Stephen Sondheim (1930–2021)
Sweeney Todd
Comédie musicale sur un livret de Hugh Wheeler, d'après la pièce de Christopher Bond "Sweeney Todd, the Demon Barber of Fleet Street"
Créée le 1er mars 1979 à Broadway, Uris Theater

Direction musicale : Bassem Akiki
Mise en scène : Barrie Kosky
Reprise de la mise en scène : Martha Jurowski
Décors, costumes : Katrin Lea Tag
Lumières : Olaf Freese

Scott Hendricks (Sweeney Todd)
Natalie Dessay (Mrs. Nellie Lovett)
Noah Harrison (Anthony Hope)
Marie Oppert (Johanna Barker)
Jasmine Roy (La Mendiante)
Cormac Diamond (Tobias Ragg)
Zachary Altman (Le juge Turpin)
Paul Curievici (Adolfo Pirelli)
Glen Cunningham (Beadle Bamford)

Chœur de l'Opéra du Rhin
Direction : Hendrik Haas

Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Coproduction avec la Komische Oper Berlin et l'Opéra national de Finlande

Strasbourg, Opéra national du Rhin, mardi 17 juin 2025 à 20h

L'Opéra national du Rhin frappe fort en proposant une reprise de Sweeney Todd, dans la brillante mise en scène de Barrie Kosky créée à Berlin en 2024. Dans une scénographie dépouillée mais intensément évocatrice, le spectacle redonne toute sa puissance dramatique, musicale et politique à ce chef‑d'œuvre de Stephen Sondheim, hybride fascinant entre opéra, théâtre noir et comédie musicale. Portée par un plateau d'une homogénéité rare, la soirée impressionne par la justesse de son interprétation autant que par la richesse de ses contrastes, où l'humour grinçant voisine avec une violence glaçante. À la direction musicale, Bassem Akiki sculpte la partition avec une finesse exceptionnelle, révélant la complexité de l'écriture de Sondheim sans jamais la surligner. Cette relecture acérée, nerveuse et poétique, en prise directe avec les dérèglements du monde, confirme à la fois la force de l'œuvre et la vitalité de la maison strasbourgeoise.

Marie Oppert (Johanna Barker), Noah Harrison (Anthony Hope) 

Dans le paysage contemporain, la comédie musicale fait l'objet d'un intérêt qui a le mérite de réexaminer son importance au regard d'autres créations musicales. Parmi les œuvres qui ont accédé à une célébrité publique étendue, Sweeney Todd de Stephen Sondheim échappe toutefois aux tentatives de classification. Difficile de qualifier cet aérolithe au croisement du récit populaire et du romantisme gothique, à propos duquel certains commentateurs n'ont pas hésité de parler d'"opérette noire".

Né dans les bas-fonds du Londres victorien, Sweeney Todd est d'abord une figure de la littérature populaire, apparue pour la première fois en 1846 dans le roman-feuilleton The String of Pearls, publié anonymement. Mi-mythique, mi-criminel, ce barbier meurtrier devient vite un personnage emblématique du mélodrame anglais, inspiré à la fois par les récits sanglants du roman populaire de la catégorie dite du "penny dreadful" et les figures archétypales du théâtre Grand-Guignol. Stephen Sondheim s'empare de cette légende en 1979 et en fait ce qui reste sans doute comme son chef‑d'œuvre musical, écrit en collaboration avec Hugh Wheeler pour le livret. Son Sweeney Todd : The Demon Barber of Fleet Street mêle habilement les codes de la comédie musicale, de l'opéra, du théâtre élisabéthain et du film noir, tout en convoquant les influences de Brecht, Weill ou Bernard Herrmann. À travers cette histoire improbable de vengeance mâtinée de cannibalisme, Sondheim interroge avec une acuité rare les rapports entre justice, désir, violence sociale et monstruosité humaine, affirmant la singularité d'une œuvre sombre, traversée d'humour noir, qui ébranle les repères moraux et conjugue avec audace le raffinement musical à l'efficacité dramatique.

Scott Hendricks (Sweeney Todd), Cormac Diamond (Tobias Ragg) 

Créée à la Komische Oper de Berlin fin 2024, cette production mise en scène par le génial Barrie Kosky est reprise aujourd'hui à l'affiche à l'Opéra national du Rhin – point culminant d'une saison menée tambour battant dans ce qui apparaît comme une des salles françaises actuellement les plus dynamiques. La mise en scène s'éloigne résolument des codes visuels que l'on trouvait dans le film de Tim Burton, préférant à l'hyper-réalisme gothique une scénographie épurée et mobile, avec des repères très simples et qui jouent efficacement sur un vocabulaire scénographique propre à guider le spectateur dans les méandres du récit. En témoigne ce cadre de scène introduisant le théâtre dans le théâtre, ou bien ces photographies grand format de façades d'immeubles londoniens que l'on manipule à vue, avec comme décor récurrent la boutique de Mrs Lovett qui propose les plus mauvaises tourtes (pies) de Londres avant d'avoir l'idée d'en remplacer la garniture avec la viande humaine des cadavres que lui fournit Sweeney Todd, le barbier égorgeur. Le dépouillement du décor agit comme caisse de résonance pour un palette de lumières signée Olaf Freese qui semble exposer, aiguiser ou entailler les corps.

Au centre de cette fable sanglante, un barbier revenu de l'enfer du bagne, habité par la soif de vengeance. Sweeney Todd retrouve son ancien salon et sa voisine Mrs. Lovett, qui, dans un pacte absurde et glaçant, décide de transformer les cadavres de ses clients en garniture à tourte. Une histoire d'amour tordue, violente et grotesque avec tout un panel de figures extrêmes parmi lesquelles le juge lubrique, la mendiante démente, l'adolescente captive, le gamin loyal… Des personnages à la limite du conte et de la tragédie. Le plateau réunit une distribution remarquable.

Scott Hendricks (Sweeney Todd), Natalie Dessay (Mrs. Nellie Lovett) 

Scott Hendricks, qui avait déjà incarné Sweeney à Bruxelles, reprend le rôle avec une intensité stupéfiante. À la fois fantomatique et brûlant d'intensité, il habite cette figure tragique avec une vérité rare. À ses côtés, Natalie Dessay livre une interprétation jubilatoire et bouleversante en Mrs. Lovett. L'art de la comédienne vient au secours d'un phrasé et d'une gouaille qui dissimule les rares scories d'une émission chantée parfois fluctuante dans les changements de registres (A Little Priest). La jeune Johanna trouve en Marie Oppert une interprète touchante mais parfois limité par un timbre assez plat et un engagement un brin surligné (Green Finch and Linnet Bird). Face à elle, Noah Harrison incarne Anthony avec une sincérité bouleversante. Leur duo Kiss Me dévoile une tendresse fragile qui contraste avec le parfum d'hémoglobine environnant. Parmi les seconds rôles, on notera la mendiante de Jasmine Roy, le Toby attendrissant et tragique de Cormac Diamond. Glen Cunningham (Beadle Bamford) et Zachary Altman (le juge Turpin) incarnent la face sombre de ce pouvoir que Sondheim dépeint avec un caractère général grinçant et abject au milieu duquel Paul Curievici ajoute une touche décalée dans le rôle du barbier escroc Pirelli.

Le chœur de l'Opéra National du Rhin se prête au jeu, se glissant dans une multiplicité de rôles comme dans une seconde peau, commentant, accusant, racontant, murmurant, hurlant tel un spectre collectif planant au-dessus d'une humanité dévastée. Sa présence physique et vocale est un fil rouge essentiel et un miroir tendu au public, à l'égal de la direction musicale de Bassem Akiki, d'une précision implacable qui révèle toutes les strates de la partition. Fin connaisseur de l'ouvrage, il évite l'écueil de l'emphase et tire de l'Orchestre philharmonique de Strasbourg des nuances remarquables. La battue détaille dans l'écriture kaléidoscopique de Sondheim un alliage de pastiche italien et de motifs récurrents, des airs de romance perverse qui se déploient avec clarté et inventivité. La sonorisation ne trahit ni la projection ni la dynamique naturelle des chanteurs, garantissant un équilibre parlé-chanté à hauteur de la fosse. Une représentation alternant l'improbable et l'épatant, à la fois attendrissante et surprenante, une sorte de Janus bifrons musical où la beauté se fait la sœur jumelle de l'horreur.

Natalie Dessay (Mrs. Nellie Lovett)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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