
En faisant de Traviata la victime d'un système social, Silvia Paoli déplace le cadre traditionnel d'une héroïne qu'une lecture vaguement romantique confine et étouffe dans les crinolines et les vapeurs méphitiques d'une phtisie très fin de siècle. En refusant de s'en tenir à cette tradition de surface, elle éloigne Violetta de l'image facile d'une "pretty woman", courtisane au grand cœur et transfigurée par l'amour fusionnel qu'elle porte à Alfredo. Certes, l'angle de vue féministe crée autant de problèmes qu'il n'en résout, notamment en ce qui concerne cet inévitable manichéisme qui isole Violetta des autres protagonistes, à commencer par Alfredo dont le côté falot et pusillanime servira ici de repoussoir et de contrepoids thématique et visuel. L'égoïsme social sert ici de fil rouge pour tenir à bout de bras l'héroïne sur son piédestal, sans les arrières plans psychologiques d'un Tcherniakov ou d'un Marthaler mettant en lumière une "dévoyée" dont le salut demeure à jamais impossible et dont le destin n'a rien du sirop sucré et romantique qui lui sert si souvent de vernis écœurant.
La scénographie de Lisetta Buccellato est l'un des éléments importants de la réussite de ce spectacle. Ce décor use en effet du procédé classique de la mise en abyme pour montrer l'image d'un théâtre dans le théâtre, avec une scène disposée de biais et un parterre sur lequel se déroulent la plupart des épisodes. L'autre point d'intérêt de ce procédé consiste à exposer la référence à un XIXe siècle traversé par les aspirations contradictoires entre l'esprit de la révolution et l'aspiration à un confort bourgeois. Les costumes de Valeria Donata Bettella plongent le regard dans une Dame aux camélias qui dépasse la stricte référence littéraire à la Monarchie de Juillet et regarde ouvertement vers les crinolines Second Empire, les dandys du Jockey Club et les cocottes de la Belle Epoque. Il règne ici un parfum de légèreté atemporelle, avec ces parvenus en chapeaux claque régnant tels des souteneurs sur des demi mondaines d'âges et de mœurs variés. Le prélude montre l'imagine prémonitoire d'une Violetta esquissant des pas de danse très lents et très tendus devant des messieurs en cape et hauts de forme qui marchent sur son corps – image reprise à la toute fin avec cette mort chorégraphiée devant ces mêmes hommes éclairés à contrejour pour en souligner le mépris. On pourra juger moins subtil le recours au travestissement dans Noi siamo zingarelle, où des femmes en frac et fausses moustaches lorgnent des hommes en gitanes où bourgeois en tutus et ce drôle de combat de taureaux en corsets et ballerines. Le personnage d'Alfredo fait les frais d'une lecture où il peine à trouver sa place, entre adolescent maladroit et transi d'amour ou banal "fils de", héritier d'une charge sociale.

Globalement, la mise en scène s'attache à montrer une Violetta moins courtisane que femme-enfant, comme le signale cette discrète poupée qui l'accompagne autant comme accessoire rituel que métaphore d'un personnage dont le plus grand malheur est sans doute de refuser de voir sans sa réalité d'adulte les promesses qu'elle pouvait se faire plus jeune. Comme en témoigne la scène à la fois triste et naïve qui suit le départ de Germont avec cette tapisserie aux motifs de camélias blancs qui tombe subitement à terre, dévoilant un grand miroir dans lequel elle se regarde comme elle prendrait conscience de son destin, écrivant "Alfredo" avec son rouge à lèvres. Entre adolescente et femme blessée, Violetta signe par ce geste candide l'impossibilité d'accéder à son rêve d'amour. Peu étonnant par conséquent que la mise en scène préfère la montrer mourant au III comme si elle s'endormait sur son oreiller, posé à même le sol. Les quintes de toux seraient presque de trop tant cette tuberculose censée la ronger est absente de l'arc dramaturgique que dessine Silvia Paoli. La véritable mort de Violetta, c'est la solitude sociale du personnage qui, abandonné de tous, termine sa trajectoire en dialoguant avec les ombres de son passé ce qui donne une épaisseur inédite à l'Addio del passato. Astucieux également, quand action déborde sur l'avant-scène au II, avec ces toiles peintes tombant des cintres et délimitant l'espace intérieur de la maison à la campagne. Les personnages s'y retrouvent comme enfermés entre les murs d'un salon bourgeois façon Felix Vallotton et ces personnages dont la fixité est bien mise en valeur par les éclairages de Fiammetta Baldisseri et contraste avec le ballet mobile et bouffon des domestiques puis des huissiers.

Comme à Angers-Nantes Opéra en janvier, la distribution fait alterner deux Violetta (Darija Auguštan et Maria Novella Malfatti) et deux Alfredo (Francesco Castoro et Giulio Pelligra) pour permettre un calendrier de représentations plus resserré. La projection très volontaire de Darija Auguštan dans le Brindisi donne à Violetta une couleur et un caractère très contrasté. Les agilités du Sempre libera se font plus prudentes, alors qu'elle n'hésite pas à moduler très subtilement son phrasé dans Addio del passato. Francesco Castoro n'offre guère en retour qu'une émission très monolithique, avec un timbre contraint et étroit (O mio rimorso ! O infamia !) tandis que Dionysos Sourbis noie son Germont dans un vibrato entre componction et condescendance. Parmi les seconds rôles, on préfèrera au Gastone assez neutre de Carlos Natale et le Douphol court de ligne de Gagik Vardanyan, la Flora vive et piquante d'Aurore Ugolin, la noblesse du Grenvil de Jean-Vincent Blot et la justesse de Marie-Bénédicte Souquet en Annina. Laurent Campellone ne laisse pas la tension retomber, optant pour des tempi vigoureux et tenaces qui impriment à la scène une énergie remarquable qui fait fi des rares scories qui émaillent à la marge la ligne musicale. A la fureur des cabalettes succède la pâmoison des airs délicats où l'Orchestre national des Pays de la Loire prend soudain des accents plus suaves et cantabile. La proximité et l'acoustique du lieu favorisent cette palpitation du drame, plongeant le spectateur dans l'urgence du propos et des sentiments. Un spectacle à retrouver à Angers en mars, Tours en juin, puis Montpellier et Nice la saison prochaine.
