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Vidéo disponible jusqu’au 31 juillet 2020 :
https://operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/i‑played-i-danced-latvian-national-opera-and-ballet#
C’est une œuvre rare que le site OperaVision nous permet de découvrir avec le streaming de l’opéra I played, I danced du compositeur letton Imants Kalniņš. Adaptée d’une pièce de Rainis, cette œuvre se présente comme une réécriture du mythe d’Orphée, y mêlant des éléments de folklore et une réflexion sur la situation politique de la Lettonie.
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Tout commence par un mariage qui tourne mal. Quatre personnages s’invitent à la fête : la Sorcière, le Misérable, l’Aveugle, et Tots, le joueur de kokle ((Le kokle est une cithare traditionnelle lettone)) qui, par son chant et son jeu, éveille en la mariée Lelde un sentiment de bonheur et de liberté qu’elle n’avait encore jamais connu. C’est alors que le Lord, personnage maléfique tout droit sorti des enfers, la tue ; commence alors pour Tots un long périple parmi les morts pour tenter de ramener la jeune femme à la vie. Téméraire, intelligent, le musicien gagne la confiance des démons et obtient la chandelle de la mort, objet magique qui doit non seulement sauver Lelde, mais aussi permettre aux défunts de reposer en paix et d’apporter leur souvenir dans le monde des vivants. A l’issue de ce voyage, il ne manque à Lelde que trois gouttes de sang pour revenir à la vie : Tots se sacrifie pour elle et meurt, parvenu au bout de sa quête.
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Au-delà de l’aspect folklorique et merveilleux de l’histoire ou de cette réflexion sur la mort et le souvenir, Rainis, qui publie sa pièce en 1919, fait de Lelde une métaphore de la Lettonie occupée et que Tots vient sauver, incarnant le long cheminement vers l’indépendance que le dramaturge appelait de ses vœux. Cette portée politique, évidente lors de la création de la pièce et lorsqu’on connaît l’engagement et les convictions de Rainis, signifiante également en 1977 lorsque Kalniņš la met en musique, peut sembler aujourd’hui plus difficile à appréhender ; on pourrait même penser que l’œuvre perd nécessairement de son impact et de son intérêt. C’est précisément à cette difficulté que la metteuse en scène Laura Groza-Ķibere a dû faire face ; et au lieu de représenter un ennemi qui viendrait de l’extérieur, elle s’est concentrée sur le rapport du peuple letton à son propre patrimoine. Elle superpose ainsi l’épisode de la mort de Lelde et l’incendie du château de Riga, qui a eu lieu à l’été 2013 : le mariage se déroule devant un mur du château, que la fumée envahit progressivement ; puis, l’acte II se situe dans une salle vétuste, désaffectée, dont ne reste qu’un lustre intact, avant que le décor de l’acte III ne représente une autre pièce récemment incendiée, au plafond écroulé, aux murs noircis, et que des pompiers viennent inspecter. La metteuse en scène confronte le public à son rapport à son Histoire et à ses traditions, et semble s’interroger si l’avenir d’un pays peut se construire si son patrimoine disparaît ou tombe en ruines. Mais en même temps les enfers sont ici peuplés de personnages légendaires – le Lord, les démons et leur Roi à trois têtes – en tenues traditionnelles, certes débraillées et modernisées, mais qui laissent entendre qu’un lieu entièrement replié sur ses traditions nationales, hermétique à toute influence culturelle extérieure n’est pas souhaitable. Laura Groza-Ķibere trouve donc le moyen de remettre la question politique et identitaire au cœur de l’œuvre et signe une mise en scène extrêmement efficace, mêlant ces éléments de réflexion à une formidable scénographie et à une direction d’acteurs intelligente, notamment en ce qui concerne le chœur. Les choristes s’investissent dans leurs rôles avec énergie et conviction, et l’acte II constitue pour cela l’un des moments les plus réussis de la production. Le chant s’en ressent également : précis, engagé et homogène.
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Le Roi démon à trois têtes de Janis Apeinis et la Sorcière d’Ilona Bagele ont tous deux la voix idéale pour leur rôle, sombre, comme tout droit sortie des abysses, tandis que le Lord de Krišjānis Norvelis parvient à être aussi comique que repoussant.
Marlēna Keine incarne une Lelde superbe, rayonnante, poétique, alliant une voix limpide à une gestuelle raffinée. Cette mariée enfermée sous son voile et qui s’en extirpe progressivement en revenant à la vie est une très belle image de la part de la metteuse en scène, qui amène une forme d’onirisme au milieu des enfers – et même du monde des vivants – prosaïques et violents.
Mais la réussite du spectacle repose en grande partie sur les épaules de Raimonds Bramanis qui propose un formidable Tots, rôle pourtant extrêmement exigeant car sollicitant une voix vaillante et une présence quasi constante sur scène. Le ténor parvient à faire face aux défis de la partition avec une projection remarquable, sans dépasser ses moyens. Avec ses cheveux longs et son t‑shirt, le joueur de kokle semblant échappé d’un groupe de rock détonne au milieu de la foule des invités du mariage et des démons. Il apparaît comme un être à la fois commun et en marge, que rien ne destinait à vivre une telle aventure ; et pourtant Tots est le seul à tenter de sauver Lelde, et le seul à se sacrifier pour elle : il incarne dans le livret le pouvoir du peuple à prendre en main son destin, et la responsabilité de chacun face à l’avenir de son pays. Il fallait pour ce rôle un chanteur qui fasse preuve d’autant de sensibilité que de charisme, ce en quoi Raimonds Bramanis réussit parfaitement.
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A la tête de l’orchestre de l’Opéra National de Lettonie, Mārtiņš Ozoliņš dirige une partition passionnante, mêlant une écriture assez classique, limpide, parfois évanescente, et des éléments de musique traditionnelle lettone. Imants Kalniņš possède à la fois un sens aigu de la mélodie, qui se déploie sans heurts, et une manière remarquable d’utiliser les instruments de l’orchestre afin de jouer sur les atmosphères. Le compositeur sait écrire pour la voix et mettre en valeur le texte, et livre une œuvre pleine d’inventivité mais toujours agréable à écouter. L’orchestre manque peut-être parfois un peu de raffinement pour lui rendre totalement justice, mais la direction est claire, vivante et expressive : une belle occasion d’écouter une œuvre trop rare hors des scènes lettones.
Disponible jusqu’au 31 juillet 2020 :
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