de l’homme qui l’a abandonnée et qui vient de la détruire à nouveau : l’artiste est un destructeur (Rimbaud, là encore…) mais il doit exister à la face du Monde, charge au Monde et à Dieu de l’accepter ou le rejeter.

Une phrase dans son discours aux autres furieux qui veulent tuer Tannhäuser est singulière :
So sagt, was euch es Leides tat ? Alors dites-moi quel mal vous a‑t‑il fait ?
Elisabeth souligne que la fureur des autres n’a pas d’objet dans la mesure où il ne les a ni menacés, ni fait souffrir sinon par ce qu’il a dit. Tannhäuser n’est pas un terroriste, n’est pas un violent, sa force, ce sont les mots.
« Sous la domination d’hommes tout à fait grands, la plume est plus puissante que l’épée. » (Edward Bulver-Lytton, 1839)
En revanche, la seule qui ait été insultée c’est Elisabeth, détruite parce que voilà son propre amour en rivalité avec celui de Venus, une affaire personnelle qu’elle va sublimer en renvoyant Tannhäuser au jugement de Dieu, comme tous les mortels, parce qu’il n’a pas à être jugé par des hommes au nom de ce qu’il a dit ou écrit ou chanté.
C’est Elisabeth qui fait basculer le débat du « Sängerkrieg » débat esthétique, en débat « idéologique » ou religieux. La société n’a pas à juger d’un blasphème, cela concerne la relation directe du blasphémateur à Dieu… Voilà de quoi nourrir bien des discours contre le fanatisme. Et Elisabeth se montre elle aussi d’une certaine manière subversive : elle n’a rien de la jeune fille frêle, c’est une âme forte et décidée.

Alors le troisième acte est un paysage d’absolue désolation. C’est un constat universel de ruine, pour Elisabeth, pour Wolfram, pour Tannhäuser.  Une affaire de mortels, une affaire terrestre : Elisabeth attend le retour de Rome et ne voit pas Tannhäuser, elle comprend immédiatement que s’il n’est pas là, il est maudit : elle va donc faire ce que dans la mythologie Alceste a fait pour Admète, donner sa vie pour le salut du poète.
En donnant sa vie en holocauste, elle reconnaît aussi d’une certaine manière sa culpabilité « terrestre » d’avoir aimé le poète et sa création, c’est-à-dire ses textes, qui déjà agitaient jadis la petite communauté. Elle en est solidaire et elle s’offre en sacrifice expiatoire.
Son dernier monologue, la prière à la vierge, le souligne clairement :

Wenn je, in tör'gem Wahn befangen,
mein Herz sich abgewandt von dir, -
wenn je ein sündiges Verlangen,
ein weltlich Sehnen keimt' in mir : -
so rang ich unter tausend Schmerzen,
dass ich es töt' in meinem Herzen !

Si captif d’une folle chimère/mon cœur s’est détourné de toi/ Si l’appel du péché/Si un désir profond ont germé en moi/J’ai lutté avec mille souffrances/pour le tuer dans mon cœur

Comme on le voit, la question de Wolfram est assez décorative par rapport à l’enjeu en cours, aussi bien son amour pour Elisabeth que sa relation à Tannhäuser et Wagner est assez ironique en faisant de son grand Lied du troisième acte (« O du mein holder Abendstern ») une adresse à Venus (l’étoile du soir) qu’il prie de saluer Elisabeth montant au Ciel…

Ce troisième acte est un désert où tout est délité : Tannhäuser n’a évidemment pas été absous par le pape, qu’il l’a condamné et maudit pour avoir été au Venusberg, (ou pour l’avoir chanté…). Et symétriquement au premier acte où le nom d’Elisabeth avait décidé Tannhäuser de rester parmi les poètes de la Wartburg, c’est le nom d’Elisabeth sanctifiée qui fera que Tannhäuser refuse Venus et la vanité, pour mourir d’amour (en quelque sorte), sauvé par Elisabeth.
On retrouve évidemment les thèmes chers à Wagner de la rédemption par l’amour (Elisabeth, comme Senta, donne sa vie pour sauver son amour de la damnation), mais aussi du salut de l’artiste au final contre la convention sociale, dit la force de l’amour, avait écrit un autre poète, Paul Eluard.

Selig der Sünder, dem sie geweint
Dem Sie des Himmels Heil erfleht
Heureux le pécheur pour lequel elle a pleuré/pour lequel elle a imploré le salut du ciel !

Les complexités de Tannhäuser se trouvent dans cette dualité entre une partie qui souligne clairement les enjeux littéraires et artistiques, et en même temps la manière dont le poète, qui désire épouser les souffrances du monde (il l’a très clairement exprimé au premier acte), se voit exclu de ce monde par la nature de ce qu’il chante.
D’un autre côté, le sacrifice d’Elisabeth naît de sa volonté de voir uni son destin à celui du poète, parce qu’elle l’a lu, et aimé, au-delà de toute autre considération. Venus, qui vit dans sa grotte auprès des Enfers, comme l’a écrit Baudelaire, est au contraire loin des contingences du monde, et n’a promis à Tannhäuser au premier acte que la damnation «  Suche dein Heil, Suche dein Heil und finde es nie » dit-elle prémonitoire (cherche ton salut, cherche ton salut et ne le trouve jamais), et à la fin quand totalement désespéré, Tannhäuser l’appelle, les premiers mots de Venus sont sarcastiques :
Willkommen, ungetreuer Mann !
Schlug dich die Welt in Acht und Bann ?
Und findest nirgend du Erbarmen,
suchst Liebe du in meinen Armen ?
Bienvenue, homme infidèle !/Le monde t'a‑t‑il rejeté et banni ?/Et ne trouvant nulle part de la compassion,/tu cherches l'amour dans mes bras ?

Bien entendu, la confrontation entre celle dont la compassion a été jusqu’au sacrifice et celle qui sans compassion, accueille sarcastiquement le pécheur, fait figure de combat final entre les deux pôles,entre les deux femmes qui aiment le même homme et pour les mêmes raisons, son chant : mais c’est le nom d’Elisabeth qui décide du destin final, et c’est encore Wolfram qui le nomme, comme au premier acte.

Tannhäuser est détruit, n’a plus d’issue sinon Venus, ce qu’excuse Baudelaire : « et on excuse l’infortuné chevalier de chercher encore le sentier mystérieux qui conduit à sa grotte, pour retrouver au moins les grâces de l’Enfer, auprès de sa diabolique épouse »…

On comprend aussi les raisons profondes qui séduisent Baudelaire dans l’histoire de Tannhäuser. En 1857, il a été condamné pour les Fleurs du Mal par la Justice, (on entend en écho l’oxymore des « Fleurs du Mal » dans « les grâces de l’Enfer ») pour avoir chanté dans son texte l’inchantable, la sensualité ou les paradis artificiels pour avoir chanté les Fleurs du Mal ou justement les « grâces de l’Enfer »… À chacun son Venusberg. La condamnation des écrits de Baudelaire parce qu’ils heurtent la morale et celle de Tannhäuser chantant le Venusberg sont de même nature. Par ailleurs, j’ai écrit dans mon texte sur la production Bieito à Gand en 2015 : Baudelaire en défendant Tannhäuser défendait aussi ces visions plurielles de la femme, sensuelle ou sensible, Jeanne Duval ou Apollonie Sabatier, parfum exotique ou parfum parisien. Il y a bien là une sorte de fraternité.

L’écho chez Baudelaire de ce Tannhäuser qui est destin de poète maudit ne pouvait que faire naître cette fraternité, et Wagner, avec sa musique de l’avenir qui venait bousculer une tradition lyrique bien confortable se confrontait lui aussi au monde et « combattait ». Bien des échos se tissent et traversent toute cette histoire, où la valeur subversive de l’art dépasse celle de la morale des hommes.

Ainsi, il serait hasardeux de faire de Tannhäuser la énième lutte du Bien contre le Mal , d’une part ce serait simpliste, et plus encore simplement faux.

Dans sa mise en scène (ratée, mais pas stupide) de Bayreuth, Sebastian Baumgarten montrait bien que tous les personnages, y compris Elisabeth, faisaient un petit tour au Venusberg, comme pour dire que le Venusberg est intrinsèque à l’homme. C’est ce que traduit Tannhäuser en cherchant à le chanter dans son art au milieu des hommes et du monde, au prix du combat.

Nous sommes assaillis aujourd’hui de faux prophètes qui se disent représenter le Bien contre le Mal et qui savent parfaitement pour défendre leur Bien censurer ce qu’ils disent être le Mal, les autres, les artistes, les textes. C’est toute la vision d’une société aux fausses valeurs morales, qui jette l’anathème sur tout ce qu’elle refuse qui est ici dénoncée (ce qu’avait esquissé Götz Friedrich dans sa mise en scène à Bayreuth en 1972 et qui avait déclenché un enième mémorable scandale) dans la mesure où, Wagner et Baudelaire et tant d’autres avant eux le savent bien, la sensualité, le sexe, la jouissance sont célébrées depuis l’antiquité et représentent des menaces pour un certain ordre (moral et social). Et dans Tannhäuser, Elisabeth a aimé le poète d’abord pour ce qu’il écrivait, qui dérangeait et semait le conflit dans la petite cour.
Que les valeurs sociales induisent au sens du péché et à la contrition est une chose, qu’il y ait vraiment péché en est une autre. La valeur du sacrifice d’Elisabeth est d’une part celle d’une mort d’amour et d’autre part la volonté de sauver l’artiste Tannhäuser et donc son art aux yeux du monde, de sauver ses chants, de sauver l’œuvre pour ne pas en faire un autodafé (et là, Kratzer est très clair sur la question). C’est le salut de Tannhäuser qui prémunit le futur de ses chants, la malédiction éternelle signifiant destruction et  autodafé. En se sacrifiant, elle affirme aussi la valeur testimoniale de l’art. Elle est une sorte de martyr de l’art véritable.

D’un autre côté, il y a la vision de Wagner, parfaitement affirmée dès le début de l’opéra, qui parle dans la bouche de Tannhäuser, celle de l’artiste qui pour créer doit souffrir
Nicht lust allein liegt mir am Herzen
Aus Freunden sehn’ich mich nach Schmerzen
Il n’y a pas que le plaisir dans mon cœur
Après la joie, j’aspire à la souffrance.
Tannhäuser fuit Venus pas du tout par conscience du péché, du Mal etc…, mais parce qu’il y est trop heureux. Le « retour à la terre » de Tannhäuser est un retour aux souffrances conditions de la création, une conception théorique et romantique affirmée par un Wagner qui n’aimait paradoxalement rien tant que le luxe et la soie pour sa sérénité créatrice par ailleurs.

Mais pour créer, il est besoin d’une sorte de fureur, fureur du monde, fureur des hommes « orages désirés » que Tannhäuser n’a pas au contact de Venus. Si à la fin il choisit Elisabeth et non Venus, c’est d’une part qu’Elisabeth a agi pour lui, c’est la seule (Wolfram est d’une passivité inquiétante) et que d’autre part elle s’est offerte en holocauste pour l’artiste et pour l’homme, alors que Venus signifie pour lui stérilité. Retourner à Venus, serait vivre sans but, abdiquer en lui l’artiste, mourir par Elisabeth c’est mourir sans aucun renoncement. Voilà ce qu’Elisabeth offre à Tannhäuser, et non pas un quelconque Salut chrétien qui satisfait la société et l’ordre moral. Mais cette relation-là, si particulière, d’une mort d’amour pour l’art, seuls les deux en sont dépositaires, c’est pourquoi seul, il chante à la fin « Heilige Elisabeth ».

Toutes ces questions restent sans doute encore irrésolues puisque Tannhäuser est une œuvre à jamais inachevée, bien qu’elle soit en quelque sorte testamentaire pour Wagner : le 23 janvier 1883, peu de jours avant sa mort le 13 février suivant, Cosima note « il dit qu’il doit encore au monde Tannhäuser »[3] et le 5 février, il affirme vouloir faire rentrer Tannhaüser à Bayreuth avant Tristan… « s’il établit solidement cette œuvre, il en aura fait plus, dit-il, que s’il donne Tristan »[4]. Il nous reste à rêver d’un Tannhäuser définitif…

  1. Quelques éléments concernant le chant

Une telle complexité qui est négation de la simple opposition « chair-esprit » demande des exigences particulières sur le chant, notamment pour les deux principaux rôles : il faut savoir quoi privilégier et le choix d’une voix devrait dépendre non des disponibilités du marché, mais du sens qu’on veut donner, musicalement et scéniquement à la production.
Tannhäuser est un rôle difficile pour le ténor non seulement parce qu’il est presque toujours en scène, mais surtout parce que la partie est pratiquement en permanence tendue. Cependant, Tannhäuser n’est pas un Siegfried, c’est un ténor venant du Grand Opéra et du Bel Canto, qui doit chanter avec le style hérité de cette tradition, mais en même temps soigner fortement l’intelligibilité du texte, plus que la musicalité, comme Wagner l’avait toujours voulu. C’est donc une fois de plus un grand diseur de texte, dont le chant doit afficher sans cesse élégance, couleurs, expressions, nuances, tout en gardant sans cesse une vraie force. C’est pourquoi les ténors « à la Siegfried » qui chantent en force ne conviennent pas.

Stephen Gould , Tannhäuser dans la prod. Kratzer à bayreuth (2022)

Stephen Gould fut toujours un Tannhäuser époustouflant parce qu’il avait tout dans sa voix, le soin de la couleur, un timbre assez suave, et en même temps une force qui n’était jamais cri ou braillement. À vrai dire, peu sont aujourd’hui capables de relever ce défi, même si Vogt a toujours eu l’élégance et le phrasé voulus. Ce qui est déterminant, c’est le timbre, qui doit rester suave, et le contrôle sur le texte : Tannhäuser est un intellectuel, un poète comme Wolfram et il faut que cela s’entende (à la différence d’un Biterolf qui n’est peut-être plus chevalier que poète) ; en dehors de Walther von der Vogelweide dont l’intervention est supprimée au deuxième acte dans la version de Vienne, on a souvent l’impression que Wolfram est seul dépositaire de la poésie dans cet opéra à cause de son air du troisième acte, il serait bon qu’on considère aussi la nature de Tannhäuser et son statut.

Gwyneth Jones (Elisabeth), Production Götz Friedrich (Bayreuth

Elisabeth est généralement confiée à une jeune voix wagnérienne, c’est d’ailleurs le cas à Genève, et c’est souvent avec Elsa le premier rôle qu’on aborde quand on chante Wagner. C’est l’autre personnage complexe de la distribution, qui doit évoluer entre le début du deuxième acte (Dich teure Halle) où elle est pleine de joie et d’espoir et la fin où elle reste assommée de douleur, et faire entendre plus de maturité dans sa voix. C’est pourquoi on aime les voix dont la largeur fait rêver à de futures Sieglinde, voire Brûnnhilde, mais elle aussi doit soigner le phrasé et la diction tout particulièrement, et afficher une palette de nuances particulièrement riches, joie, déception et désespoir puis accablement au troisième dans la prière à la Vierge qui doit être une sorte de « permis de mourir » et montrer dans le ton et dans la couleur l’approche de la mort (dont d’ailleurs on ne connaîtra jamais la nature, même si Tobias Kratzer dans son troisième acte à Bayreuth affiche clairement le suicide).

Gwyneth Jones (Venus), Production Götz Friedrich (Bayreuth

Venus est, comme Ortrud, une voix hybride qu’on peut voir tenue par un soprano dramatique : certaines mises en scène, c’est plus rare aujourd’hui font d’Elisabeth et Venus le même personnage, les deux faces de la même femme, c’est ainsi qu’à Bayreuth, je vis tenir les deux rôles Gwyneth Jones qui n’était plus une jeune chanteuse et qui avait déjà chanté les trois Brünnhilde du Ring, ainsi qu’Eva Marton. Mais Gwyneth Jones était d’abord une incarnation universelle, quel que soit le rôle. Certaines comme Anja Silja ont été indifféremment l’une et l’autre et donc la division Venus-mezzo et Elisabeth-soprano est spécieuse. Elle dépend essentiellement du discours tenu par la mise en scène, et de la couleur de voix demandée par le chef. Ici Victoria Karkacheva, mezzo, a tout de même incarné Pénélope de Fauré, qu’on donne aussi à des sopranos dramatiques. Pour les deux rôles, il faut des aigus puissants et larges un pur mezzo n’est peut-être pas la Venus idéale : la différence entre les deux n’est pas une question de registre ou d’aigus ou de graves, mais essentiellement de couleur, lumineuse ou sombre…

 

La production genevoise

Il m’est apparu essentiel de faire le point assez longuement sur cet opéra qui est trop facilement rangé dans les opéras « des débuts », et dont on ne mesure pas toujours la difficulté conceptuelle et musicale ni la qualité du livret. Cette réflexion va alimenter évidement notre regard sur la production de Michael Thalheimer, dont la genèse a été quelque peu perturbée.
Par chance , Michael Thalheimer a retrouvé dans l’équipe de production prévue autour de Tatjana Gürbaca deux participants à ses productions genevoises de Parsifal en 2023 et de Tristan en 2024, Henrik Ahr pour la scénographie et Stefan Bolliger pour les lumières : il s’agit d’un univers noir, qui rappelle celui de Parsifal et abstrait.

En route pour le voyage mental

L'élément central assez impressionnant est la figuration d’un vortex, d’un tourbillon galactique à la 2001 Odyssée de l’Espace qui pourrait figurer un voyage interstellaire aussi bien qu’un voyage aux confins du temps. On pense évidemment à Zum Raum wird hier die Zeit (Ici le temps devient Espace) de Parsifal, mais la succession des images initiales nous donne quelques clés.
D’abord, l’image de Tannhäuser, debout, violemment éclairé dans un espace noir, dans sa solitude structurelle, impossible à communiquer ou à partager. C’est cette image d’une solitude irrémédiable qui fait toute l’incapacité du personnage à communiquer ensuite avec les autres.
La deuxième image, quand le décor s’élargit, laisse voir le vortex mais aussi de chaque côté quatre personnages munis de masques d’animaux, un loup, un lièvre, un corbeau (?) un cerf. Ce n’est pas un souvenir des fables de La Fontaine vues par Bob Wilson, ni un espace surréaliste, mais – on le saisira dès la fin du Venusberg où les compagnons de retour de chasse arborent les mêmes masques,  l’idée d’un départ vers un ailleurs, d’un départ de la Terre-nature figurée par ces hommes-animaux, gibier, prédateurs, victimes, un monde « animal » qui figure un « Etat de nature », que quitte Tannhäuser, un monde métaphorique tel qu’on en rencontre dans les poésies. Grimpant dans la première roue du tourbillon qui tourne, Tannhäuser va se retrouver comme un hamster dans sa boite-roue, dans un mouvement perpétuel qui n’avance pas, chaque pas le ramenant au pas précédent, sorte de voyage immobile, par lequel le metteur en scène figure un voyage mental, qui pourrait aussi figurer un voyage dans un espace spatio-temporel, un ailleurs où Tannhäuser tourne sans avancer. Toute l’ouverture ainsi montre le voyage, l’avant, et la première scène (la Bacchanale, ici réduite) n’est que le dernier moment du voyage avant le désir de départ exprimé à Venus. Ainsi, le début est-il « explicatif » d’un voyage mental, intérieur, irréel ou surréel, peu importe, parce que la scène avec Venus annonce le désir de retour sur terre et la fin du voyage. Un ange déchu tombe aussi du Ciel… Que de riches symboles…

Daniel Johansson (Tannhäuser), Victoria Karkacheva (Venus)

Venus apparaît donc du fond du Vortex, comme surgie de l’âme agitée du héros, ou du fond des espaces infinis, habillée de noir, loin de celle de Botticelli.
L’intérêt de cette « roue » qui tourne, de ce tourbillon, est que cette machinerie tourne sur elle-même, sans avancer, c’est un mouvement, certes, mais immobile comme le montre la danse un peu désespérée de Venus et Tannhäuser, une relation charnelle qui est littéralement va et vient et qui ne fait rien avancer, qui matérialise l’idée de stérilité que nous évoquions plus haut.

Daniel Johansson (Tannhäuser), Victoria Karkacheva (Venus)

Michael Thalheimer en fait une aventure psychique : à aucun moment n’est interpellée l’aventure intellectuelle ou artistique. L’âme de Tannhäuser est agitée, mais se heurte à un mur : il pensait avancer, il stagne. Mais Tannhäuser ici est seulement une âme en peine qui semble ne rien en faire.
La poésie est une âme inaugurant une forme, disait Pierre-Jean Jouve, et ici, aucune forme n’apparaît à l’horizon. Ce qui caractérise ce Tannhäuser, c’est qu’il ne produit rien et c’est bien l’image d’un désespoir structurel et stérile qui est ici souligné. Quand il retombe sur terre, il semble toujours devant son mur.
Mais Thalheimer qui aime travailler sur les symboles, montre que dans le débat qui éclate entre Venus et le poète qui désire partir, elle enduit son tricot de sang, le sang qui au long de l’œuvre indiquera le péché, quelque chose de l’Enfer, on pense aux âmes chez Homère qui à peine Ulysse les a‑t‑elles rencontrées, « boivent le sang noir »… C’est une manière de le marquer à jamais du sceau du péché (avant le seau qu’il se versera au deuxième acte…)

Fort opportunément, le pâtre dont la mise en scène fait un messager, le couvre d’une chemise, ainsi il couvre en même temps les traces de sang, comme une nouvelle naissance qui effacerait ce qui précède et il fait de cette chemise l’emblème de son retour sur terre, de son appartenance à la communauté, le pâtre est messager de l’accueil des hommes. Gastlichkeit (hospitalité).
Au passage des pèlerins partant à Rome laissent Tannhäuser en prière, fortement marqué : il faut remarquer la symétrie des premiers et troisième acte, l’espoir d’un futur au premier, le constat de la déchéance et le désespoir au troisième, une symétrie qui n’est pas sans rappeler la dramaturgie de Parsifal, premier et troisième actes symétriques, deuxième acte plus « théâtral » : autrement dit, Wagner est déjà Wagner.

Mais une phrase est intéressante dans la « prière » de Tannhäuser : « Und wähle gern mir Müh’ und Plagen »/ Et je me choisis volontiers la peine et la souffrance. Son retour sur terre est aussi vécu comme épreuve, seule expérience « productive » pour l’homme… Comme disent les allemands : durch Schäden wird man klug. C’est dans l’épreuve qu’on devient sage. C’est bien cette volonté qui gouverne le comportement de Tannhäuser.
Retombé sur terre, il retrouve aussi le sens du péché, l’homme qui doit expier la chute, et donc la morale d’une sorte d’expiation permanente, alors qu’il vient de l’Enfer de la jouissance…

Stéphane Degout (Wolfram), Franz-Josef Selig (Landgraf)

Réapparaissent alors au son des cors de chasse les masques animaux vus pendant l’ouverture. Ainsi les chasseurs (prédateurs) sont soit prédateurs (le loup…) soit proies (Le cerf, le lapin, l’oiseau, encore que là ce soit moins clair), c’est le monde de la terre, ses proies et prédateurs, celui de la nature qu’il avait quitté et qu’il retrouve ici, une manière de dire que « tout recommence comme avant ».
Une des meilleures idées de la mise en scène est justement de faire voir immédiatement le conflit et la distance des autres face à Tannhäuser (un élément qui est dans le texte, mais pas toujours dans les mises en scènes), de montrer des retrouvailles plus tendues de montrer déjà que l’arrivée de Tannhäuser fait encore craindre le trouble (Biterolf : « Versöhnung ? Oder gibt’s erneutem Kampf »/Réconciliation ? ou nouveau combat ?), signe de la violence qui a régné entre eux jadis.

Il faut donc l’intervention de Wolfram pour y mettre fin et sceller le retour de l’amitié. Wolfram agit ici, comme il agira au tout dernier moment du troisième acte, alors qu’il sera plutôt du côté des autres au deuxième acte.

Et Thalheimer fera de ce petit groupe au deuxième acte des gens méfiants et distants, et surtout jaloux. Tannhäuser a constitué pour les autres un trauma, et on suppose bien des luttes et des combats littéraires et artistiques entre eux pour qu’à la fin, le combat cesse faute du combattant principal, qui part, « orgueilleux », c’est-à-dire en quelque sorte refusant désormais toute forme de débat avec ses compagnons, source de stérilité et d’inutilité. L’ailleurs de Tannhäuser, avant d’être le Venusberg, est un possible « productif ».
On pense alors au Mallarmé de Brise marine (écrit en 1865, 4 ans après le Tannhäuser parisien…)

La chair est triste hélas et j’ai lu tous les livres…
(…)Fuir, là-bas fuir
Et d’ailleurs, comme par hasard, ce sont presque les mots de Tannhäuser :
"Fort/ Fort von hier !" /Partir, partir d’ici…

Un peu avant il a dit au groupe les mêmes mots que ceux employés auprès de Venus : à Venus il a dit Lass mich ziehen ! (Laisse-moi partir) et au groupe « Laßt mich weiterziehn ! » (Laissez-moi repartir) signe que les mêmes causes ont produit les mêmes effets.

Tannhäuser ne veut pas recommencer l’expérience qui a échoué, il veut partir ailleurs, et c’est alors que Wolfram évoque Elisabeth, comme au dernier acte (encore les symétries). Et comme au dernier acte, Tannhäuser renonce à l’ailleurs.
La prononciation du nom vaut à elle seule, effet. Le nom est ici performatif. (rappelons encore une fois la célèbre réplique de Phèdre de Racine : Hippolyte Grands Dieux/- C’est toi qui l’a nommé qu’on entend presque en écho chez Tannhäuser qui pose la question : « Rufst du den süßen Namen mir ? »/ Tu m’as prononcé ce doux nom ?
Et Tannhäuser retrouve ses accents lyriques qu’on avait entendus quand ils expliquait son désir de départ à Venus avec les mêmes mots, ceux de la poésie lyrique.
Zu ihr ! Zu ihr ! Oh, führet mich zu ihr !
Ha, jetzt erkenne ich sie wieder,
die schöne Welt, der ich entrückt !
Der Himmel blickt auf mich hernieder,
die Fluren prangen reich geschmückt !
Der Lenz, der Lenz,
mit tausend holden Klängen
zog jubelnd in die Seele mir !
In süssem, ungestümen Drängen
ruft laut mein Herz :
Zu ihr !
Zu ihr !
Führt mich zu ihr ! 


À elle ! À elle ! Oh, conduisez-moi à elle !

Ha, maintenant je le reconnais,
le monde merveilleux dont j'étais éloigné !
Le ciel me regarde d'en haut,
les champs sont richement décorés !
Le printemps, le printemps,
avec ses mille sons enchanteurs
a envahi mon âme de joie !
Dans une douce et impétueuse urgence
mon cœur crie :
À elle ! À elle !
Conduisez-moi à elle !

Elisabeth reprend place comme l’emblème de la beauté du monde : à ce moment, il a effacé Venus, il a retrouvé son ailleurs, qui est un ici, et qui est son Eden.

C’est encore Baudelaire qui définit la poésie lyrique : « Tout poète lyrique en vertu de sa nature, opère fatalement un retour vers l' Eden. » . Orphée-Tannhäuser perdu dans l’Enfer du Venusberg va retrouver son Eurydice dans la lumière. Il va pouvoir rechanter, recréer.

La perspective du concours, qui fait tout le deuxième acte et qu’évoquent les autres, ne le stimulait pas, jusqu’à ce qu’il ait retrouvé Elisabeth : Tannhäuser- Orphée a retrouvé son Eurydice. Au bout de ce premier acte, il a retrouvé la soif de créer.

La mise en scène à part quelques symboles, comme les masques d’animaux, comme le « vortex », ou la chemise blanche et le sang, reste au bord de cette complexité. Elle révèle bien peu de ses jeux internes dans le texte, refus de revoir la Wartburg, puis à l’évocation d’Elisabeth, désir de recréer, de rechanter, de se battre à nouveau ; Tannhäuser est arrivé au Venusberg déçu et désireux d’ailleurs, il est revenu du Venusberg, tout aussi stérile, vidé de toute envie sinon celle de fuir, renforcée d’ailleurs par la rencontre avec les anciens compagnons.

Seule Elisabeth est source d’inspiration, source d’envie, comme il a cru un moment en la force de Venus.

Mais passer de « Jeanne Duval » à « Apollonie Sabatier » n’a pas tué Jeanne Duval dans le monde baudelairien, et Tannhäuser va s’apercevoir que quitter Venus n’a pas éliminé Venus. Le deuxième acta va apprendre que le passage chez Venus a transformé son inspiration et son chant : comme il le prévoyait, il va lutter pour imposer Venus au Monde, et paradoxalement, il se lance dans le combat stimulé par la seule force du soutien d’Elisabeth… la pure…
La vie est bien compliquée.

L’acte II est le plus précisément travaillé de l’ensemble de la représentation, sans doute parce qu’il est le plus théâtral et le plus spectaculaire, avec ses chœurs, le défilé des invités, le « Sängerkrieg » bientôt interrompu et la mise au ban de Tannhäuser. Le décor unique en est la « Teure Halle », la fidèle salle des Minnesänger ou du concours. Henrik Ahr a conçu quelque chose qui rappelle un peu le deuxième acte de Parsifal, avec un espace central occupe par le « Vortex », comme une mécanique arrêtée mais très reconnaissable et de chaque côté des échafaudages sur lesquels le chœur prendra place comme dans Parsifal avaient pris place les filles-fleurs. Le Vortex au fond est évidemment vu comme une présence, une menace, et bien entendu Thalheimer va l’utiliser dans sa mise en scène.

Il faut s’arrêter rapidement sur l’air « Dich teure Halle » qui ouvre le deuxième acte, chanté par Elisabeth, en longue robe blanche (quand Venus était en noir, dans la même robe… un peu facile, un peu trop évident et qui en plus rappelle l'idée de Hans Neuenfels Elsa "cygne blanc" Ortrud "cygne noir" dans son Lohengrin dit "des rats" à Bayreuth : on a l'originalité qu'on peut). Outre sa fonction expositive du seul personnage qu’on n’ait pas encore vu, mais dont on a parlé en fin de premier acte en des termes suffisants pour susciter l’attente, « Dich teure Halle » est une adresse à la salle des Minnesänger clairement superposée dans la bouche d’Elisabeth à Tannhäuser lui-même, il y a là une sorte de métaphore implicite, la salle représentant exclusivement le chant du poète. D’ailleurs, le seul fait qu’elle ne n’ait plus fréquentée depuis son départ, indique clairement ce que nous disions dans notre analyse initiale de la nature de l’amour d’Elisabeth. Cet amour est profondément, structurellement lié au chant du poète, à ce qu’il a chanté dans cette salle. Pour Elisabeth, Tannhäuser est clairement Orphée qui revient la chercher.
Wolfram, arrivé avec Tannhäuser se tient, dit la didascalie du texte, très précise pour l’occasion au fond :
(Er bleibt an die Mauerbrüstung gelehnt im Hintergrund) / Il reste appuyé contre le parapet, à l'arrière-plan.
Il est là pendant toute la scène, à vue, il écoute et ne dit rien (dans le texte de Wagner) . La mise en scène le fait circuler derrière des piliers, puis monter, écoutant tout clandestinement, faisant ainsi sentir qu’il est partie prenante, et qu’il est amoureux.

La relation d’Elisabeth à Tannhäuser est médiatisée par le chant, par l’art du poète. Mais ce n’est pas une sublimation, Wagner en décrit très précisément l’effet par sa bouche :

Doch welch ein seltsam neues Leben
rief Euer Lied mir in die Brust !
Bald wollt es mich wie Schmerz durchbeben,
bald drang's in mich wie jähe Lust ;
Gefühle, die ich nie empfunden,
Verlangen, das ich nie gekannt !
Was sonst mir lieblich, war verschwunden
vor Wonnen, die noch nie genannt !

Mais quelle étrange nouvelle vie
votre chant a fait naître dans ma poitrine !
Tantôt il me faisait frémir comme une douleur,
tantôt il m'envahissait comme un désir soudain ;
des sentiments que je n'avais jamais éprouvés,
un désir que je n'avais jamais connu !
Tout ce qui m'était cher auparavant avait disparu
devant des délices encore jamais nommés !

Il sera clair à tout exégète que cet effet est proprement un « effet Venusberg », c’est à dire une jouissance, c’est-à-dire l’effet recherché par tout chant, toute poésie, toute musique et notamment par Richard Wagner, le plus dangereux des ensorceleurs. C’est d’abord un effet physique, sur le corps.
C’est bien une sorte de syndrome de Stendhal qui est ici décrit, l’effet physique de l’art sur la jeune fille, une sorte d’extase mystique et donc quelque chose de suffisamment violent pour que l’art de Tannhäuser soit devenu si vital qu’après son départ, tout soit apparu fade, d’où ce cri : "Heinrich ! Heinrich ! Was tatet Ihr mir an?" / Heinrich, Heinrich qu’avez-vous fait de moi.
Elisabeth, âme éperdue et perdue… c’est bien cela qu’il faut mettre en scène et que Michael Thalheimer traite comme les retrouvailles de banals amoureux…

Concours de chant, dispositif

Le concours de chant est la scène la plus précisément travaillée de toute la production, elle commence par deux moments assez longuets et maladroits : l’entrée des invités est traitée visuellement par des choristes ou figurants qui marchent rapidement de jardin à cour et de cour à jardin. Certes on comprend que Thalheimer veut éviter le défilé d’entrée des invités, et qu’il veut créer du décalage, rompre nos habitudes de spectateurs. Mais ça dure longtemps, cela devient agaçant et donc inutile.
Encore plus inutile les quatre jeunes filles (qu’on devine être les futurs quatre pages (Edelknaben) balayant furieusement et dans tous les sens le sol, l’espace du « Sängerkrieg » comme on préparerait une salle de sport ou le sol d’un manège ou d’un terrain. Là encore, on sent de l’ironie (enfin, avec la légèreté du plomb tellement c’est insistant et à la fin ridicule). Au centre une pierre assez lisse et pas si grosse sur laquelle les chanteurs vont se poser, on pense vaguement à la pierre plate du centre de l’Orchestra d’Epidaure, qui est un test acoustique bien connu, c’est un podium qui d’ailleurs ici met les chanteurs dans une position relativement inconfortable, mais c’est évidemment une trace de rituel, à moins que ce ne soit "La pietra del paragone", littéralement "pierre de la comparaison" ou "pierre de touche" chère à Rossini.
Les chanteurs sont nerveux, l’un des quatre ne cesse de « réviser son texte », en parcourant tout le plateau, les autres se regardent, se mesurent et surtout regardent Tannhäuser avec méfiance… il est le favori… et surtout il suscite l’attente : que va-t-il réserver aux concurrents ?

Daniel Johansson (Tannhäuser), Stéphane Degout (Wolfram), Franz-Josef Selig (Landgraf)

Ce qui va caractériser la suite c’est la violence. Une violence contenue d’abord : la définition de l’amour par Wolfram est pâle, forcément, sans relief, elle est de ces discours qui « charment » Elisabeth sans lui faire aucun effet, comme elle l’a dit dans sa scène initiale avec Tannhäuser. Tannhäuser se retient… en allant se réfugier contre le Vortex arrêté, au fond de la scène, manière pour Thalheimer de montrer que le Venusberg est en train de monter en lui, que l’évocation de cet amour éthéré n’a rien à voir avec les fureurs de la sensualité, avec ce qu’il a définitivement appris chez Venus. Le Venusberg devient alors « thème littéraire », c’est à dire que digéré et « oublié »  (comme il l’a dit à Elisabeth précédemment) mais stratifié dans un coin de l’âme du poète créateur :

« dichtes Vergessen
hat zwischen heut und gestern sich gesenkt.
All mein Erinnern ist mir schnell geschwunden
»

Un oubli dense
s'est abattu entre aujourd'hui et hier.
Tous mes souvenirs se sont rapidement évanouis..

Mais si l’oubli du Venusberg est réel face à Elisabeth, face à Wolfram, face au discours poétique fade sur l’amour, se réveille une autre manière de dire l’amour, que provoque aussi le discours de Biterolf, traité aussi avec ironie par la mise en scène, qui est particulièrement agressif mais en même temps plein de suffisance (Tannhäuser y est traité de blasphémateur et menacé de mort : les mots, les mots qui sont des armes…).  Alors, cette autre manière de vivre l’amour, présente aussi dans la manière dont Elisabeth a défini l’effet de son chant sur elle, que j’ai appelé « l’effet Venusberg », c’est cet effet, c’est une manière poétique de chanter la sensualité qu’il va affirmer ici, une poésie du sensuel et du charnel, que tous connaissent et que tous taisent.
Tout va crescendo jusqu’à ce que Tannhäuser explose dans une sorte de transe et dise enfin le vrai :

(springt auf, in äusserster Verzückung)
Dir, Göttin der Liebe, soll mein Lied ertönen,
gesungen laut sei jetzt dein Preis von mir !
Dein süsser Reiz ist Quelle alles Schönen,
und jedes holde Wunder stammt von dir !
Wer dich mit Glut in seine Arme geschlossen,
was Liebe ist, kennt der, nur der allein !
Armsel'ge, die ihr Liebe nie genossen,
zieht hin ! Zieht in den Berg der Venus ein !
(Allgemeiner Aufbruch und Entsetzen)

À toi, déesse de l'amour, ma chanson doit résonner,
que ta louange soit désormais chantée haut et fort par moi !
Ton doux charme est la source de toute beauté,
et chaque merveille gracieuse vient de toi !
Celui qui t'a serrée dans ses bras avec ardeur,
lui seul sait ce qu'est l'amour !
Misérables qui n'avez jamais connu l'amour,
partez ! Allez au Venusberg !

(Tout le monde se lève et s'enfuit, horrifié)

Rien ne doit nous surprendre : c’est exactement le programme qu’il avait promis à Venus en la quittant, chanter ses louanges sur la terre et il a compris en même temps l’effet sensuel qu’avait son chant sur Elisabeth, tout est donc en quelque sorte permis, face à un monde paralysé par les fausses vertus et le faux « Bien ». Il est clair que chacun porte en soi sa part de Venusberg.
En le révélant, en prononçant le mot « Berg der Venus », Tannhäuser agit comme révélateur, une fois encore c’est le nom, c’est le mot qui est effet : effet de la parole performative.

La deuxième partie est assez bien réglée par la mise en scène, les mouvements, la violence, avec une fosse assez énergique (pour une fois).

Daniel Johansson (Tannhäuser)

Et Thalheimer se délecte encore de sa symbologie : Assommé de péché, Tannhäuser se verse un seau de sang sur la tête qui va dégouliner sur son corps et maculer son corps, autre symbole. La scène rappelle un peu Die Soldaten dans la vision de Calixto Bieito en 2013 (Zurich et Komische Oper Berlin) ou Marie l’héroïne se versait elle aussi un seau de sang sur la tête et le corps. Thalheimer a‑t‑il vu la production ?
La réaction d’Elisabeth est une réaction non d’horreur mais d’amour et de solidarité, elle se love contre le corps ensanglanté de Tannhäuser et prend un peu de son sang, unie à lui dans le péché avec une tendresse affichée… Effet Venusberg encore, et surtout affirmation par la jeune femme de ce qu’elle vit et de ce qu’elle ressent avant d’entamer son chant de conclusion et d’envoyer l’aimé à Rome. C’est assez bien vu.
Toute la fin est plus traditionnelle.

Jennifer Davis (Elisabeth), Daniel Johansson (Tannhäuser)

Le troisième acte laisse sur scène l’immense décor de tourbillon. Ce que j’ai appelé le Vortex n’a pas quitté la scène d’une manière ou d’une autre depuis le premier acte, symbole de la perdition mentale de Tannhäuser, mais aussi symbole d’une présence permanente dans le monde qu’on ne veut pas voir.
Michael Thalheimer n’a visiblement pas eu le temps de travailler beaucoup ce troisième acte, les mouvements sont esquissés, avec quelques rares idées, telles qu’une Elisabeth qui tient avec elle la chemise ensanglantée de Tannhäuser, comme un fétiche, comme un symbole aussi d’une solidarité entre eux. Quand les pèlerins reviennent, comme dans toutes les mises en scène, les deux parcourent le groupe pour chercher le poète, sans succès, et alors Elisabeth comprend qu’il n’y a plus rien à tenter sur la terre, en faisant comprendre qu’elle va prendre un autre chemin. À Wolfram qui lui propose de la raccompagner quand il a compris qu’elle a décidé d’en finir, elle confie la chemise, signe qu’il n’y a plus d’espoir ni d’attente possible.
Le retour de Tannhäuser, en costume défraichi, signe qu’il « s’était fait beau » pour aller voir le pape est marqué par un souvenir de Parsifal : le maudit s’est fait le masque du Joker…

La tentation de Venus : Daniel Johansson (Tannhäuser) et le vortex…

Rien de particulier pendant le récit de Rome chanté non sans intensité par Daniel Johansson puis Venus réapparait le long du « Vortex », elle attire Tannhäuser avec des torsions un peu animales censées sans doute nous rappeler l’animalité du Venusberg, c’est assez piteux et la malheureuse Karkacheva assez ridicule dans ses torsions serpentesques, désespérées (elles suffiraient pour dissuader tout candidat au Venusberg), elle disparaît derrière le décor, tout comme Wolfram (attiré par Venus ? du genre  "je n'ai pas l'un, renons l'autre?, c'est grotesque) c’est assez mal fait et maladroit, qui en en appelant à Elisabeth a déclenché le chant final et la montée au ciel, signifiée par un éclairage solaire (enfin…) et un chœur triomphant plein face aux visages couverts de blanc, sans doute pour nous signifier que ce ne sont plus des pèlerins mais les âmes qui accueillent au Royaume des Cieux et Elisabeth et Tannhäuser qui s’est écroulé …
Tout cela ne va pas bien loin, c’est pâle illustration sans grand intérêt. Rideau.

Image finale


Les voix

Dans son ensemble, la distribution vocale est plutôt réussie, sans doute la plus réussie des trois Wagner présentés à Genève sous le mandat d’Aviel Cahn, faite de prises de rôles particulièrement encourageantes, comme celles de Jennifer Davis (Elisabeth) et Victoria Karkacheva (Venus) et de larges confirmations comme Stéphane Degout ou Franz-Josef Selig.
Les Vier Edelknaben, Lorraine Butty, Louna Simon, Roxane Macaudière, Anna Manzoni, trois sopranos et un mezzo (Louna Simon) se font remarquer au deuxième acte par leur ardeur à sans cesse nettoyer le sol avec une belle énergie démonstratrice et dont on a souligné la relative inutilité, les voix de ces quatre très jeunes chanteuses encore en étude ou à l’orée de la carrière se conjuguent bien ensemble, bien projetées avec une belle fraicheur.

 

Charlotte Bozzi, membre du jeune ensemble, est « Ein junger Hirt », un jeune pâtre qui accueille Tannhäuser tombé du Venusberg, la voix est claire, posée, l’articulation du texte notable, et elle se projette correctement, même si la voix a çà et là quelques instabilités sans doute dues à l’émotion en cette Première. En ayant le souvenir du jeune Chanteur du Tölzer Knabenchor qui interprétait l’Oiseau (Waldvogel) dans le Siegfried entendu à Lucerne, on se prend à rêver de pareille voix enfantine  de soprano dans ce rôle qui lui donnerait une indéniable poésie

Raphael Hardmeyer, Jason Bridges, Julien Henric : les trois concurrents du concours sont ici plutôt des utilités avec des voix très expressives, et parmi eux, Julien Henric est un luxe inouï dans un Walther von der Vogelweide dont on entend la voix claire et parfaitement en place, mais qui malheureusement a sa partie coupée dans la version de Vienne au deuxième acte. Beau ténor effilé de Jason Bridges en Heinrich der Schreiber, comme celui de la basse Raphaël Hardmeyer, profonde et sonore en Reinhold von Zweter.

Mark Kurmanbayev est Biterolf, le seul finalement avec Wolfram à chanter sur la pierre de touche, membre du jeune ensemble, il a une belle aisance en scène et dans sa prestation travaille l’ironie non sans efficacité. La voix est bien marquée, bien projetée et expressive, et la prestation montre de vraies qualités.

Daniel Johansson (Tannhäuser) Franz-Josef Selig (Landgraf)

On retrouve, Franz-Josef Selig grande basse wagnérienne s’il en est. Le timbre est un peu plus mat qu’il y a quelques années, mais l’entendre articuler le texte, peser sur chaque mot, exprimer d’infinies nuances est une vraie leçon de chant wagnérien : la technique est telle qu’on a l’impression que le temps a peu d’effet sur la voix. Il reste un des très grands wagnériens de ce temps et la prestation est tout à fait exceptionnelle, sans doute la plus proche de l’idéal en matière de phrasé et d’intelligibilté.

Stéphane Degout montre une fois encore avec quelle précision, avec quelle application il prend soin du texte, chaque mot est sculpté, prononcé et émis avec soin. Le timbre est chaud, la voix est projetée, homogène sur tout le spectre tout en s’élargissant ; on reconnaît là le grand chanteur qui aborde tous les rôles de baryton « intérieur » de Posa à Pelléas en passant par Wozzeck et Wolfram. La force de la mise en scène ici, c’est de souligner qu’il y a entre la beauté vocale et le personnage comme un hiatus. Le personnage reste ambigu : il accueille Tannhäuser en ami en évoquant Elisabeth, mais en même temps il est secrètement amoureux de la jeune fille et observe de loin, caché, son entrevue avec Tannhäuser et leur duo au début du deuxième acte. D’un autre côté c’est lui que Tannhäuser attaque après sa prestation dans le concours de chant, c’est son texte qui déclenche le « combat », et dans tout le reste de l’acte, il reste plutôt du côté des autre concurrents quand c’est Elisabeth qui devient protagoniste. Au troisième acte, il est aussi dans le désert lacérant, pris entre l’amour d’Elisabeth qu’il veut aider, – et elle refuse cette aide – réduit à prier Venus (l’étoile du soir) pour qu’elle salue Elisabeth montant au Cieux. Le plus bel air de la partition est en même temps le plus grand aveu d’impuissance.
Ce superbe et délicat représentant de la passivité, que la mise en scène souligne avec une grande netteté n’agira au troisième acte qu’une seule fois, encore par la puissance d’un nom, la prononciation d’un nom (ce que Barthes aurait appelé « nominalisme ») quand à la tout fin il prononce « Elisabeth » : la puissance évocatoire du nom va dessiller Tannhäuser et l’arracher des bras de Venus, l’arracher aux folies du désespoir : c’est lui qui déclenche le mouvement et qui d’un point de vue strictement terrestre, sauve Tannhäuser. En prononçant ce nom, comme au premier acte, il « redirige » l’action, il en change le cours, mais en même temps il donne sens à la mort d’Elisabeth, il montre la voie du salut de son ami, il fait « d’une pierre deux coups » et se rétablit en tant que personnage, seul dépositaire conscient de la mort d’amour d’Elisabeth et du poète. C’est pourquoi sa disparition derrière le décor (très mal gérée) dans le tableau final apparaît maladroite, comme si le metteur en scène ne savait qu’en faire.

Victoria Karkacheva est une Venus douée une belle homogénéité vocale, sur l’ensemble du spectre, avec des aigus bien projetés, sûrs, et sans faiblesses. Nous suivons cette chanteuse depuis ses débuts dans la troupe de la Bayerische Staatsoper où elle fut une Hélène remarquée dans Guerre et Paix (Production Tcherniakov). Elle vient d’interpréter Pénélope de Fauré toujours à Munich avec grand succès (lire notre compte rendu) et sa carrière part désormais sous d’excellents auspices si elle reste prudente. Sa voix solide, claire, avec des aigus puissants mais aussi un vrai sens des couleurs est doublée d’une présence scénique enviable. Il est dommage que la mise en scène ici la rende notamment au troisième acte, un peu ridicule dans les mouvements animalesques qu’elle lui impose. Mais la prestation d’ensemble est vraiment remarquable.

Jennifer Davis (Elisabeth) (Acte III)

Remarquable et remarquée, la jeune irlandaise Jennifer Davis obtient un triomphe dans une Elisabeth particulièrement vibrante, présente, avec une magnifique voix aux aigus larges, clairs, particulièrement travaillés, notamment dans Dich teure Halle et dans le duo qui suit avec Tannhäuser. Elle sait aussi montrer cran et autorité à la fin du deuxième acte, avec un engagement scénique marqué et distille une véritable émotion au troisième acte. Il lui reste peut-être à travailler l’homogénéité d’ensemble (notamment les notes plus graves) mais je pinaille, mais surtout la diction, qui manque un peu de clarté.  Mais la prestation reste vraiment notable et séduisant. C’est une voix autrement plus convaincante et émouvante que celles qu’on essaie de nous imposer ou nous vendre comme les « phénix des hôtes de ces bois » sur d’autres scènes wagnériennes aujourd’hui parce qu’elle irradie immédiatement avec une prise immédiate sur le public.

Daniel Johansson (Tannhäuser), Jennifer Davis (Elisabeth)

Daniel Johansson est un Tannhäuser indéniablement solide, qui habite le personnage d’âme perdue et désorientée voulu par la mise en scène. Bon acteur, il remplit sans nul doute la scène et vocalement il répond aux exigences du rôle, redoutable comme nous l’avons dit. Mais il a tendance notamment au premier acte, peut-être le plus difficile, à chanter « forte » en permanence, sans nuancer, d’une manière un peu monocolore, sans varier l’expression. Il chante toujours un peu de la même manière, cela peut convenir plus aux deuxième et troisième actes, mais on aurait aimé plus de travail sur la couleur, sur les variations de ton pour un personnage aussi perturbé que le montre la mise en scène. Cette manière de chanter toujours tendue et sur la ligne de crète occasionne des moments où l’intonation devient problématique et vacille légèrement. C’est dommage parce que l’artiste est vaillant et se donne à plein. On regrette alors un peu que toutes les facettes de ce rôle si complexe n’apparaissent pas dans ce chant très solide, mais un peu tout d’une pièce.

 

Le Chœur du Grand Théâtre a été particulièrement bien préparé par Mark Biggins, et sa prestation (en arrière scène pour le premier acte) aux deuxième et troisième acte est convaincante ; on lui demande de courir de droite à gauche et de gauche à droite, plus de monter dans le décor, et pour le chœur final il chante triomphalement et remarquablement  face à l’orchestre, sans les petits décalages perçus dans les actes précédents qui devraient se régler au fur et à mesure des représentations.

 

 

L’orchestre et la direction musicale

Je voudrais d’abord souligner l’excellente prestation de l’Orchestre de la Suisse Romande, dans tous les pupitres, la clarté de la direction musicale permet d’en apprécier l’exécution dans les détails et le son est brillant, clair, sans bavures (une petite scorie aux trompettes mais c’est vétille). C’est dans ce répertoire une de ses meilleures prestations.
Sans doute aussi l’approche de Sir Mark Elder, soucieux de fouiller la partition, d’approfondir, de ralentir le tempo favorise la mise en valeur de l’orchestre, et on entend avec plaisir une certaine entente entre le chef et l’ensemble de la phalange.
Sir Mark Elder est très respecté en Grande Bretagne où il est un des chefs de référence notamment pour Wagner. J’avoue ne pas être convaincu par l’ensemble de l’approche, notamment les choix de tempo. Si la clarté du rendu est indéniable et permet d’avoir un son particulièrement limpide et travaillé (c’est une vraie qualité qui frappe) tout le début (‘ouverture et le premier acte) m’est apparu fade, sans allant, sans relief, sans intensité, ni romantique, ni tristanesque, ni théâtrale. C’est clair, mais c’est tout.
Le deuxième acte, plus vigoureux en soi est plus réussi dans sa manière de suivre le déroulé des événements, mais souvent (et étrangement) la fosse reste un peu trop discrète, l’orchestre semble s’effacer derrière les voix (et c’est encore plus net au troisième acte, plus sombre). Alors au total cette direction m’est apparue un peu irrégulière, sans nerf au départ, un peu plus (par force) au deuxième acte, qui est sans doute le plus réussi à l’orchestre, notamment toute la partie finale, et un troisième acte très noir et sombre, (c’est l’univers que Wagner dessine), mais où souvent l’orchestre semble trop discret, sans être tiré vers la lumière dans la partie finale, où le chœur  doit tout emporter dans une vive montée « céleste », reste tenu par un tempo très lent, bien plus ralenti que de coutume, ce qui en soi est un choix respectable de l’interprétation, mais qui à mon avis casse l’élan qui porte les derniers moments. Ainsi, malgré une vraie lecture, je reste dubitatif sur la cohérence du rendu, malgré de beaux moments plus concentrés sur le deuxième acte.

 

Sans doute lors de son transfert à la Deutsche Oper Berlin, la mise en scène sera-t-elle retravaillée, repolie, approfondie car les conditions seront différentes de celles de Genève, dictées par l’urgence. Il est clair que le troisième acte demande à être revu car c’est à mon avis le plus faible des trois. Il est tout aussi clair que cette mise en scène ne marquera pas les esprits par ses trouvailles et son originalité : elle reste dans les rails de l’habitude et des clichés de l’univers de Thalheimer.  Sans même comparer aux géniales trouvailles de Kratzer à Bayreuth, la production Bieito à Anvers et Gand (appelé par Aviel Cahn…) dont nous avions rendu compte était autrement puissante et suggestive (quel premier acte !).
Il en va autrement musicalement, et c’est sans doute, grâce aux voix la production wagnérienne musicalement la plus accomplie des trois (Tristan remarquable à l‘orchestre dirigé par Marc Albrecht péchait vocalement, Parsifal solide vocalement restait en deçà orchestralement). Alors cette saison ne s’ouvre pas si mal. Alléluia, comme chantent les âmes du final…

 

[1] John Maxwell Coetzee, Elizabeth Costello, 2003 : dans le chapiter intitule, “Eros”.

[2] Dans les premières répliques de Wotan dans Das Rheingold

[3] Cosima Wagner, Journal IV, p. 490, Gallimard, 1979

[4] Cosima Wagner, Journal IV, p. 499, Gallimard, 1979

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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