Richard Wagner (1813–1883)
Siegfried (1876)
Der Ring des Nibelungen
Ein Bühnenfestspiel für drei Tage und einen Vorabend
Deuxième journée.
Livret du compositeur
Création au Festival de Bayreuth le 16 août 1876

Exécution concertante

Siegfried : Thomas Blondelle
Mime : Thomas Ebenstein
Der Wanderer : Derek Welton
Alberich : Nicholas Mogg
Fafner : Hanno Müller-Brachmann
Erda : Gerhild Romberger
Brünnhilde : Åsa Jäger
Waldvogel : Soliste du Tölzer Knabenchor

Dresdner Festspielorchester
Concerto Köln

Kent Nagano, direction musicale

Lucerne, KKL, vendredi 12 septembre 2025, 17h

Année après année, le Ring « historiquement informé » dirigé par Kent Nagano à la tête du Concerto Köln et du Dresdner Festspielorchester prend forme et s’impose avec un succès qui ne se dément pas et a même tendance à se renforcer tant la surprise est grande d’entendre cette œuvre si connue dégageant une telle puissance et une telle vérité, avec une distribution composée de chanteurs peu connus mais étonnants. 

Siegfried, qui n’est pas le plus populaire des quatre opéras de l’Anneau du Nibelung, en témoigne une salle du KKL partiellement remplie, a triomphé à Lucerne en se révélant ce qu’il est, un opéra grandiose, une œuvre théâtralement extraordinaire, au caractère très spécifique, prodigieusement inventive, sous la baguette d’un Kent Nagano éblouissant.
Kent Nagano n’est pas très populaire auprès des mélomanes doctes, on le trouve froid, sans grand intérêt, et malgré ses succès – à Hambourg et aussi à Munich où il a créé le Ring de Kriegenburg et plus loin en arrière à Lyon où il a donné un vrai souffle novateur‑, il reste un chef que les revues dites spécialisées ne comptent pas parmi les têtes de gondole du Panthéon directorial.

Ce Siegfried exceptionnel, l’un des plus intenses entendus dans ma longue carrière wagnérienne, magnifiquement chanté et surtout interprété, est la preuve que nous tenons là un Wagner tout neuf, à la puissance incroyable, qui renouvelle complètement notre écoute. Il faut en analyser les présupposés, les ingrédients, et le résultat qui est une des grandes fêtes de l’opéra, diffusant plus de vibrations que tous les Valentin Schwarz et consorts.

Si le mouvement « HIP » (Historically Informed Performance) s’est focalisé sur la musique ancienne et le baroque dans les dernières décennies, on commence à s’intéresser au XIXe, à Rossini par exemple, qui s’appuie fortement sur les leçons du XVIIIe  et on ferait bien de regarder de plus près le Belcanto et Verdi, parce que les tendances actuelles, dues au laminoir du répertoire, et à la crise de l’éducation vocale qui fait chanter Verdi ou Donizetti comme Puccini ou Mascagni, non seulement s’éloignent des traditions, mais aussi des partitions… Il suffit de voir comment certains opéras de Verdi avec tempos erratiques, aigus non écrits etc… sont déformés, et comment les goûts sont pervertis par l’habitude, la fausse tradition, la facilité.
Alors une cure de retour au texte serait salutaire, qui nous éviterait d’entendre des braillards, mais de leur préférer des chanteurs…
Mais qui pensait que Wagner pouvait être l’objet lui aussi d’un regard au microscope « HIP », tant on a l’impression que Wagner est à lui seul un conservatoire et le wagnérisme un coffre aux traditions.
C’est Sir Simon Rattle qui a commencé à porter sur Wagner un regard historiciste en dirigeant Das Rheingold, avec l’Orchestra of the Age of Enlightment en 2004 (voir sur YouTube) et c’est Kent Nagano qui a continué avec ce Ring où il dirige deux orchestres spécialisés dans les interprétations HIP, le Dresdner Festspielorchester, composé de musiciens venant des formations baroques les plus prestigieuses d’Europe et le célèbre Concerto Köln. Mais n’oublions pas non plus le Ring commencé à Monte-Carlo la saison dernière par Gianluca Capuano et ses Musiciens du Prince-Monaco avec Rheingold qui se poursuit cette saison avec Die Walküre.

Nagano en est à Siegfried . il se trouve être déjà bien avancé puis que le cycle doit s’achever en 2026 à l’occasion des 150 ans du Festival de Bayreuth (et donc de la création du Ring), et il propose à quelques villes d’Europe (chaque année différentes) ce Ring en version concertante, pour lequel seules Dresde, Cologne et Lucerne ont jusqu’ici eu le privilège du prologue et des deux premières journées. Dresde à cause de l’empreinte wagnérienne forte d’une ville dont Wagner a été le directeur musical et où il a créé Rienzi, Der Fliegende Holländer et Tannhäuser, mais aussi à cause des Dresdner Musikfestspiele, coproducteurs de l’opération et Cologne à cause du Concerto Köln qui est l’un des deux orchestres participants. Quant à Lucerne, c’est évidemment  à cause de Tribschen, où Wagner entre autres a composé Siegfried Idyll

On le sait, l’opération musicale se double d’une opération de recherche scientifique scrupuleuse sous l’impulsion conjointe de Jan Vogler le célèbre violoncelliste et intendant actuel des Dresdner Musikfestspiele et Kent Nagano, et la coordination scientifique de Kai Hinrich Müller, de l’Institut für Historische Musikwissenschaft, Hochschule für Musik und Tanz, Köln, avec la Hochschule für Musik de Karlsruhe, le Forschung Institut für Musiktheater, Universität Bayreuth, et l’Abteilung für Sprechwissenschaft und Phonetik, Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg. De tous ces instituts de recherche, c’est le dernier, département de Phonétique et de Science du langage de l’Université de Halle-Wittenberg nous donne une des originalités de ces recherches, qui est la manière de travailler la langue, les rythmes, les longueurs des voyelles ou la prononciation des consonnes, parce que c’est un des éléments particulièrement étonnants de l’entreprise.
Le travail de Kai Hinrich Müller a consisté à livrer le résultat des recherches, avec les transferts possibles dans la pratique artistique.
La recherche wagnérienne est riche, les documents en nombre, et de tous ordres, et le tout a permis une reconstitution scrupuleuse, tant au niveau de l’instrumentarium qu’au niveau de la manière de dire et prononcer le texte.

 

La présence du texte

Il en résulte une entreprise qui rencontre là où elle passe non seulement l’assentiment mais l’enthousiasme du public, et Lucerne n’y a pas fait exception parce que si il y a absence de mise en scène et si apparemment il n’est pas prévu de production, il y a une présence presque transcendante du théâtre, justement par la présence inouïe du texte, la mise en scène est dans le texte dont la présence est telle qu’on a l’impression de le redécouvrir et surtout de redécouvrir sa musicalité extrême et sa théâtralité singulière. De plus les chanteurs s’amusent par quelques gestes et mimiques (que les mauvais coucheurs appellent cabotinage) minimales à en « augmenter » la réalité, une réalité augmentée bien plus convaincante que tous les efforts déployés par un Jay Scheid à Bayreuth…
Je voudrais d’ailleurs immédiatement couper court à la polémique habituelle des ennemis de la mise en scène, du Regietheater et aux porteurs de masques de sommeil pour ne pas voir d’horreurs scéniques comme on en vit à Bayreuth au temps de Castorf.
Il reste évident que le concept wagnérien de Gesamtkunstwerk exige une mise en scène, mais il est certain qu’une entreprise de ce type, donnant une telle importance à l’audition du texte, demanderait un metteur en scène soucieux de la démarche qui sous-tend le projet, notamment dans l’utilisation de l’espace, les bruits secondaires, mais aussi les mouvements des chanteurs, encore plus que dans une version normale. Et j’appelle de mes vœux une institution capable de monter le projet, qui serait enfin une vision neuve, et bien plus neuve parce que procédant d’une intelligence naturelle, qui vaut plus que toutes les intelligences artificielles du monde, même à Bayreuth.
Cette version « concertante » est ainsi singulière parce qu’elle est remplie de théâtre, théâtre sonore, théâtre vocal, théâtre des mots et ce minimum de théâtre gestuel qui donne une touche finale et souvent souriante d’ailleurs : la manière dont est géré l’Oiseau, le Waldvogel confié à un enfant en est un des indices.

 Thomas Ebenstein (Mime), Kent Nagano, Soliste du Tölzer Knabenchor (Waldvogel), Thomas Blondelle (Siegfried)

L’enfant est ainsi non seulement un phénomène vocal, mais est géré plus ou moins scéniquement comme les « Drei Kinder » de la flûte enchantée, faisant du même coup de Siegfried un cousin lointain de Tamino, nous ouvrant là un abime nouveau. Il aurait été « fixe » dans une version concertante faite de bouts de bois chantants, l’effet n’aurait pas suscité l’émotion indicible créée ici.
D’autres manières d’insérer un peu de théâtre dans cette version concertante est de créer une interaction entre l’orchestre et les chanteurs, comme lors de l’appel de Siegfried au cor après les murmures de la forêt, d’abord ses efforts pour imiter l’oiseau avec le hautbois qui se dresse et joue de manière désaccordée avec des gestes de désespoir de Siegfried, puis le cor pour le fameux solo qui se dresse dans les mêmes conditions à la grande satisfaction du héros, enfin dernier exemple d’effet « théâtral » et musical, les répliques de Fafner dans sa grotte amplifiées à vue par le chanteur Hanno Müller-Brachmann installé au fond de l’orchestre et portant un énorme cône de cuivre porte-voix ce qui était paraît-il l’usage aux temps de Wagner.
Tout cela n’est pas « mis en scène », mais crée des interactions entre orchestre et chanteurs, qui pour quelques-uns chantent tout ou partie du rôle sans partition, c’est le cas de Derek Welton qui est le Wotan du Ring de la Deutsche Oper Berlin, ou celui de Thomas Ebenstein (Mime) pour partie. Ainsi, entre chanteurs eux-mêmes, il y a plus de vivacité voire une réelle gourmandise.
Siegfried en effet, qui n’est pas le plus populaire des opéras de Wagner, nous l’avons déjà esquissé, est peut-être avec Rheingold le plus « conversatif », notamment presque tout le premier acte avec les échanges entre Mime et Siegfried, puis Mime et le Wanderer, bonne partie du deuxième entre le Wanderer et Alberich, Mime et Siegfried et Mime et Alberich, et le troisième, plus entre le Wanderer et Siegfried. Cela impose une manière de chanter différente, déjà dans les productions habituelles, et dans cette version, le travail effectué dans la prosodie, la manière de gérer les accents, de faire traîner certaines voyelles, d’introduire le Sprechgesang donnent à ces conversations un relief inhabituel et vraiment étonnant, sinon passionnant et surtout une intelligibilité qui jamais ne se dément, et on sait que Wagner accordait plus d’importance à l’intelligibilité qu’à la mélodie.

Kent Nagano, Thomas Ebenstein (Mime)

Cela s’entend dès les premières paroles du Mime de Thomas Ebenstein, qui n’a plus besoin d’avoir la voix typique et nasalisée du ténor de caractère, mais qui par le seul jeu de la prononciation du texte et des changements de rythme et de couleur des mots arrive à caractériser le personnage sans avoir à le grimacer systématiquement, même si son « jeu » est quelquefois volontairement outré.
La clarté du texte est évidemment renforcée par la volonté de bien séparer les mots, selon les indications même de Wagner et de son conseiller pour le chant Julius Hey mais aussi par les jeux de volume entre l’orchestre et les voix qui bénéficient de la réduction du diapason à 435 hertz, correspondant à ce qui se faisait en général à l’époque, sachant que depuis, les progrès de la facture instrumentale, l’augmentation du volume des salles, la recherche d’un son de plus en plus brillant a fait monter le diapason à 440 hertz et même plus, mettant en danger les voix devant forcer de plus en plus. Ainsi en 1988, une pétition de stars allant de Birgit Nilsson à Dietrich Fischer Dieskau avait demandé au gouvernement italien la baisse du diapason à 432, comme Verdi le préconisait en 1884. Choisir 435hz, c’est en fait se conformer au « diapason français » établi en 1859 qui rendait illégale toute augmentation.

La disposition du Festspielhaus de Bayreuth, avec l’orchestre « invisible » et pour partie sous la scène, change le rapport entre fosse et plateau, atténuant la fosse et valorisant le texte chanté sur le plateau, mais dans une salle de concert complètement ouverte, avec une acoustique aussi réverbérante que celle de Lucerne, la baisse du diapason et un nouvel équilibre voix-orchestre s’avère particulièrement importants. C’est aussi ce travail sur le volume et ces nouveaux équilibres qui rendent cette performance étonnante.
Enfin, dire le texte de manière aussi particulière et aussi claire en facilite la projection et la compréhension, et les chanteurs, même Siegfried la plupart du temps, n’ont pas besoin de forcer pour être entendus dans une salle comme le KKL qui n’est pas toujours favorable aux voix.

 

L’orchestre et la direction

Kent Nagano

Kent Nagano est un de ces chefs à la carrière régulière et discrète, qui ne remue pas les médias, mais qui ne cesse d’être présent sur la scène musicale. Je l’ai connu lorsqu’il était directeur musical de l’Opéra de Lyon, où il succéda à John Eliot Gardiner entre 1989 et 1998, et où, en accord avec Jean-Pierre Brossmann, il mena une politique ouverte, faisant connaître des œuvres inconnues à un public curieux que la gestion continue (Louis Erlo/Jean-Pierre Brossmann) et intelligente de cette maison a contribué à consolider, en faisant de Lyon un des publics les plus ouverts de France. Je l’ai ainsi entendu pour la première fois dans Les trois souhaits de Martinu en 1991. On lui doit des productions passionnantes et des premières mondiales dont La Mort de Klinghoffer de John Adams dans une mise en scène de Peter Sellars  et Les Trois sœurs de Peter Eötvös œuvre célébrée à Salzbourg cet été mais aussi des enregistrements singuliers comme la Salomé de Strauss en version française (créée au Châtelet par Strauss lui-même) issue de la production Carsen donnée à Lyon pendant la saison 1989–1990. Un coup d’œil sur ces années-là donne la mesure de l’intelligence de la programmation et de l’engagement de Nagano sur des projets novateurs.
Il est aussi bien un chef de symphonique que d’opéra puisqu’il a été GMD de la Bayerische Staatsoper de Munich, puis GMD à Hamburgische Staatsoper, où il a dirigé entre autres la mise en espace par Romeo Castellucci de la Passion selon Saint Matthieu de Bach ou la trilogie Strauss Elektra/Salomé/Ariadne auf Naxos, mise en scène par Dmitri Tcherniakov. Peu de chefs sont à l’origine ou ont accompagné de tels projets .
Ce qui caractérise Nagano, c’est sa modestie, sa discrétion, loin des râles des médias et la qualité constante de ses approches, toujours approfondies, même si on peut ne pas en partager les options (il a été souvent critiqué pour sa « froideur » etc…). C’est un travailleur, un artisan de l’orchestre, pour qui j’ai personnellement un respect immense, parce qu’il a contribué à me faire découvrir des espaces nouveaux de la musique.
Il n’est donc absolument pas étonnant qu’il se soit dédié à ce projet de Ring « Historiquement informé » qui d’année en année remporte des triomphes là où il passe, mais fait un « buzz » discret, de ces buzz souterrains qui se transmettent de bouche à oreille plus que par les trompettes de la renommée : version concertante sur instruments anciens née dans un Festival très respectable mais internationalement moins valorisé (Dresdner Musikfestspiele) tournant dans des lieux variés et diversifiés, distribution de chanteurs peu connus, bref, rien qui puisse a priori attirer le chaland amateur de musique en cinémascope ou de gosiers plaqués or poussés par les puissants agents .
Le résultat est simplement exceptionnel : on nous ouvre là un horizon totalement neuf qui n’est pas loin de bouleverser nitre regard sur Wagner.
Kent Nagano est un travailleur, un artisan comme je le précisais plus haut, qui a un répertoire que beaucoup cantonnent au XXe siècle, mais bien plus large en réalité ; le voir se plonger dans une performance « historiquement informée » peut être source d’étonnement, mais on sait aussi combien la musique contemporaine s’est intéressée aux sons baroques, et aux origines de la musique, ‑je me souviens des paroles de Boulez sur Gesualdo par exemple-.

Si l’interprétation wagnérienne a évolué, c’est à l’intérieur d’un cadre qui lui, est resté sensiblement identique depuis des décennies et Nagano lui-même avait livré en 2012 un très beau Ring à Munich (c’est lui qui a créé le Ring de Andreas Kriegenburg) dont nous avions d’ailleurs rendu compte dans notre Blog du Wanderer. Voilà ce que j’écrivais à propos de son Siegfried (23 janvier 2013)

  • J’ai déjà dit combien la direction de Kent Nagano, à la fois analytique, précise, presque hiératique, sans fioritures, dans la pureté et la clarté d’un style dorique musical, réussissait à construire aussi quelque chose de synthétique, de dynamique, d’incroyablement vivant. On pardonnera quelques cuivres approximatifs pour se concentrer sur une lecture d’ensemble qui ouvre l’œuvre vers le XXème siècle, qui accompagne la scène avec une attention et une justesse phénoménales, qui distille quand il faut une ironie mahlérienne, et quand il faut un lyrisme beethovénien. A la construction méticuleuse de la mise en scène correspond la même précision, la même analyse, le même soin du détail dans la fosse, et ce soir, Kent Nagano a remporté un indescriptible triomphe.

Et voici comment je concluais une deuxième vision en juillet 2013 :

  • Oui, Kent Nagano propose là une interprétation vraiment exceptionnelle, maîtrisée, à la fois dramatique et poétique, un véritable discours qui nous parle, mais qui semble tressé à l'infini avec la vision du metteur en scène.

 Derek Welton (Wanderer), Kent Nagano, Thomas Ebenstein (Mime)

On retrouve à Lucerne la dynamique, le soin du détail, l’énergie et surtout un sens du théâtre qui emporte tout : le théâtre est ici dans l’orchestre, avec ses mille couleurs, dans la manière dont les notes collent au texte, dont les volumes sont modulés, dont la gestion du tempo est maîtrisée avec une rare rigueur. Les introductions aux actes sont des moments de suspension, celle du premier acte avec ce son mat et sombre au départ et ce crescendo tenu et tendu jusqu’aux sons d’enclume, celle du deuxième acte est un jeu hypertendu des percussions et des cuivres à l’incroyable couleur à la fois mystérieuse et très vaguement distanciée, qui fait surgir des images d’ombres qui se cherchent ou qui se heurtent (on pense à l’ouverture du rideau chez Chéreau où Alberich et le Wanderer avancent dans le brouillard) : Nagano par le jeu des tempi, par le jeu des notes plus ou moins tenues, mais aussi par les « bruitages » (le vent qui annonce le Wanderer) y installe une ambiance presque cinématographique. Et ne parlons pas de l’incroyable introduction au 3ème acte, d’un dramatisme et d’une tension qui m’a rappelé ce qu’en faisait Boulez, le son joue entre le brillant et le mat, où on entend chaque note, chaque pupitre, avec un jeu de roulis des percussions que j’avoue n’avoir jamais entendu ainsi, non plus que les flûtes inquiétantes au son presque grinçant. Là encore il y a une mise en condition du spectateur, une installation du drame rarement entendue avec cette acuité, cet engagement, qui continue sans respiration pendant les appels du Wanderer à Erda, comme une sorte de marée sonore à la limite du supportable.

Le sens du théâtre, l’attention au texte, on les perçoit aussi à la manière dont l’orchestre accompagne Mime, à l’ironie qu’on perçoit dans certaines notes, mais aussi au miroitement et au lyrisme des murmures de la forêt . Le son n’est jamais rutilant, la clarté des attaques, la netteté dont se détache de chaque phrase, chaque ligne, donne aussi l’idée de quelque chose d’implacable et sombre, et en même temps une palette de couleurs qu’on n’a jamais entendue avec cette évidence. Ce sont des surprises qui s’enchainent et dans une œuvre qu’on a vue des dizaines de fois et qu’on croit connaître, on a l’impression de découvrir l’écriture wagnérienne, d’en découvrir l’évidence et la profondeur, sans que jamais l’orchestre ne couvre les voix là où le dispositif d’ensemble pourrait y conduire, dans une salle ouverte, avec les voix aux premier plan et un orchestre incroyablement fourni, par exemple avec ses six harpes, en syntonie incroyable au moment du réveil de Brünnhilde, qui distille une émotion presque originelle – les cordes jouant jusqu’à l’inaudible sont sublimes, laissant entrevoir à elles seules le feu qui s’est peu à peu éteint faisant entrevoir un paysage neuf et apaisé, où la voix de Siegfried émerge d’un orchestre presque en sourdine (les cuivres jouant le thème des Walkyries) qui donne l’idée d’un autre monde qui s’ouvre. J’ai eu l’impression de retrouver mes premiers émois wagnériens à ce réveil totalement bouleversant, avec un subtil jeu sur les rythmes, sur les respirations, qui aboutissent à l’impression d’une première fois, d’une défloration, d’une musique dont on nous avait caché l’incroyable richesse.

 Dresdner Festspielorchester et Concerto Köln

Et je me limite aux moments « clefs » de l’œuvre, mais c’est en continu qu’on note çà et là un son inconnu, une couleur qu’on n’avait jamais pensée ainsi, un silence bienvenu qui fait sens, comme une hésitation dans une attaque qu’on perçoit comme voulue, et même si le « Siegfried Ruf » n’a pas la précision virtuose à cause de l’instrument utilisé, la facture instrumentale, avec évidemment les tubas wagnériens, les cordes en boyau, font de cette audition comme un univers nouveau qu’on inaugure. On attend avec quelle impatience que l’intégrale du Ring soit donnée en un cycle : il ne faudra manquer cela sous aucun prétexte. Mais ce qui frappe aussi c’est que Kent Nagano veille à tout, suit avec attention les chanteurs, tisse sans cesse le discours orchestre-voix, avec des jeux de regards, des mouvements d’encouragement envers les chanteurs. À l’orchestre, ce Siegfried est un miracle.

 Åsa Jäger, Thomas Blondelle, Kent Nagano ,

 

Les voix

Nous avons insisté sur la manière assez étonnante dont le texte a été travaillé, dont il émerge, avec quelle clarté on l’entend et surtout on entend les moindres inflexions, et c’est comme une insondable poésie qui en émerge : on comprend au-delà de tous les discours les recherches wagnériennes sur la musicalité des mots, qui explosent ici comme une évidence. Mais pour défendre le texte il faut des chanteurs engagés et convaincus, qui aient à cœur de transmettre la valeur musicale, mais aussi la signification de chaque parole prononcée, quitte à appuyer, à exagérer, à renforcer par un geste ou un mouvement à peine surjoué pour donner au « dire » une valence démultipliée .
La distribution est composée de chanteurs qu’on a vus çà et là, mais aucun n’a le statut de star, ni de chanteur « wagnérien » reconnu, et c’est pourtant l’une des plus convaincantes qu’on ait peu entendre ces dernières années.
Conformément au souhait émis par Wagner, l’oiseau est confié à une voix d’enfant soprano et c’est déjà un autre espace que cette voix magnifiquement posée du jeune soliste du Tölzer Knabenchor, d’une puissance étonnante et en même temps qu’on sent « naturelle », non encore étoffée, avec de menues failles ou hésitations qui ne sont pas des défauts mais donnent au contraire une vérité nouvelle au personnage. Cette voix d’enfant qui dialogue avec ce grand enfant qu’est Siegfried fait immédiatement percevoir l’émerveillement du conte de fées, – on est loin de l’Oiseau si érotisé et monumental de Castorf, mais on est là dans une autre vérité des deux personnages : la voix d’enfant est la première voix « humaine » que Siegfried entend après celle de Mime qu’il hait puis celle de Fafner qu’il a tué. C’

 Gerhild Romberger (Erda), Kent Nagano, Derek Welton (Wanderer)

est tout un univers de nature, d’état de nature qui lui correspond et non pas une voix « cultivée » (comme la voix habituelle de soprano) que la voix d’enfant transmet, dont on comprend le sens après les murmures de la forêt. Paradoxalement c’est la présence de la voix d’enfant qui éclaire quelque chose de neuf du personnage de Siegfried, et le jeune soliste distille une émotion profonde, unique.
Erda est Gerhild Romberger, une voix bien connue, plus habituée au Lied qu’à l’opéra, et donc par principe soucieuse des mots et du texte, ce qui est déterminant dans l’entreprise de ce cycle. Malheureusement, la voix s’est un peu érodée à l’aigu, qui a tendance à être crié, tandis que le grave reste encore riche, charnu et abyssal. Néanmoins, il manque une homogénéité de ligne qui dans le monologue finit par déranger un peu et les passages sont mal négociés. C’est dommage, parce qu’à certains moments cette Erda est vraiment impressionnante.

Nicholas Mogg (Alberich), Kent Nagano, Derek Welton (Wanderer)

Alberich est le baryton britannique Nicholas Mogg, et c’est un timbre assez clair et inattendu dans Alberich où on attend un baryton-basse plus corsé, qui soit proche de Wotan.  La voix est jeune, la diction impeccable, l’expression soignée et finalement c’est intéressant parce que le jeu de double est plus sensible avec Mime (son frère) qu’avec le Wanderer (son rival et ‑presque- alter ego). Ainsi, avec un équilibre vocal autre avec ses partenaires et une couleur différente, cet Alberich est une autre « possibilité » qui renforce l’intérêt du deuxième acte.

Hanno Müller-Brachmann (Fafner) en fond d'orchestre

Hanno Müller-Brachmann, lui aussi bien chanteur de Lied, est Fafner, d’abord au fond de l’orchestre avec son porte-voix de cuivre et puis pour son monologue face à Siegfried il revient sur le proscenium : dragon au fond de l’orchestre, il laisse aussi penser que cette marée de musiciens a quelque chose de monstrueux ou d’animal, et c’est aussi intéressant théâtralement. Son monologue a une vraie puissance, mais là encore la voix est plus claire que les Fafner habituels (dans cette distribution les voix sont incontestablement plus claires et Hanno Müller-Brachmann est baryton-basse) le texte est articulé à la perfection, et il le chante avec ce qu’il faut d’humanité pour qu’il nous touche. C’est un très beau moment.
Thomas Ebenstein a repris le rôle de Mime, confié à un autre chanteur au début du printemps. Il avait séduit dans un autre rôle de caractère, le capitaine (Der Hauptmann) de Wozzeck à Lyon avec déjà une impeccable diction ; il a appris une partie du rôle et il est impressionnant dans ses répliques initiales, rendant la moindre inflexion du texte par le jeu des longues et des brèves, par une manière particulière de dire les consonnes, travaillant le Sprechgesang, isolant les mots sans pourtant casser la fluidité. C’est un Mime vraiment intéressant, avec une voix douée d’un beau timbre et particulièrement soucieux de l’intelligibilité, à la fois subtil à certains moments, caricatural à d’autres, qui entre dans la logique voulue par les exigences de cette version et il s’impose comme un véritable personnage, non dépourvu d’humour (sa mort notamment, surjouée, qui fait rire une partie du public). Ebenstein est un Mime new-look, au profil longiligne, qui tranche avec l’habitude de petits gabarits, et il est pleinement convaincant.

Derek Welton (Der Wanderer)

Derek Welton, c’est le plus connu de la distribution, et le seul qui ait chanté à Bayreuth (Klingsor et Amfortas), c’est le Wotan de la production Stephan Herheim de la Deutsche Oper à Berlin), ainsi il chante sans partition, ce qui lui donne une agilité de mouvement, une empreinte théâtrale et une aisance évidentes. Paradoxalement, il n’est pas le plus expressif dans la manière de donner le texte, même si la voix est bien projetée et assez puissante. On connaît ses qualités vocales mais on connaît aussi ses limites dans l’expressivité. Il reste qu’il est plus convaincant ici, voire plus engagé que sur la scène de la Deutsche Oper et son Wanderer est globalement convaincant.

Åsa Jäger , Kent Nagano , Thomas Blondelle, 

Siegfried inattendu en la personne de Thomas Blondelle, excellent tambour-major à Aix dans le Wozzeck de Simon Mc Burney, ou remarquable Sándor Barinkay dans Der Zigunerbaron signé Kratzer à la Komische Oper de Berlin. Il chante par ailleurs Loge et l’on sait que Loge est un de ces rôles que de forts ténors ou des ténors de caractère peuvent chanter, une sorte de voix hybride « adaptable » à plusieurs types de personnalités (quel rapport entre un Heinz Zednik ou un Sean Panikkar et un John Daszak ?). Son Siegfried n’est d’abord jamais couvert par l’orchestre et la voix un peu à la limite dans le chant de la forge, reste toujours claire, audible et particulièrement expressive. C’est un Siegfried moins héroïque que poétique, au chant intelligent et pensé, et ce qui ne gâte rien, sa voix se conjugue parfaitement avec celle de Mime aussi bien au premier qu’au deuxième acte.  Il prend soin comme toujours du texte, qu’il dit à la perfection, avec beaucoup de soin pour la couleur, et il sait composer un Siegfried inhabituel, subtil, lyrique dans le duo avec Brünnhilde, il est étonnant de vérité avec des changements de couleur, ménageant des moments épiques et d’autres très lyriques et il chante jusqu’au bout sans jamais s’égosiller, la voix s’impose et c’est un Siegfried qui prend place dans la galerie des Siegfried possibles (au diapason 435hz, il faut le rappeler). Grande performance qui confirme en Thomas Blondelle un des ténors «  à tête » dignes d’attention…
Brünnhilde est une jeune soprano suédoise Åsa Jäger, qui immédiatement saisit comme une authentique voix pour Wagner : une assise large, un aigu puissant, et rien de métallique dans le timbre comme d’autres chanteuses scandinaves. Ce qui frappe surtout c’est une voix très homogène du grave à l’aigu, au registre central impressionnant, qui négocie des aigus stupéfiants de puissance et de sûreté. Le timbre est rond, chaleureux, et on est vite emporté par ce chant particulièrement maîtrisé même si en pinaillant on pourrait trouver la diction manquant encore un tantinet de maîtrise et le dernier aigu (fatal à tant de Brünnhilde) dardé plus que donné et un peu court. Il reste que cette prestation impressionnante la projette dans les grandes Brünnhilde à considérer, il ne faut la manquer sous aucun prétexte si vous la voyez dans une distribution.

Un simple constat en conclusion : un des plus beaux Siegfried de ma longue vie de mélomane et de wagnérien…

Saluts 

 

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici