On connaît les productions de Herbert Fritsch et d’ailleurs on n’aime pas forcément : effets vidéos, couleurs criardes, comme Il Barbiere di Siviglia de la Wiener Staatsoper. Il mise ici bien sûr sur la couleur, mais aussi sur les acrobaties quasi circassiennes, utilise avec efficacité le système Labiche, avec ses quiproquos, ses personnages doubles ou triples, ses mensonges et réussit à faire de l’ensemble une véritable fête qui enthousiasme le public.
La pièce de Labiche a connu dans les années 1930 une adaptation à Broadway, signée Orson Welles (rien que ça), au titre Horse Eat Hat que Grönemeyer a repris… Il se place donc sous des références historiques.

Herbert Grönemeyer a commencé au théâtre, a tourné au cinéma pour se consacrer définitivement à la musique et à la variété. Il a laissé deux ou trois « tubes » qui ont marqué l’histoire de la variété allemande des trente dernières années et vendu des millions de disques. Ayant à sa disposition un orchestre symphonique et une belle machine à faire du spectacle, il offre un condensé au style assez hétéroclite, allant de l’opérette traditionnelle à la comédie musicale hollywoodienne avec autant de cuivres et un peu jazzy pour passer quelquefois au lyrisme, qui d’ailleurs interrompt la fontaine de gags ininterrompus d’Herbert Fritsch. Mais la musique fonctionne, et le public est visiblement ravi tant il applaudit à scène ouverte les numéros musicaux, tous remarquablement chantés par des chanteurs acteurs exceptionnels.
De son côté la mise en scène d’Herbert Fritsch ne nous épargne rien de tous les gags possibles. Il a conçu le décor d’une boite un peu tordue, aux perspectives obliques, avec 10 portes qui s’ouvrent, se ferment, claquent, et contre lesquelles on se heurte, avec au fond, au centre une volée de marche terminée par une porte à tambour qui tourne autant qu’elle peut, jetant sur scène les personnages les uns après les autres, alors ça bouge, ça saute, ça tombe, ça se roule, ça fait du patinage, ça fait aussi des choses dans une baignoire, ça danse et c’est complètement déjanté, avec les képis qui se baladent sans qu’on arrive à les rattraper etc… etc… Il y a des gags éculés, dignes des débuts du cinéma muet des années vingt, et d’autres plus inattendus, mais le fait est que tout fonctionne, avec l’encouragement d’un public qui en réclame toujours plus. Fritsch est un spécialiste de ces mécaniques folles, et ici il jongle aussi entre le théâtre et les lyrics qui quelquefois ralentissent l’action (trois bonnes heures quand même).
On connaît l’histoire de Labiche, un bourgeois, Fadinard, va se marier, mais son cheval au passage mange le chapeau d’une dame qui fait des choses avec son amant dans un fourré. Sans chapeau, son mari la soupçonnerait et découvrirait le pot aux roses, alors Fadinard doit toute la journée naviguer entre ses noces et sa recherche de chapeau, avec les quiproquos qui vont avec, toute la noce le suit avec la mariée mal en point après avoir enterré sa vie de jeune fille sans que personne ne sache pourquoi on virevolte ainsi : la satire sociale de la bourgeoisie est bien établie chez Labiche. Finalement, pas trace d’un chapeau semblable dans tout Paris, sauf qu’un invité en a apporté un tout pareil comme cadeau de noces. On a tournicoté dans Paris toute la journée pour rien : le chapeau était là, dans sa boite… Tout est bien qui finit bien, mais c’est plus le chaos que l’amour qui triomphe.
Aussi bien Grönemeyer que Fritsch indiquent clairement qu’ils ne croient pas au mariage, et la fin est une sorte de farandole qui est loin d’ouvrir sur « ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants » : c’est tout un monde de joyeuse déglingue, avec des moments délirants ; ainsi un des acteurs, Hubert Wild (Nonancourt, beau-père de Fadinard) parle le dialogue de Bade, par exemple, immédiatement reconnaissable (le pays de Bade est grosso modo, toute la partie allemande qui longe le Rhin jusqu’au lac de Constance de Karlsruhe à Constance), et Bâle où a été créé le spectacle est juste au coude du Rhin, séparant la Suisse du pays de Bade…
Sous la direction musicale échevelée et remarquable de rythme et de présence de Dirk Kaftan, la troupe est éberluante : d’abord avec le groupe des danseurs et danseuses tellement fluide, et s’intégrant de manière telle dans le déroulé qu’on ne s’aperçoit quasiment pas des passage du parlé au chanté et du chanté au chorégraphié. Et puis il y a un groupe de chanteurs-acteurs totalement fou, à l’engagement physique qui laisse pantois.
Ils réussissent tous à chanter, danser, bouger : Christopher Nell, Fadinard, le rôle principal s’était blessé avant la première il est là, au milieu, avec son physique fluet de gringalet fou, sorti d’un film de Charlot, bougeant et tournoyant, chantant et sautant, parlant, patinant : un spectacle qui vaut la soirée à lui seul, mais il y a tous les autres aussi. Certes, un non allemand ne peut apercevoir tous les jeux de mots et allusions, les jeux sur les accents et dialectes (ayant vécu en pays Badois, j’ai pu pour cette raison en reconnaître le dialecte…), mais c’est une vraie jouissance de voir aussi Hubert Wild en beau-père dingue (en dehors de son dialecte) ou Gottfried Breifuss, en Baronne de Champigny (avec Florian Angerer en autre Baronne de Champigny dans un duo désopilant, quand il ne poursuit pas son képi baladeur) et Sarah Bauerett en Clara, qui vend des chapeaux mais surtout qui est l’ancienne maîtresse de Fadinard, prise d’un goût de revenez‑y irrépressible dans leur duo de patinage… Citons aussi le Beauperthuis (le mari jaloux) de Matthias Buss qui se retrouve dans la baignoire avec Fadinard…
Tous méritent de toute manière d’être cités, Werner Eng (Tardiveau), Hélène, la jeune (future) épouse (Paulina Plucinski), délicieuse de fausse naïveté, Anais, l’épouse au chapeau perdu (Helena Bohndorf) ainsi que Owen Peter Read (Bobin), Kaspar Simonischek (Felix), Daniel Petrenko (Maurice) et Pia Dembinski (Virginie). Tout ce petit monde sait aussi captiver par les interventions solistes slalomant avec les styles et jouant aussi de l’ironie (ils imitent quelquefois Grönemeyer lui-même) et la troupe dans son ensemble fournit un travail exemplaire, tiré au cordeau, sans une chute de rythme, tenant à distance tout moment de complaisance ou de romantisme. Fritsch est sans cesse dans le sarcasme, et chacun dans la troupe le sert abondamment. Pas de place pour les gentils, ils sont tous des caricatures et on en rigole bien ! Alors, à la fin quand tous reprennent en chœur le final, le public qui frappe des mains en rythme sort ensuite en fredonnant, signe que cela fonctionne, et pour tous les âges.
Merci pour ce moment.