
La Khovantchina a contraint Moussorgski à adapter et remodeler les faits historiques pour rédiger son livret, d'après la documentation historique préparée par Vladimir Stassov. S’en tenir strictement aux faits et aux dates aurait risqué d’alourdir le propos et de nuire à la construction de ce "drame musical populaire". L'opéra respecte globalement le cadre historique mais concentre certains événements pour gagner en concision et intensité dramaturgique. L'intrigue principale se situe à l’été 1682 et met en scène des figures existantes, y compris Chaklovity, Marfa et Dossifei (dont les noms diffèrent parfois de leurs modèles réels). Les principales modifications concernent l’adaptation du destin de plusieurs personnages : une exécution transformée en assassinat pour un effet dramatique plus fort, un exil anticipé de quelques années, ou encore une relation amoureuse ajoutée pour renforcer la tension émotionnelle. Certains événements se produisent trop tard pour coïncider, certaines figures majeures ne se rencontrent jamais, et les enchaînements logiques du réel ne correspondent pas toujours aux exigences du spectacle. Malgré cela, quelques anachronismes subsistent, notamment concernant Pierre le Grand, mais ces ajustements n’altèrent pas la portée du récit. D’ailleurs, la rivalité entre la régente Sophie et Pierre n’empêche pas de voir qu’ils servaient, chacun à leur manière, une même ambition : effacer l’ancien ordre russe.
La mise en scène de Calixto Bieito au Grand Théâtre de Genève puise sa ligne générale dans cette adaptation de l’Histoire et plus largement, à la matière dramaturgique que contient ce terme de "Khovantchina" qui prête à confusion. Ce titre suggère un soulèvement désorganisé, un mouvement condamné d’avance, alors que les Khovanski, bien que présents, ne sont pas les figures les plus marquantes de l’histoire, ni sur le plan dramatique, ni sur le plan musical. Mais, impossible pour autant de conspiration. Les Streltsy manifestent l'attachement à leur chef, mais l’opéra met davantage en scène la répression qui s’abat sur eux que l'existence d’un véritable complot. En réalité, le récit s’attache avant tout à montrer l’effondrement d’un monde : celui des Khovanski, mais aussi celui des Vieux-Croyants, dont une partie des Streltsy partageait les idéaux. Le cœur du drame réside là : dans la disparition d’une Russie ancestrale, attachée à ses traditions et à sa foi, laissant place à une nouvelle ère, à l'équilibre fragile et incertain.

Bieito s'attache à montrer un opéra profondément russe, non directement par l'exactitude des caractéristiques historiques mais par la mise en scène du rôle que joue depuis toujours l'idée d'un destin et un attachement à une "âme" nationale. Khovantchina fait le récit d'une foi russe évoluant librement du modèle catholique romain et byzantin – une foi traversée par le schisme (Raskol) qui isola les adeptes du patriarche Nikon (appelés "vieux-croyants") refusant les réformes de l'église orthodoxe autour de 1666. Ce matériau dramaturgique inspire Calixto Bieito au fil des nombreuses scènes de foule, combinées au caractère tour à tour épique ou sentimental des scènes intimistes. On pense évidemment à son fabuleux Boris Godounov monté à la Staatsoper de Munich en 2013 dont la violence politique trouve ici un écho, sinon équivalent, du moins structurant. Sa Khovantchina souligne l'enchaînement des monologues et des duos d’une intensité poignante avec une écriture chorale basée directement sur le chant liturgique orthodoxe. Cette construction use d'une technique picturale proche de l'art de la fresque, basée sur un décor signé Rebecca Ringst constitué d'un astucieux système de projection sur panneaux électroniques. Modulant l'espace en deux ou trois dimensions, ces panneaux LED creusent la profondeur de la scène et multiplient les images de très grandes tailles tel un rideau mobile qui amplifie le caractère et l'émotion des tableaux narratifs.
En témoigne cette scène initiale, montrant un immense hall où les silhouettes anonymes des voyageurs se découpent en noir et blanc éclairés à l'arrière-plan par un intense contrejour. La thématique de la condition humaine saute aux yeux, combinée à la sinistre citation de Joseph Staline en guise d'avertissement : "La mort résout tous les problèmes. S’il n’y a pas d’hommes, il n’y a pas de problèmes". La Russie éternelle est montrée sous la forme brutale et cynique d'un pouvoir politique et religieux qui ne s'embarrasse pas de sentiments pour gouverner et imposer ses règles. Plus loin, la scène du meurtre de Khovanski est précédée par une autre citation de Staline (associé au dessin d'un ours montrant les crocs) : "on ne peut pas faire d'omelette sans casser des œufs" – allusion à la formule lapidaire avec laquelle il commenta devant le parlement le drame de l'Holodomor en Ukraine : "Il n'y a pas de famine réelle, ni de décès dus à la famine… pour dire les choses brutalement, on ne peut pas faire d'omelette sans casser des œufs."

Ce très vaste espace peut faire allusion à un hall d'aéroport, ce qui créerait une symétrie avec le wagon de train de la dernière scène, inversement très sombre et construite autour d'un point de fuite central renforçant le thème du passage entre deux mondes. On peut également penser à l'imposant vestibule du Parlement européen de Strasbourg, dont la maquette apparaît dans le bureau du Prince Galitsine. Sa taille miniature du bâtiment évoque la volonté de cet aristocrate néo oligarque de réduire ce symbole du pouvoir occidental (la maquette sert ironiquement de bar à vodka à Galitsine) et personne ne s'étonne de voir Khovanski piétiner les drapeaux des pays européens ou le boyard Chaklovity y mettre le feu… Le peuple (russe ou pas) est ici ce paramètre à dimension négligeable, organisme soumis et victime par le flot des fausses informations qui s'empilent à l'arrière-fond, tel un panneau sur un Times Square moscovite, au rythme des commentaires du scribe de Khovanski, personnage allumé aux faux airs de geek sous acide.

Autre image métaphorique, la projection de ces ballerines fantomatiques exécutant la figure mythique de la "Danse des Quatre Cygnes" dans le 2e acte du Lac des Cygnes – double allusion : le "cygne blanc", surnom de Khovanski, et le ballet sinistre des protagonistes du drame. Autre métaphore : ce corps embaumé de Staline poussé sur un tréteau par de ridicules gardes rouges tandis que le bouffon Kouzma fait allégeance au pouvoir et se nourrit littéralement de ce gâteau verdâtre imitant un corps en putréfaction. A demi-nu et le cou saisi dans un collier de cuillères, tel un ostensoir profane, ce personnage truculent apporte par ses interventions ponctuelles cette touche de dérision qu'on retrouve souvent dans les productions de Calixto Bieito quand il s'agit de conjuguer la profondeur et la gravité du message avec une atmosphère d'une ambiguë légèreté comique.

Ce ton tragicomique accompagne des images qui résonnent parfaitement avec l'iconographie dont les médias nous abreuvent depuis des décennies quand il s'agit d'évoquer les dérives meurtrières d'un régime russe théâtre d'un pouvoir à la fois en perpétuelle déliquescence et d'un virilisme fantasmé. Ainsi, ces milices en treillis, kalachnikov et cagoules noires, qui tranchent avec le dérisoire tapis persan qui sert de sticharion ornemental au starets Dossifei, le chef des Vieux-Croyants. Les costumes de Ingo Krügler donnent à la position sociale des protagonistes une lisibilité qui permet de saisir rapidement les enjeux de leur affrontement, par-delà la complexité du contexte historique du livret. La scène de la divination où Marfa annonce sa fin tragique à Galitsine, est l'occasion d'un subtil équilibre de symboles et de situations, invitant le prince à regarder son reflet au fond d'une bassine en zinc et celui-ci se penchant au point de risquer la noyade. Il s'agit là d'une allusion croisée à Narcisse et au meurtre de Khovanski, noyé juste après le ballet des esclaves persanes par Chaklovity dans une baignoire dont il aura pris soin de lustrer patiemment l'intérieur durant son monologue.
La dernière scène est construite symétriquement à la scène jouée en pantomime durant le prélude orchestral, avec ce même axe central mais, cette fois-ci, un wagon de voyageur qui occupe toute la largeur de la scène du Grand Théâtre et qui pivote à la toute fin pour disparaître, poussé par cette même foule anonyme qu'on voyait au début. Ce crépuscule de la Vieille-Russie a des similitudes avec la conclusion du Parsifal de Wagner, autre "action scénique sacrée". Là où, dans le testament spirituel de Wagner, l'action du "chaste et fol" permettait la rédemption du monde, les Vieux-Croyants œuvrent pour elle par leur sacrifice, montant résolument au Calvaire pour y vivre jusqu'au bout leur Passion. Calixto Bieito substitue la très (trop ?) attendue scène du bûcher final par le départ de ce wagon dont on devine qu'il aura pour destination un fatal goulag. Visuellement encombrante, cette image du train sert de décor au meurtre des Streltsy (gaz asphyxiants ou allusion à la fumée du brasier ?) et d'allusion à l'ultime voyage et au suicide collectif des vieux-croyants guidés par Dossifei.

Le plateau est dominé sans discussion par l'interprétation intense et vigoureuse de Dmitry Ulyanov, Khovanski à la somptuosité vocale aussi abrupte qu'impressionnante. Déjà remarqué in loco dans les deux dernières productions de Calixto Bieito (Guerre et Paix, Lady Macbeth de Mtsensk), la basse russe impose des moyens et une technique remarquables tant par les couleurs que par la projection. Le Prince Galitsine est porté à bout de bras par l'excellent Dmitry Golovnin, ténor lyrique au timbre à la fois noble et tranchant. L'émission très vibrée et étroite porte la signature d'une école et d'un style qui signe une expression naturelle parfaitement en phase avec le rôle. Autre ténor de caractère, Arnold Rutkowski est cet Andrei Khovanski, que le meurtre de son père privera du pouvoir, à la fois sauvé et emporté par Marfa dans le wagon fatal. Le timbre solaire et la netteté du phrasé donnent au personnage un caractère très convaincant et très affirmé. Autre belle surprise, la présence de Vladislav Sulimsky en boyard Chaklovity. L'expressivité et la cruauté du timbre dessinent l'intransigeance d'un caractère très contrasté. Tout le contraire d'un Taras Shtonda dont le Dossifei usé aux entournures, maintient le personnage sous la résonance assez neutre de ses graves et un phrasé aléatoire. La Marfa de Raehann Bryce-Davis n'a ni l'ampleur ni la présence d'une interprète capable de rivaliser avec le niveau du plateau réuni autour d'elle. Sans jamais démériter et avec une endurance notable dans la façon de rendre à ce rôle difficile toute sa crédibilité scénique et théâtrale, elle ne parvient pas vocalement à moduler entre attendrissement et vitupération, ne laissant à l'écoute qu'un continuum expressif trop neutre et monoligne. Parmi les seconds rôles se distinguent le scribe tonitruant de Michael J. Scott et l'extravagant Kouzka d'Emanuel Tomljenović. La Susanna de Liene Kinča, au timbre puissant, contraste avec les aigus métalliques d’Ekaterina Bakanova (Emma).
Préparés par Mark Biggins, le Chœur du Grand Théâtre de Genève et la Maîtrise du Conservatoire populaire de Genève se couvrent de gloire, tant par l'aisance et l'effet percutant de la projection et de l'homogénéité qui se dégagent des ensembles dans des scènes où les déplacements d'une grande complexité peuvent constituer un obstacle rédhibitoire. Quelques semaines après sa brillante prestation dans la Salomé de l'Opéra des Flandres, Alejo Pérez prouve une fois de plus à la tête de l'Orchestre de la Suisse Romande qu'il compte parmi les baguettes les plus affirmées et les plus subtiles du moment. Présenté dans une réduction d'une vingtaine de minutes de la version Chostakovitch (avec le final de Stravinsky), ce Moussorgsky déploie des lignes de force qui font défiler au-delà des larges panoramas instrumentaux et des couleurs caractéristiques d'une musique à fresque, une attention aux détails et un soutien instrumental depuis les grandes scènes chorales jusqu'aux monologues souvent verbeux et statiques et des duos où se jouent des affrontements où la narration nécessite une véritable présence orchestrale pour rendre perceptibles les enjeux. C'est le cas ici et on ne peut que s'en féliciter.
