Giuseppe Verdi (1813–1901)
Macbeth (1847, révision de 1865)
Melodramma in quattro atti
Livret de Francesco Maria Piave d'après la tragédie homonyme de William Shakespeare
révisé par Andrea Maffei
Création le 14 mars 1847, Teatro della Pergola, Florencz

Direction musicale : Philippe Jordan
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Kamil Polak, Denis Guéguin
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Christian Longchamp

Macbeth : Vladislav Sulimsky
Banco : Tareq Nazmi
Lady Macbeth : Asmik Grigorian
Femme de chambre de Lady Macbeth : Natalia Gavrilan
Macduff : Charles Castronovo
Malcom : Davide Tuscano
Médecin : Ilia Kazakov
Serviteur de Macbeth :  Trevor Haumschilt-Rocha
Assassin / héraut : Jonas Jud
Hécate : Frolieb Tomsits
Sorcières : Anna Yaslutina, Anastasia Kolochenko
Apparitions : Niklas Plasse, Annalena Fidelis, Matthias Schorn-Roubin, Anna Schachner

Lady Macduff : Jutta Bayer, Hécate : Marianne Lehner, Duncan : Ernst Schmid,  Fleanzio, Fils de Banco : Julian Kuchar, Fils de Macduff : Markus Wintersberger

Angelika Prokopp Sommerakademie der Wiener Philharmoniker
Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor
(Chef des chœurs : Alan Woodbridge)

Wiener Philharmoniker

Reprise de la production 2023

 

Salzburger Festspiele, Grosses Festspielhaus, samedi 9 août 2025, 19h

Les deux ans passés depuis la création à Salzbourg de cette production du Macbeth de Verdi par Krzysztof Warlikowski et la reprise de ce spectacle montrent s’il était besoin que revoir une grande mise en scène non seulement ravive les souvenirs et aide à approfondir la pensée, mais nous trouve aussi pleinement disponibles et frais pour repartir à l’aventure, chercher les détails qui nous auraient échappé, ou essayer de voir ce qui est nouveau, puisque cette reprise a fait l’objet de longues répétitions. La mémoire défaillante fait quelquefois croire nouvelles des idées qui étaient déjà là auparavant, d’autres détails frappent qui à la première vision ne nous avaient pas frappés. Au total, revoir un tel travail est un bain de jouvence, dans la mesure où l’on s’aperçoit que le plaisir est toujours frais, sent toujours le neuf et qu’au bout du compte la disponibilité renouvelée envers un spectacle aimé est en quelque sorte là encore un temps retrouvé.
Nous avions longuement analysé la production il y a deux ans qu’Arte avait aussi retransmise et nous y renvoyons le lecteur ci-dessous pour un regard détaillé, acte par acte.
Nous allons donc essayer d’entrer dans ce travail d’une autre manière pour essayer d’en creuser encore plus la profondeur, l’intelligence et la justesse, mais aussi d’analyser de quoi procède notre fascination. 

Quelques rappels :

Il convient de rappeler au lecteur la familiarité de Krzysztof Warlikowski avec l’univers shakespearien, qu’il a abordé très tôt dans sa carrière théâtrale. À l’opéra, il a déjà abordé Macbeth de Verdi à la Monnaie en 2010 et Hamlet à l’Opéra-Bastille en 2021. À chaque reprise, il approfondit son regard, conforte ses idées, les modifie, mais s’il reprend un titre déjà mis en scène antérieurement, il en renouvelle profondément l’approche, d’abord pour des raisons techniques : nouveau théâtre, nouvel espace, nouvelle équipe musicale, ensuite pour des raisons évidemment artistiques : toute l’œuvre de Shakespeare est une sorte de puits sans fond, de tonneau des Danaïdes et Macbeth en particulier parmi les grandes tragédies.

Le deuxième élément, qui procède du premier est qu’à l’opéra, Warlikowski ne s’en tient pas au livret, mais aussi à ses sources et à leurs ramifications, et donc à tous les possibles. Il fait voir le non-dit et donc fait exister des vérités cachées. Il est clair que le Macbeth de Verdi ne se limite pas aux mots de Francesco Maria Piave revus par Andrea Maffei, mais aussi à la culture ambiante, aux motivations, à tout l’arrière-plan shakespearien, et surtout à un univers plus large laissé à la musique, que les mots n’expriment pas. Rien de neuf sous le soleil : Mozart faisait de même, ses Nozze di Figaro ou son Don Giovanni en disent plus musicalement que le texte de Da Ponte, pourtant déjà fort riche.
Toute représentation lyrique appuyée sur une source littéraire dit les silences, des éléments du texte (en l’occurrence shakespearien) que l’adaptation ne dit pas, et c’est alors au metteur en scène de les révéler, ou d’en révéler les plus emblématiques.
Dans Macbeth, s’il s’agissait seulement de montrer un couple monstrueux justement puni à la fin, tout serait simple, voire simpliste. Or, rien n’est simple dans la tragédie et notamment dans la tragédie shakespearienne.
Il s’agit donc de travailler sur le texte du livret pour pointer ce qui est repris du texte shakespearien et ce qui est laissé de côté, puis sur le texte de Shakespeare pour approfondir la vision, le regard sur les personnages et trouver d’autres clefs de lecture. Aucun opéra inspiré de Shakespeare ne fonctionne indépendamment de sa source, et Verdi connaissait parfaitement son Shakespeare, devenu au XIXe siècle une référence phare de la scène.
Mais Krzysztof Warlikowski qui est un lecteur impénitent, un cinéphile, un regardeur du monde, élargit la vision de l’œuvre en la mettant en lien avec d’autres références culturelles, qui rencontrent son propre imaginaire, affirmant ainsi la totale disponibilité de l’œuvre à toutes les lectures : l’œuvre est une question qui perpétuellement rencontre le monde et l’interroge, quel qu’il soit, sinon il n’y a ni littérature, ni art. On rejoint ainsi les réflexions rimbaldiennes sur le poète « voleur de feu », révélateur, qui peut s’étendre à tout artiste. C’est pourquoi le théâtre de Warllkowski est un théâtre qui sans cesse interroge, remet en question, explore la complexité du monde et des êtres. Ces interrogations incessantes, c’est ce que les imbéciles-étalon à mettre sous cloche au pavillon de Sèvres appellent « provocation ».

Après le meurtre de Duncan :  Asmik Grigorian (Lady Macbeth), Vladislav Sulimsky (Macbeth),

C’est pourquoi l’espace est toujours « à vue », dès l’arrivée du spectateur, qui impose déjà une vision, et la vaste surface scénique du Grosses Festspielhaus de Salzbourg, en largeur plus qu’en profondeur, frappe immédiatement par les détails qu’on en relève. Le sol rouge renvoie au jeu de Paume, dont nous avons déjà parlé en 2023 et sur lequel nous ne reviendrons pas, le long banc renvoie évidemment à l’attente, pesante pour les deux personnages principaux qui y prennent place avant même le début de la musique, et on remarque une longue galerie supérieure. Krzysztof Warlikowski et sa décoratrice Małgorzata Szczęśniak préparent le spectateur à l’espace théâtral qui est évidemment aussi un espace esthétique, qui affirme un style que le spectateur averti relie à d’autres productions, tout en notant les singularités – c’est souvent d’ailleurs par l’espace que l’on dit « Warlikowski se répète » en se fiant plus au contenant qu’au contenu, c’est tellement plus facile.

Cet espace beaucoup plus long que large nous renvoie au symbole du jeu de Paume que nous avons déjà évoqué – le jeu des rois- mais surtout à la question de l’affrontement, clé de la tragédie, et dans le cours du spectacle apparaîtront des gradins, notamment pour le chœur au moment du Brindisi ( si colmi il calice) où le pouvoir se donne en spectacle, qui tourne au désastre à cause des visions de Macbeth.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Chez Verdi, c’est aussi une pratique installée de créer la crise dans une grande scène spectaculaire, du troisième acte de Don Carlos (l’autodafé), ou d’Otello où la même mécanique est à l’œuvre, (ainsi entre autres exemples que la scène du Conseil dans Simon Boccanegra ) une cérémonie du pouvoir au départ spectaculaire et compassée et où tout se déglingue par un grain de sable qui peut être Don Carlos levant l’épée contre son père ou la folle jalousie d’Otello.

La largeur de la scène permet aussi aux scènes spectaculaires de s’offrir au public d’une manière très « opératique », mais jamais gratuite « pour la photo ». Le meilleur exemple en est l’extraordinaire scène des funérailles de Duncan qui se transforme en scène de couronnement de Macbeth en un raccourci d’une rare fluidité, à la fois glaçant et aussi vaguement émouvant, parce que toute la mise en scène travaille sur deux focales : le regard politique, large, peuples, autorités, cour, et de l’autre le couple, dans son intimité, son amour mutuel, sa chaleur, ses illusions. Cette dialectique public/privé, officiel/intime est une donnée permanente de ce travail qui place aussi au centre l’histoire d’un amour, l’histoire des individus.

Ainsi la vision initiale d’un Macbeth assis à un bout du banc et d’une Lady Macbeth à l’autre bout, tous deux isolés dans ce vaste espace, nous dit aussi beaucoup de l’œuvre, de la manière dont ils vivent leur union, mais aussi de ce que les deux recherchent, de leur solitude respective, ces deux silhouettes perdues dans cet espace vide constituent déjà une vision d’un tragique presque beckettien.

Pasolini en emblème

Cette production montre deux extraits de Pier Paolo Pasolini, l’un ouvre l’opéra, l’autre au début de l’acte IV, au moment du chœur patria oppressa.

L’ouverture de l’opéra montre une jeune femme allaitant son bébé… vision sublime de Silvana Mangano dans Edipo re de Pasolini où elle est Jocaste. Placer Œdipe au seuil de Macbeth nous dit évidemment déjà beaucoup. Cela question de l’enfant et de son avenir, mais aussi la question de la tragédie. Œdipe, le fils coupable, mais pas responsable, victime des oracles auxquels il a strictement obéi, mais fauteur d’un désastre est l’emblème même de tout héros tragique, il est le héros poursuivant la vérité jusqu’à l’autodestruction. Nous sommes avec l’évocation d’Œdipe au seuil d’une tragédie, d’autant plus noire que l’extrait de Pasolini nous semble afficher un bonheur serein, presque éternel, l’image d’une jouissance de la maternité (vision subjective), mais cette vision d’un enfant au sein de sa mère est aussi celle d’un enfant « dévorant » sa mère (vision objective).

Dans cette image, les deux pôles de la mise en scène, sans qu’on ne sache encore ni pourquoi ni comment, se mettent en place, d’un côté le désir de maternité et de l’autre les enfants-menaces. Warlikowski laisse en effet l’image seule parler, sans indiquer au spectateur d’où elle provient.

Au quatrième acte, nouvel extrait Pasolinien, cette fois-ci identifiable, puisque le titre est affiché, Vangelo secondo Matteo, l’Évangile selon Saint Matthieu et laisse apparaître une des scènes, la fuite en Égypte, avec Marie (l’actrice Margherita Caruso) sur l’âne, tenant son enfant dans ses bras et le protégeant (pour le soustraire au massacre ordonné par Hérode – le Massacre des Innocents). On est frappé par le regard de cette Marie, presque sauvage, qui défend l’enfant annoncé par une sorte d’oracle (« l’Annonciation ») et qu’elle a reçu en son corps sans autre possibilité qu'accepter cette immaculée conception… Cette scène, spécifique à l’Évangile selon Saint Matthieu, fait suite à l’action du roi Hérode.
Les devins lui ayant annoncé l’avènement d’un roi des juifs menaçant son pouvoir, Hérode décide de massacrer tous les enfants de moins de deux ans. On retrouve ici le thème de l’enfant-menace, au moment où retentit le chœur Patria oppressa puis l’air de Macduff
O figli, o figli miei ! Da quel tiranno
tutti uccisi voi foste, e insiem con voi
la madre sventurata!..
Ô mes enfants, mes enfants ! Ce tyran
vous a tous tués, et avec vous
votre malheureuse mère !…

Qui renforce l’allusion au Massacre des Innocents.

Quelques remarques se sont imposées à moi devant ces deux extraits :

                                                                                            "L’entre deux mères"

D’abord, il y a entre ces deux seuls extraits filmiques de tout le spectacle une évidente parenté, comme un arc qui les relie. Dans la mesure où ce sont deux films de Pasolini, ils entrent dans un système d’écho ; dans la mesure où ils nous font voir deux mères, deux maternités, ils affichent une sorte de « fraternité » thématique entre deux destins de femmes portant en drapeau leur enfant.
Enfin, Edipo Re et Il Vangelo secondo Matteo mettent en exergue deux mythologies fondatrices de ce qu’on appelle la culture occidentale, la mythologie antique et la mythologie chrétienne, l’antiquité et le christianisme, qui se rencontrent ici dans une œuvre shakespearienne.

Enfants-menaces : Vladislav Sulimsky (Macbeth),

On sait par ailleurs comment Shakespeare repropose les mythes antiques, à travers certaines de ses pièces : il suffit de penser par exemple au parallèle Hamlet/Electre…
Ici Warlikowski par il Vangelo secondo Matteo rapproche à l’évidence Macbeth d’Hérode, celui qui tue les enfants, celui pour qui les enfants sont une menace insupportable. Il fait de Macbeth une image biblique d’un « antéchrist » en quelque sorte.

L’affichage initial de Jocaste qui allaite son enfant est une image fortement évocatoire, avec Silvana Mangano, mythe cinéphilique dans le mythe antique et par incise, on ne peut pas ne pas penser non plus à l’autre mythe antique traité par Pasolini plus tard, Medea, la mère qui tue ses enfants par vengeance. La question de la mère est essentielle chez Pasolini, lui qui eut avec la sienne, Susanna Colussi, une relation forte, continue, et avec qui il vécut dans les années les plus noires comme dans les années de la réussite, comme le traduisent ces vers :

Tu sei la sola al mondo che sa, del mio cuore,
ciò che è stato sempre, prima d'ogni altro amore.
Per questo devo dirti ciò ch'è orrendo conoscere :
è dentro la tua grazia che nasce la mia angoscia.
Sei insostituibile. Per questo è dannata
alla solitudine la vita che mi hai data.
Tu es la seule au monde qui sache, de mon cœur,
ce qu'il a toujours été, avant tout autre amour.
C'est pourquoi je dois te dire ce qu'il est horrible de savoir :
c'est dans ta grâce que naît mon angoisse.
Tu es irremplaçable. C'est pourquoi la vie que tu m'as donnée est condamnée
à la solitude.

Ou

Ti supplico, ah, ti supplico : non voler morire.
Sono qui, solo, con te, in un futuro aprile…
Je t'en supplie, ah, je t'en supplie : n’ailles pas mourir.
Je suis ici, seul, avec toi, dans un futur avril…

Et de fait, sa mère lui survivra de plusieurs années.

L’appel à la référence pasolinienne n’est donc en aucun cas absurde ou absconse, aussi bien pour les contenus des extraits que par la vie du poète-cinéaste lui-même.
Mais le spectateur voit cette image initiale d’un bonheur maternel serein sans comprendre clairement de quoi il s’agit – Warlikowski n’indique pas dans son extrait le titre du film, au contraire du second extrait, nous y reviendrons. Il veut ainsi faire fonctionner l’imaginaire de la maternité heureuse, à mettre en lien avec ce qui va suivre sur le théâtre.
En fait, il s’agit de Jocaste, dans une image totalement antithétique de l’image que l’histoire d’Œdipe nous transmet d’elle. Face à cette image du bonheur d‘allaiter, aucun spectateur n’a pensé à Jocaste allaitant Œdipe parce que tout le monde pense  à Jocaste comme épouse d’Œdipe, c’est-à-dire à la monstruosité tragique de la mère incestueuse malgré elle.

Immédiatement après, ou presque en même temps, une dame, à cour (à droite), le côté est important, consulte son gynécologue en une scène douloureuse, éprouvante, où il lui est dit qu’elle ne pourra plus avoir d’enfant.

Le texte de Shakespeare évoque à un seul moment que Lady Macbeth fut mère, où elle fut cette Jocaste heureuse du film de Pasolini.`

I have given suck, and know
How tender 'tis to love the babe that milks me:”
« J’ai allaité, et je sais combien tendre est d’aimer le bébé qui me trait »

Mais le texte associe aussitôt à cette image de bonheur celle d’un infanticide

" I would, while it was smiling in my face,
Have pluck'd my nipple from his boneless gums,
And dash'd the brains out…”

J’aurais, tandis qu’il souriait à mon visage
Arraché le mamelon à sa gencive édentée
Et fait éclater son cerveau… »

En associant le bonheur de l’allaitement (voir le film de Pasolini) et en même temps l’évocation de l’infanticide on a fait de Lady Macbeth une anti-mère, qui était, on le verra plus loin un modèle repoussoir de l’ époque de Shakespeare.
Rappelons enfin que suite à l’oracle prédisant que leur fils aurait tué son père et épousé sa mère, Laïos et Jocaste abandonnent Œdipe sur le mont Cythéron, mais l’enfant ne meurt pas, puisqu’il est recueilli par un berger et conduit à la cour de Corinthe.
On trouve donc dans cette Jocaste souriante la mère heureuse, qui va être aussi la mère criminelle. Et cet extrait traduit exactement les paroles que Shakespeare prête à Lady Macbeth.

À l’autre bout du spectre, Marie dans le film tient son enfant dans les bras, jalousement, avec un regard presque sauvage, presque animal, pour le sauver du massacre. Et Marie c’est l’image même de la maternité dans l’imagerie chrétienne, tant développée dans la peinture (le thème de la Vierge à l’enfant).
Ainsi donc les deux extraits nous montrent en quelque sorte en Jocaste la maternité monstrueuse et en Marie l’absolu de la maternité, les deux extrêmes du spectre qui se réunissent en Lady Macbeth, par ailleurs emblème d’un débat qui circulait au temps de Shakespeare sur les mères maltraitantes ou infanticides, sur la figure maternelle.
Ainsi Warlikowski touche à un point fondamental et peu exploité de la tragédie de Shakespeare, et il va en faire un fil rouge. Il utilise pour cela les deux sources essentielles de notre culture, la tradition antique et la tradition chrétienne, faisant de la vision de Shakespeare un creuset culturel, c’est-à-dire un autre universel de notre culture, en passant par cet autre lecteur du monde qu’est Pier Paolo Pasolini.

 

La question politique

Dans Macbeth, Shakespeare va exploiter la question des enfants qui tous se soulèvent pour éliminer le couple Macbeth et de l’autre, le couple qui cherche à éliminer tous les enfants possibles, celui de Banquo (raté) et ceux de Macduff (réussi) parce que dans la monarchie, le couple royal sans héritier est un problème, un gage d’instabilité.

Dès le départ les sorcières alertent sur l’idée des héritiers :
Men sarai di Macbetto e pur maggiore !
Non quanto lui, ma più di lui felice !
Non re, ma di monarchi genitore !

Mais tu seras comme Macbeth, et même plus grand !
Pas autant que lui, mais plus heureux que lui !
Pas roi, mais père de monarques !

Au moment où Shakespeare écrit Macbeth, l’histoire très récente de la monarchie anglaise, d’une part avec la quête d’un héritier mâle par Henri VIII et son règne agité et presque "macbethéen", puis les aléas de sa succession, Edouard VI, l’héritier mâle fils de Jane Seymour, qui meurt avant sa majorité, puis Marie Tudor, fille de Catherine d’Aragon répudiée et Elisabeth fille d’Anne Boleyn décapitée, à laquelle succède Jacques Stuart, fils de Marie autre décapitée,  sont aussi un exemple encore vif de la question des enfants de rois et du sang versé.

Le travail de Warlikowski pose à l’évidence une question politique, qui porte sur la légitimation du pouvoir et sa légitimité qui ne peut être assise que par une dynastie, une lignée dont les Macbeth sont privés. Ils restent illégitimes, et sous la menace des enfants des autres. C’est l’enfant-menace, on en revient à Œdipe.

Les enfants sont en effet partout dans cette mise en scène, chez les sorcières, lors de l’enterrement de Duncan, puis accompagnant les familles : lors de la scène du Brindisi Macbeth offre à l’enfant de Macduff, invité à table (et future victime) une raquette de jeu de paume et peu à peu ils deviennent des figures obsessionnelless, figures fantomatiques et quelquefois sanglantes, dans la deuxième partie, celle où la raison du couple se fissure. Ils sont aussi au centre d’une des scènes les plus fortes, pendant que le chœur chante patria oppressa, objet d’un suicide collectif et portés au proscenium, comme évocation du Massacre des innocents, enfin les deux images conclusives de chaque partie sont cinglantes : quand le rideau tombe à l’entracte sur la scène du brindisi et les délires de Macbeth, c’est la vision d’un bébé servi sur un lit de légumes dans un plat qui est projetée, allusion claire au Festin de Thyeste, autre moment fort et fondateur de la mythologie grecque, autre guerre de succession.
Et quand le rideau tombe définitivement, c’est à la fois sur le couple Macbeth devenu caricature, et sur Malcolm et Macduff autres caricatures qui ne concluent rien, tandis que dans la forêt court vers son avenir royal le jeune Fléance, fils de Banco. Tout est dit.
Ainsi la question politique vue par Warlikowski est celle de régimes autoritaires (les brassards du début) qui ne se légitiment que par la violence sans arriver à se légitimer par la continuité dynastique, dont les Macbeth sont l’emblème, mais pas l’exemple unique. Sans enfants, l’enjeu devient le maintien au pouvoir coûte que coûte puisque tout devient menace, engrenage sans issue qui finit par sombrer dans la folie. Warlikowski montre que Macbeth n’est pas une histoire de deux purs méchants, de deux diaboliques, mais l’histoire de deux êtres pris dans l’engrenage d’un pouvoir sans but sinon son maintien, finissant par se dévorer lui-même.

 

La question oraculaire

La question oraculaire est un autre aspect fondamental de cette histoire, que Christian Longchamp traite dans un article du programme de salle.
En effet, Macbeth s’ouvre sur les sorcières qui prédisent l’avenir à Macbeth et Banco, des sorcières qui reviendront au troisième acte face à un Macbeth en proie au doute. L’interprétation de leurs déclarations conduit au carnage.
L’histoire d’Œdipe est une succession d’interprétations d’oracles, qui conduisent toutes à la catastrophe, et l’histoire de Marie est aussi celle d’un oracle (« L’Annonciation ») qui provoque à la fois la maternité « mystique » de Marie, sa volonté de protection absolue de son fils (qui est naturelle, mais en l’occurrence motivée par son sentiment maternel et la mission qui lui a été confiée, suite au Massacre des Innocents par Hérode. Nous avons plus haut comparé Hérode et Macbeth, mais ce jeu de rapprochements nous amène aussi à nous interroger sur le rôle des oracles.
L’oracle est une bouche sans visage : Warlikowski représente les sorcières aveugles, c’est-à-dire qui voient au-delà des yeux, qui sont douées non de vue, mais de vision. Le rôle de l’oracle est d’émettre des paroles, de transmettre un message. L’interprétation du message est strictement humaine et donc faillible. Le Dieu ne se trompe pas, mais les hommes toujours.
C’est ce que résume une expression telle que « les voies du Seigneur sont impénétrables », qui, en langage oraculaire pourrait s’écrire « Les voix du Seigneur »…
Si la mythologie antique est remplie d’oracles incompris ou compris mais "perturbés" (à commencer par l’histoire d’Œdipe) si l’histoire de Macbeth la confirme, ce sont par les erreurs des hommes, aveuglés par leurs désirs et leurs attentes. Dans la « mythologie » chrétienne au contraire, l’oracle est compris immédiatement dans son sens par Marie, parce que cet « oracle » n’est pas attendu, et qu’elle n’a pas exprimé de désir. C’est parce qu’elle n’attend ni ne désire rien, qu’elle est sans « enjeu » qu’elle est choisie. L’enjeu lui tombe dessus en quelque sorte et elle l’assume en offrant son corps. Destin non désiré, mais assumé désormais par chacun de ses gestes de mère.
Warlikowski montre une subtile différence entre Œdipe, Macbeth et Marie.

Pour Œdipe et indirectement pour Macbeth, les oracles sont vécus ou rapportés par des données mythologiques ou littéraires, ce sont des histoires transmises par la tradition, par le théâtre, par une forme d’oralité.

Quand il affiche volontairement le titre « Vangelo secondo Matteo » alors que l’image d’Edipo re initiale n’est pas précédée d’un titre, la raison en est à mon avis l’affirmation d’un écrit, d’un récit formalisé qui est celui, littéralement de la « Bonne nouvelle », en quelque sorte une téléologie. La mythologie antique n’est pas un récit linéaire, constitué, mais un kaléidoscope d’histoires réunies, avec des versions diverses, qui quelquefois se contredisent, il n’y a pas de téléologie, pas de ligne qui conduit à une fin.
Affirmer le titre, et ce titre-là, c’est déjà donner la fin, imaginer la fin, donner une direction quand tout ce que le spectacle nous a offert jusqu’au début du quatrième acte est un jeu de massacre motivé peut-être, mais désordonné et voué à l’échec, où plus l’échec est patent, plus les massacres se multiplient.
Affirmer au quatrième acte le titre,  annoncer la « Bonne nouvelle », c’est annoncer enfin la reprise d’une direction, même si à la toute fin celle-ci n’est pas tout fait celle attendue. La « Bonne nouvelle » (bonne ?), c’est cet enfant au visage de cellulose qui court dans la forêt vers son destin, avec son statut presque christique de gamin sauvé de tout…

 

La question de l’intime

Les premières images de la mise en scène de Krzysztof Warlikowski montrent sur le long banc d’attente d’un côté Macbeth et de l’autre Lady Macbeth, dans un isolement à la fois étrange et contrasté, l’un semble dormir et l’autre plus tendue.
Pendant l’ouverture, se déroule à la fois l’extrait de l’Edipo re de Pasolini (en haut à jardin) tandis qu’en bas à cour se déroule une visite gynécologique : à Pasolini succède en vidéo-en direct l’image douloureuse et presque torturée d’un examen intime, dont l’issue est négative. Puis la femme (Lady Macbeth) se rhabille, prend les résultats d’analyse et va s’étendre sur le banc pendant que va se dérouler l’autre scène, à l’autre bout de l’espace, celle des sorcières, avec Macbeth.

Cette première vision est celle de chacun des deux membres du couple, chacun dans son intimité, chacun vivant de son côté le moment déterminant qui va tout déclencher. D’un côté, la douleur vive, physique et morale, mais réprimée, et de l’autre, une vision totalement irréelle comme si Macbeth vivait une aventure fantasmée. D’autant que l’arrivée de Banco, dans la galerie supérieure, visible et invisible, possède elle aussi quelque chose d’irréel, comme si à l’univers clinique de Lady Macbeth s’opposait un autre univers avec lequel Warlikowski va jouer tout au long de l’œuvre.

Sorcières à gauche, examen gynécologique à droite

La scène des sorcières vue sans mystère, comme une assemblée très compressée dans un espace limité, surgit du côté jardin comme un diable hors de sa boite, contrastant avec tout le reste de l’espace vide, et lui donnant immédiatement une allure décalée par sa construction même, et par l’identification des sorcières… Est-ce cette foule de femmes installées et compressées ou cette ronde d’enfants (déjà..) à laquelle Banco et Macbeth sont invités à participer ? Ou les deux ? Dans un univers parallèle.
Puis commencent les signes avec le départ des enfants vers le côté droit, le côté cour où Lady Macbeth a été examinée, qui sera le côté mort, le « couloir de la mort » où Duncan sera assassiné et d’où sortiront les meurtriers de Banco.
Tandis que se construit la géographie de l’espace, se mettent en place deux scènes très différentes et en même temps très intimes irréductibles à l’individu.
La visite gynécologique d’un côté restera pour Lady Macbeth son secret (elle brûlera les analyses après avoir lu la lettre de Macbeth) et la scène des sorcières de l’autre, si elle n’est pas un secret pour Macbeth qui la confie à son épouse, scelle entre Banco et lui une sorte de pacte implicite où chacun des deux sait. Et dans cet univers, celui qui sait est toujours une menace. Pour Macbeth promis à la royauté, Banco est la menace…
À partir du retour de Macbeth, Warlikowski montre une relation de couple, intime, tendre, solidaire entre son épouse et lui, une relation non pas de monstres, mais d’êtres qui s’aiment. Tout au long de l’œuvre, cette relation sera affichée, notamment dans la première partie, avec une certaine tendresse (quand Lady Macbeth rechausse Macbeth après le meurtre) sans aucune froideur, sans ce bonheur dans le crime comme dirait Barbey d’Aurevilly, mais avec un lien presque animal. Ce lien est marqué aussi dans les scènes finales où la déchéance du pouvoir, la descente aux enfers se lit par la paralysie de Macbeth en fauteuil roulant et par la folie de Lady Macbeth, qui jusqu’au bout lui est affectivement liée, puis physiquement attachée. Ils forment jusqu’au bout un couple, tordu, déchu, déglingué, mais presque émouvant, et l’on arrive à cette scène finale hallucinante où ceux qui paraissent ridicules sont Macduff et Malcolm, les sauveurs et ceux qui émeuvent sont Macbeth et lady Macbeth, les monstres.

Vladislav Sulimsky (Macbeth), Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Jamais la monstruosité n’est affichée, jamais on ne quitte l’humanité – j’avais cité en 2023 la banalité du mal d’Hannah Arendt… et aux scènes d’intimité du couple répondent les grandes scènes spectaculaires, comme les funérailles-couronnement, qui se termine par la vision du couple « couronné » en habit officiel avec ce rire sarcastique qui est aussi une manière de sceller leur union, comme un nouveau mariage en quelque sorte. Même les scènes finales, où le couple est à vue sous les yeux de tous, sont aussi comme des scènes d’intimité violée, de cette intimité de la déchéance qu’habituellement on cache et c’est ce contraste qui les rend si humains en créant un certain malaise chez le spectateur-voyeur.

 

Le jeu warlikowskien sur réel et fantasmé


Cette vision d’un couple dans son intimité et dans sa relation de couple solidaire dans le crime est une vision au total assez réaliste qui fouille dans les méandres de la psychè pour montrer comment fonctionne ce couple qui compense sa stérilité par une course à l’abîme défendant son pouvoir sans pouvoir en asseoir la légitimité. C’est un mécanisme explicable rationnellement : en quelque sorte, nul n’est méchant volontairement disait Socrate et c’est un peu leur histoire.

Mais chez Shakespeare, et chez Verdi, Macbeth n’est pas une tragédie de la raison humaine, elle met aussi en cause des forces obscures, un au-delà du réel que les mythologies remuent forcément.
Et Warlikowski joue toujours sur le réel et les frontières du réel, sur le fantasme et l’image mentale, et sur le surnaturel. Déjà certains personnages comme Banco apparaissent presque étranges, avec leur allure vaguement beckettienne, comme presque marginalisés pour leur étrangeté, et donc finalement condamnés. Il a aussi accentué les images mentales de Macbeth avec ses manches de chemise déjà tachées d’un sang prémonitoire avant même d’assassiner Duncan.

Au milieu des sorcières : Vladislav Sulimsky (Macbeth), Tareq Nazmi (Banco), Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor,

Bien évidemment on ne peut échapper au monde étrange des sorcières, sorti d’on ne sait où, et peut-être aussi de l’âme de Macbeth avec leur allure, aveugles comme le devin Tirésias, (Œdipe, encore…) et ces enfants aux visages d’adultes ou de cellulose, qui ne sont que des figures inquiétantes, entre autres lorsqu’ils entourent Macbeth à la table avec la figure de Banco, Mais de l’autre, ces enfants sont des figures frêles et offertes, quand ils sont « normaux », condamnés à mort et au massacre au moment de patria oppressa. On a là d’un côté les enfants-menaces, pour les Macbeth, des petits monstres, et de l’autre les enfants-victimes, sacrifiés. Les deux faces de Janus.

À la frontière de tous ces mondes, la petite vieille aux cheveux blancs et au corsage violet, rassurante, qui habille Lady Macbeth, guide Macbeth vers les sorcières, mais veille avec bienveillance aussi en tricotant (l’allusion aux Nornes ou aux Parques est évidente) sur le fils de Banco. Le personnage fait penser aussi à d’autres dans l’univers de Warlikowski (on pense à Iphigénie en Tauride), comme un guide rassurant vers l’enfer ou vers le salut, dont la nature est évidemment pythique, encore une « entre deux mondes » comme Lady Macbeth était « entre deux mères ». Il y a là quelque chose d’éminemment ironique, parce que l’on se demande où passe la frontière entre le bénéfique et le maléfique…

Alors de cet ensemble se dégage non pas l’effroi ou la pitié, mais un sentiment éminemment plus abstrait, presque… poétique, une sorte de figure poétisée de la tragédie où l’on n’arrive pas à se détacher des héros. L’univers esthétique de Małgorzata Szczęśniak faussement concret, réaliste et surréaliste, fonctionnel et en même temps éminemment poétique en est l’écrin idéal.

Le début de la chute… c'est plein d'enfants

Le poétique n’est pas le nébuleux, le poétique est d’abord évocation, et ici l’espace est évocation, ainsi que son utilisation.
L’espace théâtral  est marqué par un mouvement général de gauche à droite, de jardin à cour, que ce soit la « boite des sorcières », que ce soit le cortège de Duncan dans la galerie supérieure, que ce soient les enfants-sorcières qui se glissent dans le couloir de la mort, que ce soient les gradins qui vont abriter le « massacre des innocents » que ce soit le couple Macbeth déchu, qui se retrouve côté jardin, avec Macbeth dans son fauteuil, puis traîné vers le centre quand ils sont pris, que ce soit enfin la course du petit Fléance dans la forêt vers son destin, son pouvoir, et la fin probable des autres, ce mouvement est celui d’une certaine fluidité du destin. Comme une course qui a une direction.

Et lorsque, comme la scène des funérailles ou du couronnement, le mouvement se fait à l’inverse de cour à jardin, en un ballet spectaculaire, c’est l’image de l’accident fauteur de trouble, de l’obstacle qui va déclencher les éléments et les perturbations, de hoquet du destin.

Davide Tuscano (Malcolm), Asmik Grigorian (Lady Macbeth), Vladislav Sulimsky (Macbeth), Charles Castronovo

Au contraire, tout ce qui passe au quatrième acte autour de Macduff et Malcolm occupe tout l’espace ou est centralisé : plus de mouvement, comme si le destin s’arrêtait-là au centre de l’espace, avec cette image finale du couple aux yeux tantôt révulsés et tantôt ironiques et de Macbeth, lampe à la main allumée jusqu’au bout qui est comme une sorte de veilleuse du destin et de la vie… comme pour dire les Macbeth ne meurent jamais

Il y a comme une chorégraphie des jeux des destins et de l’au-delà, implicite et explicite et qui est aussi jeu poétique. Ainsi, cette superposition de mythologies, de réalisme et de surréalisme, de rationnel et d’irrationnel, d’humanité et de monstruosité, d’images mentales et d’images sublimes (Edipo re) ou effrayantes (les enfants gisant au proscenium) c’est pour moi une vision métaphorique de la complexité, de la profondeur, des vertiges de l’univers shakespearien. Simplement grandiose.

 

Les aspects musicaux

Chœur

La disposition très étalée du chœur, le plus souvent face à l’orchestre ou autour de lui facilite grandement la précision et les moments choraux (on pense notamment au chœur des sorcières, splendide de force, de dynamique, mais aussi étrangement coloré, et à patria oppressa) sont particulièrement réussis, grâce à l’excellent travail de préparation d‘Alan Woodbridge, que nous connaissons bien puisqu’il a été chef des chœurs à Genève et grâce à la mise en scène qui en a saisi la fonction « spectaculaire », au moment des funérailles de Duncan mais aussi des scènes finales  avec le chœur
Macbeth, Macbeth ov'è?…
dov'è l'usurpator?…
Une très belle prestation qui confirme que lorsque qu’un metteur en scène s’intéresse au chœur, celui-ci donne forcément plus, – à l’inverse de ce qui s’est passé avec le même chœur dans Maria Stuarda.

Voix

 

La distribution des personnages secondaires a changé par rapport à 2023, Natalia Gavrilan en femme de chambre de Lady Macbeth affiche un beau mezzo, tandis que Malcolm et Macduff ont été eux aussi redistribués. Le jeune Davide Tuscano possède un beau timbre et une voix contrôlée et très bien projetée pour la vaste salle du Grosses Festspielhaus, c’est un ténor intéressant qui commence à émerger (il sera Cassio à Parma au Festival Verdi cet automne).

Charles Castronovo (Macduff) et le "Massacre des Innocents"

Charles Castronovo en Macduff succède très avantageusement au braillard Jonathan Tetelmann, le personnage est plus mature, plus intérieur, la voix est puissante et expressive, l’émission claire, et il compose un Macduff crédible et émouvant dans son air (qui fait pratiquement tout l’intérêt du rôle) O figli, o figli miei ! . Une belle incarnation.

Tareq Nazmi (Banco)

Tareq Nazmi est de nouveau ce Banco très étrange voulu par la mise en scène, très intérieur et toujours intense, peut-être un peu moins en forme vocalement qu’il y a deux ans, mais il reste un Banco au profil scénique très fort, notamment dans sa scène d’adieu à son fils à l’occasion de son air Come dal ciel precipita l’ombra più sempre oscura ! Il est un Banco observateur, distant, évidemment méfiant, et lui aussi instruit par les sorcières cherche à sauver son fils (belle vision vidéo de ce fils tout aussi absent que le père errant en gare et prenant un train) : un Banco sûrement plus crépusculaire que spectaculaire, mais qui s’insère parfaitement dans le projet scénique.

Asmik Grigorian (Lady Macbeth)

Asmik Grigorian en Lady Macbeth reste cette extraordinaire interprète aux mille facettes qui est le personnage quel que soit le personnage et surtout quel que soit le profil vocal. Elle peut être Salome, Turandot, Norma, Rusalka, Senta avec le même bonheur que cette Lady Macbeth qui semble construite pour elle. Il y a chez elle une ductilité vocale qui épouse immédiatement un personnage avec une intelligence scénique hors du commun et des possibilités vocales exceptionnelles. Les maniaques de la voix lui trouveront pas assez ceci ou trop cela : c’est qu’elle épouse non un style, mais un profil : et de ce profil elle fait ce qu’elle veut, fascinante en scène et fascinante vocalement, parce que style ou non, verdienne ou non, elle chante toutes les notes, sur tous les registres, et à toutes les hauteurs, avec une précision et une conscience exemplaires, en étant douée d’une présence scénique, d’une intelligence du geste, d’un naturel dans le mouvement qui stupéfient. Il suffit de la considérer au début, assise, muette, avec ses gestes nerveux, brefs, la tension du visage, pour ressentir un enjeu, sans encore trop savoir lequel. Avec Grigorian c’est à la fois une voix et un corps qui s’expriment et c’est un miracle. Alors qu’importe les pointilleux puisqu’elle EST Lady Macbeth, irremplaçable aujourd’hui, comme elle fut il y a peu Norma. Grigorian, c’est une artiste d’un autre ordre, d’une autre nature. Une introuvable aujourd’hui.

Vladislav Sulimsky (Macbeth)

Vladislav Sulimsky est lui aussi un Macbeth extraordinaire dans son ordre, et dans ce projet. Bien évidemment techniquement, il a une émission particulière, plutôt slave (il est biélorusse) et n’a pas la couleur d’un Macbeth italien à la Cappuccilli ou à la Bruson. Je cite volontairement des gloires du passé parce que je n’en vois pas aujourd’hui sur le marché italien qui puissent chanter dignement, intelligemment, le rôle. Mais le marché des barytons est tel que cela ne saurait durer.
Sulimsky a quelque chose d’incroyable dans la voix qui est la tristesse, une tristesse insondable qui lui fait tout chanter de manière intérieure, rentrée, jamais expressionniste ni évidemment histrionique. En cela, il est un peu à Macbeth ce que Nazmi est à Banco. La voix est expressive, il chante intelligemment, avec une charge émotive très forte, et en cela, il est parfaitement entré dans la mise en scène et cette humanité-malgré-tout du couple. Il suffit de le voir regarder ce qui l’entoure à la fin, éberlué, ironique, apeuré, pour comprendre quel acteur il est et comment il rentre lui aussi dans le personnage profilé par Warlikowski. Alors évidemment, son chant correspond à ce profil, vulnérable, sombre, comptant plus sur la couleur, sur la projection, sur les changements de registre que sur la puissance pure. Le timbre est chaleureux, la présence scénique formidable et le jeu d’acteur bouleversant. Il n’a a peut-être pas les aigus éclatants que certains attendent dans le rôle, mais son Macbeth est tout sauf éclatant, tout sauf démonstratif et le chant ici est au service de l’incarnation. C’est ce qu’on attend dans un tel projet : les amateurs de décibels iront ailleurs…

 

Orchestre

Philippe Jordan a repris la baguette, comme il y a deux ans où il remplaçait Franz Welser-Möst. C’est un chef d’opéra, il a dirigé en outre Macbeth à l’Opéra de Vienne (production Kosky) avec les mêmes musiciens. Ce sont des retrouvailles, malheureusement elles restent sans saveur.
En effet autant il semblait il y a deux ans s’être engagé, avec une direction vigoureuse et au total assez intéressante, autant cette année quelque chose de cet engagement a disparu. Il dirige un Philharmonique de Vienne solide, mais sans vraies couleurs ni raffinement, moins indifférent certes que dans Maria Stuarda, jouant les notes avec précision, mais sans véritablement entrer dans la partition, sans véritablement faire musique… c’est un Philharmonique de Vienne version soir ordinaire et passable.

Chez Jordan, on sent une direction précise, qui « fait le job », soutient les chanteurs, mais pour le reste, d’une rare linéarité, jamais inattendue, sans invention voire ennuyeuse, ce qui pour Verdi est tout de même singulier. Il ne s’intéresse visiblement pas à une mise en scène qu’il connaît pourtant, pour l’accompagner en fosse avec les respirations, les rythmes et les couleurs voulues. C’est très clair, c’est en place, mais c’est fort et sans aucune imagination ni fantaisie, sans aucun effort pour montrer les raffinements verdiens, son ironie, sa tendresse, sa force.  Pour tout dire, c’est la quatrième fois que je l’entends diriger cette partition et c’est la plus décevante. Routinière, indifférente, sans intérêt aucun.

 

Conclusion :

On peut évidemment discuter la vision de Warlikowski, et les présupposés de la mise en scène,mais sûrement pas de travailler sur le symbolique. En effet, parmi les reproches adressés à Warlikowski, outre celui d’être un « provocateur », ce qui est tellement ridicule que c’en est risible, il en est un récurrent, c’est la « surcharge symbolique » notamment dans cette mise en scène. Traduisons en langage de supermarché pour temps de cerveau limité : c’est trop compliqué…
Passons sur le fait que le monde soit compliqué, que l’art soit compliqué, que l’opéra soit compliqué et que Verdi le soit à son tour, mais la question ici est justement que Shakespeare n’est Shakespeare, c’est-à-dire une des rares références de littérature mondiale, que parce qu’il est vraiment compliqué. Chaque scène, chaque réplique a un sens ouvert, avec des références multiples, et à chaque lecture ou relecture, on se laisse surprendre par une idée neuve qui vient, un horizon complexe qui s’ouvre comme un nouveau ciel. Ce n’est pas Warlikowski qui propose une surcharge symbolique, c’est Shakespeare. Mais comme on l’a oublié, ou comme on veut l’ignorer, on crie haro sur le baudet polonais. Or, mieux vaut toujours un théâtre surchargé intellectuellement qu’un théâtre allégé pour esprits paresseux…
Il est vrai par ailleurs que l’opéra « simplifie » et allège les textes qui sont ses sources, il est vrai que le texte d’opéra va à l’essentiel, mais justement, la musique est là pour densifier et prolonger le texte, et la mise en scène pour rappeler les enjeux.
En fait, la manière dont les chanteurs ici entrent dans la mise en scène, en acceptant toutes les « surcharges symboliques » qu’on leur impose et en les transfigurant, montre parfaitement quel travail est effectué, et quelle profondeur de sens on y atteint. Quand un travail théâtral atteint un tel raffinement, c’est qu’il y a consensus sur le plateau, le consensus de l’esprit…
Si on avait eu cela en fosse …

Krzysztof Warlikowski 
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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