
Les Incrédules est un opéra aux frontières du mystère, aux frontières même d'une définition qui tenterait de discerner la part de théâtre musical, de théâtre parlé ou bien d'opéra et de théâtre tout court. A la tête de cette entreprise insolite : Samuel Achache, artiste inclassable, et déroutant, connu pour des collaborations aussi insolites que Le Crocodile trompeur / Didon et Enée (2013) mis en scène avec Jeanne Candel ou bien des explorations musicales comme le Concerto contre piano et orchestre (2024). Monté à l'Opéra National de Lorraine, ce spectacle voit le jour dans le cadre du NOX (Nancy Opera Xperience), un laboratoire lyrique conçu comme un véritable écosystème de création lyrique. Depuis son lancement en 2020–2021, cette initiative originale bouleverse les codes traditionnels de production opératique avec des résidences longues et un ancrage territorial qui fonde ce processus collaboratif sur un dialogue constant, permettant d'élaborer des spectacles qui résonnent intimement avec leur environnement de création. Après Êtes-vous amoureux ? (2021) et Rendez-vous près du feu (2022), Les Incrédules forme le troisième volet de cette aventure.
Le livret et la dramaturgie sont co-signés par Samuel Achache et Sarah Le Picard, en collaboration avec Margot Alexandre, Thibault Perriard et Julien Vella. Tous ensemble, ils ont mené de Nancy à Naples une enquête sur une thématique commune, celle des "miracles" qui qualifient des événements inexplicables (ou analysés comme tels par des témoins). Le doute devient une force, une force vitale qui s'apparente à ces romans policiers qu'on dévore malgré leurs failles, juste pour connaître la fin. Samuel Achache adopte là une démarche proche qu'on pourrait apparenter à celle d'Emmanuel Hocquard ou Charles Reznikoff s'attachant à dépouiller le réel de ses apparences et dénicher sous les entrelacs et les nœuds une vérité tangible, à l'image de ce tapis troué, symbole d'un monde à jamais incomplet, qui traverse le spectacle du début à la fin.
Entre récit intime et grandeur orchestrale, cette création interroge notre besoin de croire – ou de douter. Et si l'inexplicable était la seule vérité qui vaille ? Imaginez : votre mère vient de mourir, le téléphone vous l'annonce. Pourtant, la voilà qui franchit votre porte, plus jeune que jamais. Cet instant où le réel bascule ouvre le flux d'une écriture proliférante où s'entend et se devine une forme stratifiée d'une intervention à plusieurs mains. Ce 'miracle" initial est le prétexte au déroulement d'un long et lent récit qui déplie l'histoire d'une relation conflictuelle mère-fille, où le deuil doit se faire étrangement de son vivant par le biais de cette "apparition" dont on ignore en permanence si elle tient de l'hallucination ou de la réalité. Pas d'histoire fixe donc, mais une multiplicité de récits et d'incises qui opèrent comme des portes que l'on ouvre et qui ouvrent elles-mêmes sur d'autres portes… Une écriture à la vitesse de la pensée, et donc fatalement complexe et confuse.

Le fil narratif plonge continûment dans l'absurde décalé le plus total au sublime et au spirituel accompli, faisant de l'invraisemblance des situations une forme de motif dramaturgique assumé avec une ironie et un humour confondants. Ainsi, ce dédoublement des filles (Jeanne Mendoche, double chantant et Sarah le Picard, double parlé), répondant au dédoublement des mères (Majdouline Zerari, double chantant et Margot Alexandre, double parlé). Ou bien ces situations burlesques où un livreur vient cogner à la porte pour livrer un tapis et provoquer par là-même une crise de panique et un échange furtif façon Ionesco et Woody Allen :
- Le livreur
Ça me rappelle cette citation de Platon : "Il y a dans l'âme humaine un gouvernail, et il est en nous ce que le marin est au navire."
– La Fille
Pardon, mais je ne vois pas le rapport.
– Le Livreur
C'est normal, je crois que je me suis trompé de citation. C'est celle-là la bonne : "Il y a trois sortes d'hommes : les vivants, les morts, et ceux qui sont en mer."
– La Fille
Vous pouvez développer ?
– Le Livreur
L'idée sous-jacente, c'est que les marins, en raison de la dangerosité de la mer, sont constamment exposés à un sort incertain, entre la vie et la mort. Ils sont dans un état qui les place quelque part entre la sécurité de la terre ferme et le destin tragique de ceux qui ont péri. Ça reflète bien la vision de Platon sur la fragilité de l'existence humaine, et aussi sur l'idée que l'homme peut être « entre la vie et la mort » lorsque confronté à des forces incontrôlables, comme la mer.
– La Fille
Et ?
– Le Livreur
Je vais vous laisser maintenant.
Dans ce déraillement, tout devient possible et le tapis qu'on foule aux pieds révèle une porte ouverte vers d'autres dimensions, comme la blue box dans Mulholland Drive de David Lynch, un concentré où le tissage qui se délite révèle une forme d'infini cosmique. Sur ce modèle, la scène du laborantin autopsiant la mère (vivante) et analysant un fragment calcifié du cœur qui rappelle furieusement l'anecdote du bijou macabre que portait Mary Shelley autour de son cou en souvenir de son mari décédé… Rebaptisé "rocher" – du nom de l'élément minuscule qui permet à l'oreille de percevoir des sons, ce petit os est le prétexte à ce que la poésie se mêle à la médecine légale, inventant une scène où la fille et le scientifique sont joue contre joue et bientôt lèvres contre lèvres, séparés par cet artefact mystérieux à l'intérieur duquel sont dissimulés tous les sons que la mère a entendus dans sa vie.

La dernière partie convoque une forme de miracle religieux qui se base sur le dialogue d'un prêtre et d'un évêque venu constater et confirmer que les taches d'humidité qui se forment sur le mur de l'église forment le visage du Christ. Mélange référentiel de Fellini à Buñuel, cette scène développe le motif d'une vision mystique comme témoignage de sainteté ou d'hallucination collective. Le décor de Lisa Navarro présente à la surface délavée d'un mur sali, la trace tout juste visible d'un signe qui s'efface, aussi fragile qu'une révélation et rappelant le pigment qui se décolle dans Roma de Fellini, ou Stalker de Tarkovski.
La partition imaginée par Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang, nourrit tout du long cette structure mouvante, organique et quasi surréaliste, épousant les contours et les délires du livret sans jamais ralentir le flux fantasmagorique. Dialoguant avec les 52 instruments placés en fosse, on note la présence sur scène de ce curieux "Miraclophone", inventé et manipulé par Thibault Perriard, qui joue avec cette dizaine de balanciers dont l'oscillation aléatoire fait résonner une corde tendue à la verticale sur le modèle des harpes éoliennes de l'époque romantique. Assemblage très dense et surréaliste, ce monde parallèle semble se dédoubler à l'intérieur d'une sphère où l'on explore la frontière hybride entre théâtre et musique. La voix parlée et les instruments se conjuguent pour faire de la musique un axe structurant très fort. En témoigne, cette attention microscopique au phrasé et à la récitation, souvent doublé par une comédienne et une chanteuse, et reproduite à l'orchestre avec des instruments imitant la prononciation des phrases. Sous ses dehors improbables, Les Incrédules est un spectacle qui pose en creux la question de la vérité et du vraisemblable, une question à laquelle Samuel Achache apporte des clés, tout en gardant pour lui la question de la résolution.
