Giacomo Puccini (1858–1924)
La Bohème (1896)
Scene liriche in quattro quadri
Livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après Scènes de la vie de Bohème d’Henri Murger (1851)
Créé le 1er février 1896 au Teatro Regio, Turin

Direction musicale : Vincenzo Milletarì
Mise en scène, Scénographie, Costumes, Lumières, Masques : José Cura

Dramaturgie : Katarina Aronsson

Hanna Husáhr, Mimi
Bror Magnus Tødenes, Rodolfo-August Strindberg
Vivianne Holmberg, Musetta-Tulla
Jeremy Carpenter, Marcello-Munch
Ola Eliasson, Schaunard-Grieg
John Erik Eleby, Colline-Kierkegaard
Niklas Björling Rygger, Benoît
Peter Haeggström, Alcindoro
Daniel Ohlmann, Parpignol-Bouc de Noël

Kungliga Operans Kör
Choeur d'enfants des classes de l'école Adolf Fredrik
Chef des chœurs : Inès Kaun

Kungliga Hovkapellet
(Orchestre et Chœur de l'Opéra Royal de Stockholm)

 

Stockholm, Kungliga Operan, Vendredi 28 février 2025, 19h.

Depuis maintenant dix ans, la production de La Bohème du ténor, chef et metteur en scène José Cura remplit la salle et les tiroirs caisses pour un succès jamais démenti. Cette production mise sur une transposition de la bohème parisienne en Scandinavie où l’écrivain Rodolfo serait Strindberg, le peintre Marcello, Munch, le compositeur Schaunard, Grieg et le philosophe Colline, Kierkegaard. Quant à Musetta, elle se transforme en la muse de Munch, Tulla Larsen. Il s’agit d’une bohème évidemment rêvée, fantasmée où les rapports entre vie et art se confondent, où les tableaux de Munch apparaissent comme toile de fond et d’où les personnages s’échappent. À cette mise en scène très lisible et amusante pour l’amateur d’art scandinave sous toutes ses formes, s’ajoute un plateau avec les meilleurs éléments de la troupe et deux solistes stars d’ici, Hanna Husáhr en Mimi et Bror Magnus Tødenes en Rodolfo-Strindberg, soutenus par le toujours excellent Vincenzo Milletarì en fosse.

Note : Gamla Stan est le nom de la vieille ville de Stockholm

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José Cura aime jouer des références. Le rideau se lève sur un décor de mansarde parisienne un peu décatie (tuyau de poêle qui sort du toit de bois, fenêtre vermoulue) qu’on croit tirée du film d’Ernst Lubitsch, Sérénade à trois (Design for Living, 1933), lui-même fortement inspiré par l’opéra de Puccini mais où l’écrivain et le peintre cherchent et se partagent les faveurs d’une seule et même muse(tta)… Gilda ! Opéra, opéra…

Quelques notes de piano retentissent sur scène, avant la partition de Puccini, jouées par le musicien Schaunard-Grieg en pleine composition dans la mansarde : on reconnait Peer Gynt ! Une dame en rouge balance sa perruque de la même couleur et quitte la scène précipitamment alors que le peintre esquissait son célèbre Vampire que l’on voit sur le chevalet. On ne voit que son ombre comme si le personnage quittait le tableau, comme un rêve, une vision fugace ou hantée de l’artiste. Les personnages meurent de froid et Rodolfo-Strindberg sacrifie sa pièce La Mer Rouge dans la cheminée. Ils agrémentent leurs plaisanteries en revêtant la perruque, symbole de la dite mer rouge. Le philosophe Colline apparait en costume début XVIIIe, il est Søren Kierkegaard, LE philosophe scandinave un peu déphasé par rapport à l’époque mais que Cura justifie (dans le programme de salle) en le faisant passer pour un illuminé, fan de Kierkegaard et s’habillant comme son idole.

Jeremy Carpenter (Munch), John Erik Eleby (Kirekegaard), Bror Magnus Tødenes (Strindberg), Ola Eliasson (Grieg) : les copains d'abord.

Benoit, le propriétaire, vient réclamer son loyer que les locataires vont s’empresser de ne pas payer et Cura règle la scène avec force bouffonneries, comme il se doit, suivant le double axe, comédie joyeuse et drame-tire larme, de Puccini et de son librettiste. Dans le même mouvement de balancier, Cura termine le Tableau 1 par la scène de la rencontre amoureuse, rêve éveillé et moment poétique par excellence en illuminant l’arrière scène d’un tableau de Munch, Les Solitaires. Deux êtres de dos regardant l’immensité de la mer, l’homme en costume sombre et semblant aller vers une jeune femme blonde tout en blanc.

C’est Mimi qui vient frapper à la porte d’August pour demander un peu de feu et l’apparition réelle, de la femme idéale, efface le personnage fantasmé du tableau. Toujours sur un mode léger et joueur, Cura noue la rencontre amoureuse à l’aide de grands sentiments et de petits gestes symboliques (bougies soufflées par l’un puis l’autre, clé de Mini apparaissant mystérieusement dans la poche d’August). Lorsque Mimi chante « Il primo sole è mio, il primo bacio dell’aprile è per mio », la toile de fond change et Le Soleil de Munch illumine alors la scène.

Here comes the sun…

Mais les comparses attendent, non pour aller chez Momus mais… à Berns, où se trouve le fameux Cabinet Rouge, titre du roman de Strindberg (Röda Rummet) où se retrouvent le double du romancier, Falk, et ses amis de la bohème locale. L’œuvre irrigue la scène, comme la vie nourrit l’art…

Avant le tomber de rideau, Schaunard-Munch s’installe avec son chevalet sur le devant de la scène comme si ce que l’on venait de voir n’était qu’un éclat d’inspiration du peintre (ou, d’ailleurs, du romancier Strindberg).

Tableau II

Le rideau s’ouvre sur un marché de Noël de Gamla Stan et, en fond de scène, apparaît un nouveau tableau, à la Munch cette fois-ci (peint par Janne Hedlund décorateur de l’opéra), représentant les bâtiments de la grand place (Stortorget). Une fois de plus, on bascule, voire on glisse, de la réalité vers une vision du réel fantasmé par l’art, ici aussi par l’art scénique de José Cura en collaboration avec les forces de l’Opéra.

Marché de Noël à Gamla Stan

La transition avec la fin du tableau I est amorcée par le Munch qui remballe son chevalet au début du tableau II. La scène du tableau s’anime alors, c’est aussi la magie du théâtre. D’ailleurs, à certains moments, les figurants, hors couples du plateau, personnages annexes donc, se figent : c’est la magie de l’amour mais aussi du coup de pinceau du peintre qui éclaire le sujet central.

La dame en rouge, la fameuse vampire créature aimée mais dangereuse de Munch qui s’était échappée du premier Tableau, s’égaie dans la foule du marché de Noël, un peu hagarde, un peu folle, un peu enfantine aussi (elle réclame elle aussi un bouc de Noël). Elle est le double de Musetta-Tulla Larsen que l’on retrouve bientôt dans la même robe rouge : elle est l’essence de Tulla, un nouveau personnage doué de vie propre et détaché de son modèle, comme les figures éternelles des créatures artistiques, personnages de tableaux ou de romans qui peuplent nos musées, nos bibliothèques et nos imaginaires. On comprend que Musetta-Tulla Larsen était la muse de Munch du premier tableau dont la « figure » s’était échappée. Toujours dans les transpositions, Parpignol est ici le fameux Bouc de Noël qui, en Scandinavie, apporte les présents de fin d’année.

Vamp

José Cura joue également des contre-points avec une belle animation de foule et du groupe d’artistes. Mention spéciale au duo Munch-Tulla avec le peintre qui s’attache à sa chaise pour résister au chant de sa sirène et à la note des artistes laissée dans la bottine de Tulla devant la mine déconfite d’Alcindore.

Tableau III

Les modèles peuvent tout incarner, la noblesse comme la pauvreté (cf. les tableaux de Carravagio) et, alors que s’illumine sur l’arrière scène Soirée sur la rue Karl Johan de Munch, la belle société en haut de forme et chapeaux choisis tombe ses « masques » (ou plutôt les accessoires) et se transforme en prolétariat (c’est la touche vériste) : adieu fête nocturne, retour des matins gris avec une armée de balais à la main et fichus sur la tête, sous l’œil des flics qui patrouillent. On passe encore une fois d’un « tableau » à l’autre et les personnages sont des modèles vivants.

Tableau et modèles

August est allongé sur une table : il a quitté Mimi. Il devient « sujet » de son ami puisqu’il est en compagnie de Munch qui a peint ses proches. C’est le tableau Cendres esquissé dans les mains de Munch, où l’on voit la femme rousse au déshabillé rouge mais avec une robe blanche dégrafée (Tulla et Mimi donc) et au premier plan un homme bouleversé se prenant la tête dans les mains. August pris dans les rets de la jalousie (rappelons que Strindberg fut aussi un affreux misogyne et que les horreurs de Rodolfo collent ainsi au personnage du célèbre dramaturge suédois) et du renoncement car sa Mimi, malade, ne peut vivre dans la pauvreté. Son état d’esprit s’imprime maintenant sur l’arrière scène avec le tableau Mélancolie qui représente sa solitude et vient en contrepoint du tableau Les Solitaires, une même plage mais ici désolée et désertée par l’aimée.

Mimi et Tulla. L'ange et le démon.

Musetta-Tulla joue aussi au modèle pictural en s’appuyant sur le piano, perruque rousse sur la tête, faisant couler ses boucles sur le piano comme la vampire les faisait couler sur son aimé.

Musetta-Tulla (Vivianne Holmberg) : muse et vampire.

Outre les images très picturales, on apprécie aussi Mimi (en robe noire) qui se cache derrière le piano, comme un motif qui ferait son apparition dans l’œuvre du compositeur. Piano qui apparait d’ailleurs dans tous les tableaux (dans la mansarde dans les tableaux I et IV mais aussi sur la place et dans le cabaret) comme un motif persistant, qui dit que tout, ici, est œuvre artistique et au premier chef, œuvre musicale.

Tableau IV

Il est temps de finir et d’aller vers le moment que tout le monde attend : la mort de Mimi.C’est le chef d’œuvre de la Bohème et, donc, l’œuvre symbole du tableau est ici bien évidemment, celui de Munch, soit Le Cri, dans sa version tempera (NOTE pour les voyageurs esthètes mais pressés : on peut voir au Musée Munch d’Oslo, 3 versions : tempera, lithographie, crayons, alternativement, avec un changement toutes les demi-heures). Ce cri de douleur intime pourrait être, selon le psychologue Finn Skårderud et comme le rappelle le programme de salle, une réaction au suicide de Kalle Löchens, peintre et acteur, qui eut lieu juste après une visite chez Munch. Quoi qu’il en soit, ce tableau, passé à la postérité universelle, agite encore le monde scandinave comme le montrait si bien Julie en 12 chapitres de Joachim Trier (Verdens verste Menneske, 2021) où la jeune héroïne en pleine crise existentielle quittait au crépuscule le vieux monde de son ami Bdéaste underground en plein vernissage (au zénith de sa carrière) sur les hauteurs du vieil Oslo et redescendait à pied vers la ville nouvelle, pas loin des hauteurs boisées, là où Munch est censé, selon ses propres dires, avoir ressenti son angoisse.

La mort de Mimi.Hanna Husáhr (Mimi), Vivianne Holmberg (Tulla), Bror Magnus Tødenes (Strindberg) et Jeremy Carpenter (Munch)

Angoisse toujours avec le retour du personnage de Colline-Kierkegaard (dont le nom signifie cimetière) dont la voix de basse profonde s’accorde avec le caractère funèbre de la scène. Pour autant, suivant l’esprit de l’opéra qui alterne comédie et drame, José Cura pirate la scène larmoyante en dépouillant Kierkegaard de son manteau, comme il se doit, pour acheter des médicaments pour Mimi mais aussi… de sa perruque qu’il livre, en plus, au mont de piété ! Reste que la scène se joue comme il se doit : lit dans la mansarde, personnages éplorés et généreux, manchon, bonnet…

Outre Mimi, Strindberg est, dans cette production, l’acteur principal du drame : celui qui doit vivre cette expérience atroce pour la transcender par l’art. Le tableau-symbole sur la chevalet de la scène est le célèbre Portrait de Strindberg par Munch, ici encore inachevé.

Portrait de l'artiste en jeune homme (inachevé)

Le personnage August doit affronter ce premier deuil amoureux, d’autant plus cruel qu’il est aussi deuil réel, et ce premier fantôme viendra sans doute habiter sa production artistique future Le songe, un jeu de rêves (Ett Drömspel, 1901) ou La Sonate des Spectres (Spöksonaten, 1907). Et réapparaît, donc, en arrière scène, la femme blonde sur le tableau Les Solitaires.

Au-delà du jeu amusant de déterritorialiser la Bohème en Scandinavie, et de permettre au public scandinave de se regarder le nombril avec les grandes figures d’il y a un siècle, José Cura a surtout à cœur de montrer comment les joies et surtout les blessures de la vie infusent dans les œuvres d’art romanesques, picturales et, in fine, musicales.

Notons par ailleurs que le programme de salle est plutôt copieux et bien fait avec un Cura qui expose sans fard son idée première (la vue d’une fenêtre allumée sur un toit de Gamla Stan, un livre sur la bohème dans l’appartement musée de Strindberg…) et justifie ses petits arrangements avec l’Histoire. L’iconographie est riche et mise en perspective avec les grandes dates de création des artistes mais aussi des aléas de la tuberculose et enfin, outre des souvenirs et réflexions intéressantes de la dramaturge du lieu, Katarina Aronson et du chef Tobias Theorell, un article passionnant d’Astrid Pernille Hartmann sur les bohèmes stockholmoises et danoises (Kristiana, déjà) et le rôle des femmes autour de Munch, notamment celui de sa muse Tulla. À un moment où le contenu des programmes a plutôt tendance à s’appauvrir, il faut souligner l’effort.

Les voix, l’orchestre

Évidemment, nous sommes venus pour entendre le soprano suédois Hanna Husáhr en Mimi. À l’Opéra Royal, elle fut une excellente Pamina, mais aussi Gilda, et enfin Lauretta dans Gianni Schicchi et Suor Genovieffa dans Suor Angelica  pour un diptyque de Puccini dont nous avons rendu compte en 2022. On retrouve sa voix fraîche, très claire qui monte facilement vers les aigus et colore bien, avec une belle ligne jamais prise en défaut. En revanche, elle n’émeut guère vocalement malgré un sincère engagement scénique. Après tout, elle colle avec l’esprit de la production qui reste avant tout plaisir esthétique plutôt que tire-larme facile.

Le Rodolfo-August Strindberg de Bror Magnus Tødenes convainc plus dans le jeu scénique. Il est in fine, le personnage central de la production avec une Mimi adjuvante ou catalyseur artistique. Le chanteur est parfaitement apparié à Hanna Husáhr : même voix plutôt légère, italianisante, claire et fraîche même si quelques (rares) montées dans les aigus furent problématiques.  À part un ou deux légers ratages donc, on a un vrai beau ténor qui fait magnifiquement le job, comme il l’avait déjà fait avec l’Alfredo de la Traviata. Le couple Bror Magnus Tødenes/ Hanna Husáhr est parfaitement choisi, ils sont jeunes et beaux. Que demande le peuple ?

Rien puisqu’il est comblé avec le reste du plateau, composé des meilleurs éléments de la troupe, spécialement Jeremy Carpenter en Marcello-Munch, dont on apprécie toujours autant la gouaille scénique, la voix puissante et bien posée, ainsi que son alter ego Ola Eliasson en Grieg. Vivianne Holmberg, Musetta-Tulla, séduit toujours autant avec son émission aisée, ses aigus charmants et sa vivacité scénique. Enfin John Erik Eleby, en Colline-Kierkegaard est toujours la basse appréciée de la troupe, diseuse et précise, et, comme souvent, fort amusante (cf. son Bartolo en 2024 ou Magnifico en 2019). Niklas Björling Ryggert passe de Melot (avec Daniel Harding et Nina Stemme la semaine précédente) à Benoît et cela convient mieux à son chant de caractère et à son habileté scénique.

Nous étions là, aussi, pour entendre Vincenzo Milletarì dont on pense le plus grand bien et qui nous avait fait voyager récemment à Göteborg pour entendre son magnifique Otello. Et ce fut une petite déception mais j’ai été tellement enthousiaste à chaque interprétation (Butterfly, Barbiero, Otello) que j’attendais beaucoup de ce chef qui relève toujours les orchestres en fosse. Tout est là : les envolées dramatiques,  les détails soyeux dans les pianissimi, un air de Tristan qui subitement s’échappe, la folie comique… Tout est bien lié dans les différents registres mais je n’ai pas entendu de lecture particulière, juste une très, très bonne exécution. Peut-être fallait-il l’entendre comme une interprétation dans la ligne de la production, c’est-à-dire jouant des effets, glissant les uns sur les autres, passant du lyrisme ampoulé au comique le plus populaire, comme autant de lignes un peu exagérées et donc à écouter comme on regarde une œuvre bien faite mais qui sent son faiseur ? C’est ce que l’on peut penser, tant il y a eu de différence entre ce Bohème-spectacle et son Otello si sensible à Göteborg. Quoiqu’il en soit, le trépied fosse-plateau-mise en scène était au diapason et la soirée fut charmante.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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