Giuseppe Verdi (1813–1901)
Otello (1887)
Dramma lirico in quattro atti
Livret de Arrigo Boito d'après Othello, the Moor(e) of Venice (Othello ou le Maure de Venise) de William Shakespeare (1603–1604)
Création au Teatro alla Scala, Milan, le 5 février 188

Direction musicale : Speranza Scappucci
Mise en scène et décors : Ted Huffman
Costumes : Astrid Klein
Lumières : Bertrand Couderc

Avec :

Otello : Mikheil Sheshaberidze
Desdemona : Adriana Gonzalez
Jago : Daniel Miroslaw
Cassio : Joel Prieto
Roderigo : Massimo Frigato
Lodovico : Jasurbek Khaydarov
Montano : Thomas Chenhall
Emilia : Brigitta Listra

Chœur de l’Opéra national du Rhin
Chœur de l’Opéra national de Lorraine
Direction : Hendrik Haas

Orchestre Philharmonique de Strasbourg

Coproduction Opéra national de Nancy-Lorraine et les Théâtres de la Ville de Luxembourg.

Strasbourg, Opéra national du Rhin, mercredi 29 octobre 2025 à 20h

Le hasard de l'actualité fait de l'annonce de la nomination de Ted Huffman à la tête du Festival d’Aix-en-Provence le préambule médiatique à la première de son Otello à l'Opéra National du Rhin. Une double première pour le metteur en scène anglais puisqu'il fait également avec cette œuvre ses premiers pas dans l'univers de Verdi. S'il faut admirer la puissance expressive de la Desdemona de Adriana González et la direction de Speranza Scappucci, la production est limitée par un cast masculin sans éclat et une mise en scène qui, à trop jouer l'épure, finit par diluer le drame et l'émotion.

La foule à l'Acte I

En ouvrant sa dernière saison à la tête de l'Opéra du Rhin par Otello de Verdi, son directeur Alain Perroux a fait le choix d'une œuvre tardive (1887) qui se distingue comme une sorte de couronnement triomphal et miraculeux de la carrière du compositeur. Créé 16 ans après Aïda, après une longue période de semi-retraite que beaucoup croyaient être la fin de sa carrière, cet opéra est la preuve que le génie de Verdi n'attendait qu'une occasion pour renaître. Cette occasion fut le résultat d'une "conspiration" amicale entre le librettiste Arrigo Boito et l'éditeur Giulio Ricordi qui réussirent, à force de patience, à convaincre un Verdi réticent et septuagénaire de se remettre à sa table de travail. La création au Teatro alla Scala de Milan le 5 février 1887 fut un événement mondain et artistique colossal, acclamé comme un chef‑d'œuvre absolu dès sa première représentation. Le secret de cette réussite est sans aucun doute un livret d'une facture et d'une efficacité dramaturgique exceptionnelle, condensant avec génie la tragédie de Shakespeare en proposant d'en supprimer le premier acte pour plonger d'emblée le spectateur dans l'action et la tension.

Une œuvre que la cheffe Speranza Scappucci décrit fort justement comme une machine lancée et qui ne s'arrête pas ; à l'image de ce début in media res avec cette muraille de cuivres qui se dresse comme les flots déchaînés qui menacent le navire d'Otello – à moins que ce ne soit plutôt l'image inconsciente et prémonitoire du poison de la jalousie criminelle qui, telle une tempête sous son crâne, finira par emporter sa raison. Refusant conjointement la piste interprétative et la piste illustrative, la mise en scène de Ted Huffman rejoue la carte de l'épure et de l'espace vide – hommage avoué à un théâtre élisabéthain dont il souligne les vertus de simplicité fonctionnelle des éléments scénographiques. Il nous revient immédiatement en mémoire la vacuité volontiers ostensible de son Couronnement de Poppée de Monteverdi au Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, moins les changements à vue qui donnaient à l'entreprise des faux-airs de théâtre expérimental.

Adriana González (Desdemona), Mikheil Sheshaberidze (Otello), Daniel Mirosław (Iago)

On se contentera ici d'un espace clos par de hautes cloisons sans décoration, avec des ouvertures en fond de plateau, à jardin et à cour, donnant sur une scène dont le sol luit d'un éclat propret qui donne une couleur expressive assez anecdotique à l'action – à commencer par les très convenus mouvements de la foule qui surgit au tout début de l'action. Vêtu de costumes pastel entre streetwear et casual urbain, le bon peuple de Chypre accueille son héros aux allures d'officier tout droit sorti d'une énième production de Robert Carsen, accompagné d'un aréopage dont les uniformes esquissent une variation couleur lie de vin. Seules les lumières de Bertrand Couderc viendront moduler cette impression de modernité passe-partout, ponctuée d'éléments décoratifs ultra minimaux. On passe du port de Famagouste aux jardins puis à la chambre conjugale sans autre élément identificateur que des bouquets de fleurs ornant cette dernière ou quelques chaises dont la fonction pratique se satisfait d'une impression visuelle assez fruste. L'idée principale viendra au troisième acte avec cette grande salle changée en salle de banquet, à la fois le lieu de l'humiliation publique de Desdemona et celui de son meurtre par Otello. En plaçant ces instants dramatiques dans le lieu même où se pressait la foule dans l'acte précédent, Huffman donne à la scène un cadre sordide que vient prolonger le coup de revolver avec lequel Otello abat son épouse avant de retourner l'arme contre lui.

À la lecture du (toujours excellent) programme de salle, on découvrira que le remplacement par Mikheil Sheshaberidze du ténor afro-américain Issachah Savage a privé Ted Huffman de la possibilité d'exacerber les tensions raciales entre le personnage d'Otello et de Jago. On ne peut que frémir rétrospectivement au sentiment d'avoir échappé à un poncif qui n'aurait pas manqué de jouer sur l'équilibre dramaturgique de l'ensemble. Si la différence raciale d'Otello est une donnée visible – et "évidente" – du drame (on pourrait également parler d'Aïda ou Butterfly), la véritable ligne de fracture n'est pas sociale mais réellement métaphysique, le poison de Jago puisant sa source dans une noirceur bien plus profonde que le simple préjugé raciste. Pour preuve son "Credo", modèle éclatant du blasphème existentiel dont la portée universelle terrifie par sa puissance absolue. Le ténor géorgien campe un personnage qu'on peine à situer sur le plan expressif, entre délire et déréliction. Vocalement, les moyens sont puissants mais souvent employés à la démonstration d'une vaste gamme technique qui en limite mécaniquement toute la force émotionnelle et surtout les nuances. Difficile donc de situer le point de basculement entre le trouble de l'esprit et l'état d'abandon total, de solitude profonde et de désespoir, comme en témoigne la "voce soffocata" (étouffée) du Dio ! Mi potevi scagliar – indication étonnante figurant parmi la vaste palette de nuances avec lesquelles Verdi sculpte la psyché des protagonistes de son opéra. Face à Otello, Daniel Mirosław campe un Jago aux intentions claires et à la présence incisive, mais dont la réalisation vocale trahit vite les limites : la projection, parfois instable (Credo), et les attaques trop dures émoussent la subtilité du personnage. Malgré des efforts de nuances et un timbre naturellement expressif, le chant s’engorge (Era la notte), la ligne perd en souplesse et l’ensemble finit par sonner uniforme, jusqu’à affadir le fameux duo de la vengeance.

Adriana González (Desdemona), Mikheil Sheshaberidze (Otello)

Il convient de souligner l'exploit que réalise Adriana Gonzalez pour sa prise de rôle en Desdemona. Peu sollicitée par une mise en scène qui, en jouant la carte du minimalisme, finit par solliciter excessivement les interprètes, la soprano puise dans une expressivité et une rigueur remarquables pour rendre ces "morendo", "smorzando" quand la ligne de la Prière décroît jusqu'au silence ou quand il s'agit de moduler les contours de la Chanson du Saule pour en exprimer toute la résignation et une forme de pureté absolue. Saluons également la belle tenue de l'Emilia de Brigitta Listra, dont les interventions retiendront davantage l'intérêt que le pâle Cassio de Joel Prieto ou le sobre Lodovico de Jasurbek Khaydarov. On se tournera enfin vers la direction de Speranza Scappucci pour trouver matière à réjouissance. L'ancienne cheffe de chant de Riccardo Muti a retenu la leçon de son mentor, préférant la ligne aux effets pour pouvoir tenir la distance et tirer le meilleur d'un Orchestre philharmonique de Strasbourg assez limité en caractère et en couleurs. Usant d'une prudence quasi métronomique dans le premier acte, Speranza Scappucci libère progressivement son geste pour donner au discours une ampleur et une tenue capables d'épouser le ressac des sentiments de manière ininterrompue. Attentive à rendre au plus près la fusion dramatique et musicale, elle parvient à souligner l'aspect dramatique, surmontant la difficulté d'un ouvrage où les frontières entre récitatif, arie et ensemble s'estompent. L'orchestre est un personnage à part entière, impulsant aux Chœurs de l'Opéra National du Rhin (auxquels se joignent les Chœurs de l'Opéra national de Nancy-Lorraine) une carrure et une énergie de premier plan pour peindre ce maelström organique où se confondent les motifs récurrents de l'angoisse et de la jalousie.

Adriana González (Desdemona)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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