Trailer (2019)
La Bohème, l’opéra des cœurs
Dans le paysage des grands standards de l’opéra international, La Bohème tient sans doute une place à part, un peu dans un tout autre genre, comme Il Trovatore de Verdi : dès le départ on sent que pas une seule note n’est inutile et que la création mélodique de Puccini est à son sommet. Là où Verdi dans Trovatore nous fait haleter depuis le début, Puccini nous met très vite au bord des larmes, non pas de ces larmes de midinette devant une telenovela, mais par les effets d’une musique qui prend à la gorge sans que l’on sache bien pourquoi ni comment.
Sans doute aussi ma propre histoire avec La Bohème compte-t-elle pour beaucoup, c’est le premier opéra où j’ai pleuré abondamment, j’avais 20 ans, et qui continue de me prendre à la gorge, de-ci de-là, jamais au même moment, et pas forcément (ou seulement) à la mort de Mimi.
Et pourtant ce n’est pas un opéra « pleurnichard », c’est un opéra où très vite se scelle le destin et même où derrière la légèreté de la première scène se cache non pas une tristesse induite, mais se met en place le jeu des illusions et désillusions, de la joie exubérante et de la misère ambiante, rien n’est exprimé et tout y est induit. De même y contribue la construction en tableaux, avec son sommet heureux à la fin du deuxième tableau et la grisaille immédiate du troisième, ainsi que la construction parallèle du premier et du dernier tableau, joie exubérante et amour immédiat face à joie feinte et aimer et mourir. Des tableaux pour une histoire si simple et si vraie… comme un roman en images.
Autre caractère de cette œuvre, plus étonnante : elle n’est pas très difficile à chanter, elle ne demande pas de notes stratosphériques ni d’agilités étourdissantes, elle est toute en expression, toute en couleur, toute en ambiance. Ainsi peut-on la confier à de jeunes chanteurs qui peuvent y triompher : ce fut le cas de Mirella Freni avec Karajan en 1962, et qui chanta Mimi jusqu’à 65 ans sans jamais sembler avoir plus de 25 ans. Évidemment, qui a vu Mirella Freni dans Mimi, avec tous les chefs d’orchestre de la terre qu’il est possible, l’emportera comme souvenir impérissable de l’île déserte.
Car les belles et grandes voix ne suffisent pas pour Mimi, il faut avoir dans la voix ce voile de drame intrinsèque, que Freni a toujours eu, et qu’Ileana Cotrubas, autre immense Mimi possédait également. Pour en avoir entendu d’autres comme Kiri Te Kanawa, ou plus récemment Anna Netrebko, elles restèrent au seuil de l’œuvre et du personnage. Mais peu importe parce que c’est un opéra qui peut même fonctionner avec des chanteurs inconnus… car c’est d’abord un opéra de chef.
Une fois encore, c’est le chef qui en fosse, dit la vérité puccinienne. Comme opéra de répertoire, on l’entend avec la moitié des chenils de la direction d’orchestre. Et certains très grands chefs me confièrent avoir été surpris à leur première lecture de la partition dans leur jeunesse d’en constater la complexité et l’épaisseur. En effet si la mélodie puccinienne est ici à son sommet, elle est portée ici par toute une construction qui traduit une épaisseur, une couleur, une ambiance : il suffit d’entendre le début du troisième tableau, on y « entend » littéralement, par l’agencement des sons, le lever du jour…
Alors bien sûr, les grandes Bohème sont un défilé des immenses. À commencer par Carlos Kleiber, inaccessible, ou Karajan, dont l’enregistrement avec Freni et Pavarotti n’a aucun égal. Il a créé le couple vocal de Bohème dont personne ne dispute l’écrasante supériorité, aujourd’hui encore. Mais ces grands souvenirs n’entachent jamais le plaisir d’entendre cette œuvre si particulière et si immédiate dans ses effets.
La production de Barrie Kosky
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Toute cette introduction qui a remué les plus grands souvenirs n’est pas faite en effet pour souligner qu’en revanche nous allons assister à une Bohème sans intérêt. Tout au contraire, l’avantage de La Bohème, c’est qu’elle peut réussir plus facilement qu’une Tosca ou qu’une Traviata. Quand le fameux trépied lyrique (chef, mise en scène, chant) tient bien, avec un bon chef, une mise en scène de qualité et une distribution qui fonctionne, même sans grands noms, c’est dans la poche et c’est le cas ce soir au Schillertheater.
La production de Barrie Kosky est à la fois spectaculaire et minimaliste.
Elle est spectaculaire dans la mesure où elle traite le deuxième tableau presque à la manière de l’opérette, comme une explosion joyeuse qu’on pourrait voir dans certaines peintures impressionnistes, un Renoir ou un Picasso des débuts, et en même temps dans certains opérettes. Il traite la scène chez Momus comme Offenbach, avec une virtuosité et une fluidité qui stupéfient mais il lui donne, en plus, un sens…
Tout le reste est réduit à l’os. Décor minimal et toiles de fond grises qui évoquent les vieilles photos des débuts de la photographie, ces daguerréotypes gris et floutés, comme des vapeurs d’une mémoire enfouie, sans décor, sinon le minimum.
Kosky continue de travailler l’idée de photographie, de ces vieilles plaques ou ces vielles photos qui réveillent le souvenir en faisant de Marcello non un peintre, mais un photographe et le décor de la mansarde est en fait une sorte de studio élémentaire de photographie. Par ailleurs il ne change pas l’idée du livret, Marcello est un artiste du visuel, mais il en fait non pas un artiste peintre, un artiste de la tradition, mais un artiste projeté vers le futur, ce qui renforce l’idée d’une énergie juvénile qui traverse toute la production, tout en étant, et ce n’est pas un paradoxe, un créateur de mémoire : en photographiant chaque moment de l’opéra, il crée un roman-mémoire, un roman-photo des années de Bohème, des années de la découverte de la vie avec ses joies et ses drames. C’est une des données essentielles du travail de Kosky de faire du quatuor de ces jeunes Marcello, Rodolfo, Schaunard, Colline, une sorte d’image de la jeunesse sur laquelle aucune vicissitude de l’existence n’a de prise, ni la faim, ni le manque et qui au détour de l’aventure va découvrir l’existence de la mort, l’irrémédiable qu’elle ne soupçonnait pas, qui n’était pas dans le plan initial. Même Mimi qui se meurt refuse l’idée même de la mort.
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Kosky note d’ailleurs (dans le programme de salle) que le café Momus (le Μῶμος des grecs) renvoie à une divinité secondaire de la raillerie et de la moquerie, qui est fils de la nuit (Nyx) et de Erèbe (Les ténèbres), et frère de trois divinités qui désignent la mort ou l’irrémédiable. Et ainsi, le livret ferait sans qu’on s’en aperçoive, de cette fête de Noël nocturne au café Momus, une sorte de cérémonie presque apotropaïque qui viserait à circonvenir la mort : voilà qui explique de manière très claire le réglage de Kosky de la scène du café Momus. Il en fait une scène d’opérette à la Offenbach, avec plumes, paillettes, strass et danses, qui est en quelque sorte, une manière de railler la mort à la Orphée aux enfers et d’ailleurs des squelettes apparaissent dans la parade finale. Contrairement à ce qu’on peut croire, ce n’est pas une manière de dire « je ne résiste pas à faire du Kosky », mais au contraire de dire que même le rire est aussi l’antichambre de la mort, une manière de la refuser, une manière de dire la vie, de retourner le mauvais esprit, comme l’opérette tourne en dérision la vie sous tous ses angles, du pouvoir à la petite vie bourgeoise. Autrement dit qu’il n’y a jamais rien de gratuit au théâtre : on ne s’y fait pas plaisir, on dit quelque chose du monde. Et la scène du Café Momus n’est pas illustrative à la Zeffirelli, elle est explicative.
Et Kosky reviendra sur cette idée à la toute fin de l’œuvre.
Face à cette explosion « opérettique », le troisième tableau est volontairement le plus épuré, plateau dépouillé, fond de scène évoquant une rue grise et déserte d’un Daguerréotype d’époque laissant tout à la géométrie des mouvements et au jeu des acteurs, à la géométrie de la disposition Marcello, Rodolfo, Mimi (cachée à vue du public) puis avec Musetta.
C’est-à-dire les deux couples de l’œuvre aux destins accidentés de manière différente.
Mimi-Rodolfo, c’est en quelque sorte le couple « romantique » d’une bohème traditionnelle et rêvée, où romantique rime avec dramatique, une vie de couple, mais ravagée par la maladie de la jeune femme, c’est une presque banale vie de couple « rangé » et amoureux qui vit un drame.
Musetta-Marcello, c’est l’autre versant. Celui d’une Bohème qui s’essaie à la normalité d’une vie ordinaire, ils tiennent un estaminet, probablement fréquenté par toute une société interlope, et s’essaient à une vie « professionnelle » de couple. Mais qui prend l’eau de tous côtés, d’une part parce que la « régularité » n’est pas leur mode, que Musetta (comme son nom l’indique) doit être une sorte de muse des bas-fonds, avec ce qui peut aller avec, tout en restant une brave fille. Un couple a trouvé son rythme, mais vit le drame, l’autre a trouvé une cage qu’il ne peut supporter. Là encore, sous des dehors de banalité, Puccini et ses librettistes nous livrent des tranches de vie que Kosky a parfaitement perçues : si en effet le troisième tableau nous plonge dans le drame et la perspective fatale, il nous dit aussi quelque-chose de la vie des couples, avec ses contradictions et aussi son humour : les gens rient à la vue de Musetta furieuse qui détruit l’appareil photo de Marcello, comme si elle détruisait en même temps sa Bohème à lui, qui est son être au monde. C’est une scène d’une grande violence, une scène de mort à son mode à elle que le spectateur prend pour comique, c’est un coup à la Momus, qui sème la raillerie là où il y a drame.
En fait cette scène nous dit que Marcello a sa Mimi, qui n’est pas Musetta mais son appareil photo, et que c’est ce qui fait sa vie. La destruction de l’appareil par Musetta (jalousie, colère mal placée et trop superficielle pour vivre au long cours avec Marcello) est une sorte de préfiguration de la mort qui va suivre dans le tableau suivant.
Le tableau suivant nous fait retourner à la mansarde, une mansarde qu’on atteint difficilement, des dessous par une trappe, comme si elle était une sorte de lieu de vie émergeant de ténèbres. La vie « d’en dessous » est autre, et on essaie de l’ignorer.
De plus cette trappe qui s’ouvre, dès qu’elle fait apparaître Mimi au premier acte, fait apparaître sa difficulté à se hisser, et donc déjà sa maladie (elle tousse), et donc déjà, l’évocation de la suite. Une fois encore, il n’y a rien de gratuit et chaque détail compte. Quand elle apparaîtra dans la deuxième partie du tableau, elle sera incapable de se porter seule, on la hissera… Kosky joue évidemment des parallèles.
Parallèles aussi dans le jeu des « Bohémiens », ce qui était joie et insouciance au premier acte est et joie forcée pour se brouiller les pistes à soi-même entre amertume et pensées fugaces comme le montre bien le premier moment entre Marcello et Rodolfo, redevenus colocataires et célibataires par la force des choses. L’arrivée des deux autres, Schaunard et Colline, remet une touche de joie exubérante (volontairement un peu trop) à la manière du premier acte.
On se souvient qu’au premier acte, Kosky a éliminé l’arrivée de Benoit (les quatre se distribuent le rôle) le propriétaire pour en faire une pantomime prémonitoire, pour mimer ce qu’il en sera du loyer, pour renforcer l’idée de cette Bohème insouciante et joyeuse, isolée dans son monde et coupée de l’extérieur par cette trappe. De nouveau ce monde « isolé » est ici représenté, mais cette fois-ci déjà lesté du passé gris ou noir, déjà traversé par la vie, par les dessous de la trappe, par ce qu’on refusait de voir au premier acte. Alors la joie est de courte de durée, une explosion trop explosive pour être si vraie, et de fait la trappe s’ouvre pour laisser passer Musetta et une Mimi incapable de se porter. Une Mimi étrangement vêtue, épaules nues, presque « artificielle », comme si elle voulait à toutes forces apparaître « autre » comme un double mythique, déjà dans un « au-delà ».
L’impression que c’est La Bohème de toujours est déjà estompée par le fait que manque le lit, le fameux lit où toujours meurt Mimi, il y a bien le poêle, les structures métalliques où les quatre ont grimpé dans leur petite folie joyeuse précédente, et une chaise, sur laquelle on va installer Mimi. Rodolfo la coiffe du capuchon acheté lors de la soirée chez Momus, qui n’est pas un capuchon ici, mais un petit diadème fleuri, une petite couronne de fleurs qui va la singulariser et lui donner une autre allure que Marcello en photo va immortaliser avec Rodolfo, comme un portrait de couple l’attimo fuggente, l’ultime moment fugace de bonheur saisi pour l’éternité. On comprend alors cet étrange costume de Mimi, presque un costume du scène, un costume de danseuse romantique aux épaules nues, qui l’immortalise en « représentation », comme une fée avec son prince, comme une Giselle avec son Albrecht, car bientôt la scène se vide : même quand Rodolfo chante « non guardarmi così » tout le monde a disparu, alors il s’adresse au public, qui fixe Mimi assise, la tête penchée, est presque prête à passer dans le monde des Willis, une figure romantique pour l’éternité. Une icône.
Kosky refuse dans cette dernière scène de passer par l’habitude, il « met en scène » la mort, au sens presque artificiel, il la théâtralise de plusieurs manières, en montrant une Mimi dans son refus de mourir, cherchant à rester debout, à marcher, faisant partie de ce groupe qui veut ignorer la mort, mais aussi en la fixant deux fois, par la photo, témoignage du dernier souffle de vie, et par le théâtre, qui fixe la posture de mort, la position si artificielle de cette mort assise la tête penchée, qui fait aussi penser de loin en loin à une tête de sainte, mais en même temps à cette figure du romantisme, Giselle, déjà citée. Le ballet est de 1841, le roman de Murger Scènes de la vie de Bohème est de 1851, nous sommes dans des univers voisins, où le ballet Giselle d’Adolphe Adam a tant d’importance, symbole de l’amour par-delà la mort, comme Orphée et Eurydice.
Le travail de Barrie Kosky peut ainsi être apprécié :
- En premier lieu comme toujours par un travail scrupuleux sur les mouvements, sur la constitution des groupes, sur la précision des gestes qui correspondent à chaque individu, avec une forte individualisation des personnages, marquée aussi par les costumes de Victoria Behr, Rodolfo en velours violet qu’on devine élimé, couleur sombre, qui pour certains pays porte malheur sur le théâtre, une couleur qui symbolise créativité, pensée mais aussi intensité de la passion. De l’autre Marcello, au costume rayé voyant d’artiste un peu provocateur, très juvénile, et énergique, avec Schaunard et Colline moins caractérisés sauf au moment où Colline chante la Vecchia Zimarra (le vieux pardessus) qu’on n’avait pas remarqué jusqu’alors et qui trouve là son relief. Mais l’opposition des costumes Marcello et Rodolfo traduit un peu l’opposition des couples dont nous parlions plus haut, deux modes de vivre l’art, le monde, la Bohème.
Du côté des femmes, elles changent à chaque tableau, du brillant de Musetta dans sa robe verte rutilante de la scène chez Momus, aux vêtements plus neutres du troisième, voire du quatrième tableau. Et Mimi, de son ensemble à carreaux initial, gris, modeste mais identifiable, passe à la dernière scène à une robe de représentation, qui, nous l’avons dit, ressemble à une robe de danseuse, satinée, recouverte de tulle et noire, avec les épaules nues ce qui pourrait évidemment passer pour une faute de vraisemblance (il fait froid, la jeune femme est à l’article de la mort et on lui achète des vêtements pour la réchauffer…) mais qui ne l’est en aucun cas puisque Kosky veut ici une Mort et Transfiguration. J’utilise ad hoc le titre du poème symphonique de Strauss, créé à l’orée des années 1890 (La Bohème est un opéra créé en 1896). Une « mort et transfiguration » qui est en quelque sorte mise en mythe… - Le deuxième caractère de cette mise en scène est le paradoxe entre l’apparente simplicité (une Bohème reste une Bohème) qui ne désoriente jamais l’attente du spectateur d’un théâtre, la Komische Oper, qui reste un théâtre populaire au public très diversifié, et la foule de détails à déchiffrer, à parcourir, qui renvoient à une autre complexité. Il s’agit d’un travail sur la vie et la mort, à travers des symboles souvent plus subtils qu’on ne croit, qui cache derrière l’épure apparente une vraie profondeur, un travail sur les personnages (notamment sur les deux couples et surtout les deux protagonistes masculins Marcello et Rodolfo), s’appuyant sur un livret qui en traduit les finesses, et qui bien entendu contribue à rendre à la musique de Puccini son statut de chef d’œuvre raffiné et non de pièce de répertoire tout venant. Il est clair que La Bohème de Kosky est un piège pour tout regard superficiel. C’est un grand travail théâtral, élaboré et sensible à la fois, qui fait de l’icône le centre de sa réflexion. Comment faire d’un opéra de référence un opéra iconique ? En commençant par donner à Marcello plus de relief (c’est un rôle habituellement moins mis en valeur) et en faire un photographe invétéré, en créateur d’images-icônes et en faisant de la dernière image une icône polysémique, jeune fille morte à la chaise, comme une « nature morte », Giselle romantique morte, comme un passage au mythe.
Les voix
Nous avons précisé plus haut qu’il n’est pas nécessaire d’avoir sur scène els voix du siècle pour réussir une Bohème, mais comme toujours dans ce théâtre, on ne peut le prendre en défaut de médiocrité. Les plateaux réunis fonctionnent, ils entrent tous avec gourmandise dans le spectacle et on peut même y découvrir des diamants. Une telle mise en scène qui demande un fort engagement des chanteurs (surtout physique pour les rôles masculins) et qui ne trahit jamais la musique est un témoignage de l’excellence de l’institution, même pour une soirée de répertoire à cinq ans de la première.
Rien de fondamental à reprocher pour aucun des rôles très limités de complément, à commencer par les tout petits rôles Yauci Yanes Ortega, Tim Dietrich et Jan-Frank Süße, tous trois solistes du chœur et respectivement un vendeur, un douanier et un sergent des douaniers. Dans Alcindoro on retrouve Christoph Späth, un des piliers de la troupe, et dans Parpignol, qui excite tant les enfants (vêtus en Pierrot, mais en Pierrot noir… la mort toujours la mort) au deuxième tableau l’excellent Thoma Jaron-Wutz, membre du Studio.
Membre du Studio aussi Noam Heinz un Schaunard vif et bon acteur, qui complète parfaitement le quatuor de bohémiens.
Colline est Tijl Faveyts, basse belge qui appartient à la troupe, excellent acteur aussi, qui remporte un bon succès notamment après son air vecchia zimarra, ce n’est pas une basse profonde, mais son chant est bien projeté, avec une bonne diction italienne et surtout une simplicité dans l’expression qui rend le moment émouvant.
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Autre membre de la troupe depuis 2022 après son succès comme Nannetta, Penny Sofroniadou est une Musetta très agile scéniquement (c’est indispensable pour le rôle), une vraie personnalité qui a été l’objet d’une annonce (elle était grippée), mais qui a surmonté les affres de la maladie pour afficher une voix sûre pour l’essentiel (avec quelques problèmes de stabilité et de justesse dus sans doute à l’indisposition), homogène, sans problème à l’aigu, avec un quando m’en vo vigoureux et expressif qui lui fait remporter un vrai succès au rideau final.
Marcello est chanté par le baryton polonais Hubert Zapiór, lui aussi en troupe à la Komische Oper depuis 2022, et qui est pour moi une grande voix d’avenir. Il est rare qu’après quelques secondes, on soit frappé par la voix de Marcello dans La Bohème. Il a le volume (il est vrai dans une salle moyenne) et la projection, avec une qualité de timbre qui en fait un chanteur prédisposé pour Mozart voire le Belcanto (il sera Don Giovanni dans la production Serebrennikov en mai prochain), il a surtout une diction d’une impeccable clarté et en plus un jeu scénique déluré, libre, d’une folle énergie. Un Marcello parmi les meilleurs entendus dans ce rôle. Une trouvaille à ne manquer sous aucun prétexte si vous trouvez son nom dans une distribution. C’est pour moi au strict point de vue vocal le sommet de la représentation.
Oleksiy Palchykov, ténor ukrainien en troupe à la Staatsoper de Hambourg, a commencé la représentation en demi-teinte. La voix est claire, contrôlée, bien projetée, mais manque d’expression et de lumière. Son air « Che gelida manina » qui est la signature du rôle, n’a pas l’engagement expressif voulu, et les aigus restent assez courts. À mesure que la représentation avance, il se détend et termine avec plus d’engagement et une couleur plus dramatique dans la voix. Les troisième (La barrière d’Enfer) et quatrième (La mansarde) tableaux sont plus vécus, plus incarnés. Dans l’ensemble la prestation est très correcte sans être absolument convaincante pour ce rôle.
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Ruzan Mantashyan, autre artiste invitée, est bien connue désormais dans le circuit lyrique et les scènes européennes. Elle sera par exemple Traviata à Genève en juin prochain. Formée auprès de Mirella Freni, elle a gagné (en Musetta) le concours Toti dal Monte de Trévise en 2013 pour ensuite travailler à l’atelier lyrique de L’Opéra de Paris. Beau soprano lyrique, à la voix très contrôlée, aux belles couleurs, elle a séduit le public par la réelle fraicheur de l’interprétation scénique, et qui sait diffuser une émotion. Elle chante le rôle sans aucun problème avec un phrasé impeccable et sait « ammorbidire » adoucir la voix jusqu’à l’impalpable, c’est sans conteste une belle chanteuse et seuls quelques aigus m’ont semblé un poil tirés ou forcés et en tous cas trop courts et insuffisamment retenus lors du duo final du premier acte, où ténor et soprano n’ont pas su donner cette impression suspendue et poétique qui est ici de mise et qui ruine un peu l’effet voulu..
Aussi bien le chœur d’enfants dirigé par Dagmar Fiebach que le chœur de la Komische Oper dirigé par David Cavelius sont apparus impeccablement préparés, et très engagés dans la mise en scène. C’est évidemment une des grandes qualités des forces de ce théâtre d’être toujours très agiles en scène vu la variété des spectacles produits et l’importance qu’on y accorde aux mises en scène.
Ainsi l’ensemble du plateau m’est apparu d’une très grande homogénéité et d’une dignité plus qu’enviable, et en tous points la représentation fonctionne.
La direction musicale
Mais la représentation ne fonctionnerait pas dans tous ses effets sans un chef qui en soit la clef de voûte et qui imprime à l’ensemble un ton indiscutable, avec un travail d’une rare limpidité qui fait entendre tous les détails de la partition et sa richesse d’instrumentation, tous les niveaux de lecture, avec une vraie mise en valeur de la petite harmonie, si importante et un sens du théâtre et de la dynamique qui suit les mouvements du plateau, les accompagne, les soutient de manière remarquable et particulièrement sensible. Il est vrai qu’il a dirigé la première et donc répété avec Barrie Kosky, ce qui en fait un chef qui n’arrive pas là pas hasard. D’autre part nous l’avons entendu souvent dans cette fosse, aussi bien dans Eugène Onéguine de Tchaïkovski que dans Frühlingstürme de Jaromir Weinberger ou que Candide de Bernstein, sans jamais qu’il soit décevant. Il est actuellement GMD à Dortmund mais dirige aussi au Canada, son pays natal, et dans de nombreux théâtres en Allemagne et c’est pour moi un chef lyrique à suivre avec attention. Le son de l’orchestre, dans une salle aux dimensions moyennes comme le Schillertheater (et à l’acoustique sèche) n’est jamais ni tonitruant ni envahissant (et ce serait si facile), c’est cette direction musicale attentive et qui sait parfaitement mettre en valeur la musique de Puccini sans jamais rien de sirupeux, mais exaltant à la fois le sens dramatique et le lyrisme qui fait de la soirée une belle et grande soirée, une de celles dont on sort heureux.