Quelques éléments préliminaires
Kat’a Kabanova est un opéra « à l’économie »… y compris à l’économie de l’héroïne puisque Janáček avait été jusqu’à dire dans une de ses lettres (le 6 mars 1921) à Kamila Stösslova qu’il faudrait remplacer le titre par trois astérisques…
« Au prix d’un travail particulièrement difficile, j’ai terminé mon dernier opéra. Je ne sais pas encore si je vais l’appeler L’Orage ou Katerina. L’argument contre L’Orage, c’est qu’il existe déjà un opéra du même nom. Contre Katerina, c’est que je n’écris que des opéra « Féminins » Jenůfa, Katerina. Le mieux, à la place d’un titre, ce serait d’avoir trois astérisques : *** »
C’est un opéra d’une certaine manière anti-opératique, qui à la différence d’autres, comme L’Affaire Makropoulos, commence tellement discrètement que c’en est presque par effraction, où l’on ne trouve pas ces mélodies charnues à la Puccini, où la mort de l’héroïne elle-même n’est pas mise en scène à la manière de Tosca, de Bohème chez Puccini ou même de celle d’Emilia Marty dans L’Affaire Makropoulos. C’est presque une mort clandestine, une seconde et puis c’est fini, et la Volga se referme sur elle comme si rien n’était. D’ailleurs, là encore, Janáček note dans son Autobiographie : « Mais la surface de la Volga était aussi blanche sous les rayons de la lune que l’âme de Kat’a ».
C’est pour moi un paradoxe, mais Kat’a Kabanova a les allures et même la durée d’une tragédie grecque alors que l’héroïne obéissante et soumise semble se laisser ballotter par les événements, insulter par sa belle-mère, négliger par son mari sans résister, sans se révolter, comme entraînée par le cours du destin qui semble couler comme le fleuve, la Volga, à la sourde présence dans toute l’œuvre.
La première réplique met d’ailleurs la Volga au centre, qui sera l’autre protagoniste, au sein de laquelle Kat’a ira se noyer.
Zázrak ! Vskutku třeba říci, že zázrak.
Glašo ! Vidíš, brachu, dvacet pět let už denně se dívám za Volhu a nemohu se vynadívat.Un miracle ! Un miracle, il faut le dire.
(Glasha ! Tu vois, mon frère, depuis vingt-cinq ans, je regarde tous les jours de l'autre côté de la Volga et je ne peux pas m'en empêcher.)
On se souvient de la mise en scène de Christoph Marthaler, vision pour moi princeps de l’œuvre, qui se déroulait dans une cour d‘immeuble décati de style RDA, et où Kudrjáš disait cette réplique au proscenium devant une minuscule photo représentant le fleuve, comme un rêve lointain vu de cet espace fermé et rouillé où allait se dérouler le drame. La Volga, c’est vu du village, le rêve d’espace, d’aller là-bas, loin, à Moscou peut-être comme diraient les personnages de Tchekhov.
Et de fait, dans toutes scènes de l’œuvre, la Volga (ou la rivière… ou l’eau) est citée. Et le décor de la production lui réserve une vitrine entière, à gauche, côté jardin, avec un écran TV projetant un documentaire sur le fleuve, des animaux empaillés de la région, des planches de la faune aquatique et des coupes de sports, peut-être de concours de pêche…
La Volga est donc un personnage sans cesse présent, dont on parle dès le début de l’opéra, dont Kat’a parlera aussi (« Kdyby mne tak vzali a hodili do Volhy ! (Si seulement on pouvait me prendre pour me jeter dans la Volga)» dit-elle à la fin), une sorte d’ombre portée des rêves et des destins.
Ainsi Kat’a semble à la fois se laisser aller se laisser porter comme dans un courant, et en même temps faire tout pour être coupable et faire éclater au grand jour sa culpabilité.
Elle ne « dispute pas à une fatalité virtuellement écrasante un destin qui n’appartient qu’à elle » comme tout héros tragique… Elle ne dispute rien, on dirait qu’elle accompagne et qu’elle encourage…
Et pourtant…
En effet, même son adultère, emportée par le désir pour Boris, est sans cesse marqué par la culpabilité, comme si elle vivait dans une culpabilité structurelle, sans doute venue de son éducation religieuse, avant quand elle n’en parle à Varvara, et aussitôt après puisqu’elle éprouve ensuite quand tout est consommé le besoin d‘une confession, d’ailleurs brève et concentrée, à la manière des confessions publiques chrétiennes, dont on attend une rédemption, ou à la manière des confessions publiques du (futur) stalinisme.
En réalité, Kat’a semble se laisser couler vers la fin, comme sans illusions sur le monde qui l’entoure, le monde étroit et mesquin d’un petit village, mais aussi sur son amoureux Boris, qui n’a rien du héros romantique qui se laisserait emporter par les orages désirés de la passion, soumis à son oncle Dikoj comme elle est soumise à sa belle-mère Kabanicha.
Le drame de la passion c’est que l’objet de la passion n’en vaut pas toujours les ravages qu’il produit.
Le monde qui entoure Kat’a est tout petit, il fait contraste avec l’immensité des rêves initiaux de l’enfant et l’immensité du fleuve, et tous les personnages se connaissent et sont liés entre eux par des liens affectifs, familiaux, sexuels : « un tout petit monde ».
Boris est le neveu de Dikoj, Kat’a la bru de Kabanicha, et Kabanicha et Dikoj sont amants. Varvara l’amie de Kat’a est la fille adoptive de Kabanicha, et la demi-sœur de Tichon, le mari de Kat’a, elle est donc sa belle-sœur. Varvara est elle-même en couple avec Kudrjáš l’instituteur : elle est la seule qui vive sa vie, simplement parce que la Kabanicha s’en moque. Elle n’a d’yeux que pour son fils Tichon et se met en compétition avec Kat’a. Comme Kat’a est obéissante et soumise, elle trinque et comme Tichon est sous la coupe de la mère, elle trinque doublement.
Musicalement, ces liens et ces rapports d’amour/haine entre les personnages sont traduits par les voix : Boris, Kudrjáš, Tychon qui sont tous jeunes et ont le même âge sont des ténors, mais Dikoj, l’autoritaire oncle de Boris est basse. Varvara et Kat’a sont sopranos, mais Kabanicha la belle-mère abusive est alto. La distribution des voix dit les solidarités et les oppositions.
Les autres personnages sont des utilités, ils passent plus qu’ils ne marquent : Janáček a élagué la profusion un peu bavarde de la pièce d’Ostrovski et supprimé de nombreux personnages, il a même quasi supprimé l’orage, réduit à un symbole ultra lisible au début du troisième acte.
Notons enfin les échos avec la situation personnelle de Leoš Janáček qui à 67 ans était éperdument amoureux d’une femme mariée, de 38 ans plus jeune, Kamila Stösslova, fidèle à son mari, avec qui il entretient une correspondance platonique. L’histoire de Kat’a Kabanova était vécue par Janáček dans sa chair et dans le cœur.
Alors Krzysztof Warlikowski va résumer toutes ces données dans un espace unique et lisse, une création fulgurante de Malgorzata Szczęśniak qui à lui seul dit le drame, où tout est à vue, et mettre en scène ce dernier tango sur la Volga…
Acte I
La scène est à vue au moment où les spectateurs s’installent.
Une vaste salle, des cloisons de bois, une sorte de boite fermée, des couples dansent le tango et une jeune femme, seule, attablée, en robe fuchsia. C’est Kat’a.
Avant même le début de l’opéra, la situation est donnée, ou du moins elle se devine.
Kat’a est jeune, attablée et seule pendant que tous ces couples dansent un tango. On pense de manière fugace à Pina Bausch, et effectivement on a cité Kontakthof, cette pièce créée en 1978 sur la rencontre entre les deux sexes (Kontakthof signifie littéralement « cour de contact ») mais on pourrait citer aussi d’autres pièces de la chorégraphe.
Le tango, dont Warlikowski va user à d’autres moments, pourrait avoir quelque chose d’incongru dans cette œuvre de Leoš Janáček issue de la pièce d’Ostrovski, L’Orage (1859), mais entre l’incongru apparent et la métaphore, il n’y a qu’un pas minuscule…
Le tango est en quelque sorte l’expression dansée d’une « poésie du désespoir », enraciné dans une culture populaire, faite du contact d’un couple : le tango se danse à deux, dans une forme à la fois tendre, violente, érotisée. Le tango a quelque chose d’une danse sur un toit brûlant, comme au bord d’un gouffre, et en même temps donne l’image d’un couple profondément entremêlé et solidaire, mais a l’air surtout d’un rituel érotique, comme une allégorie presque mortifère.
Le tableau initial nous fait voir ces couples « solidaires » et cette femme solitaire. Et tout est presque dit : espace clos, les autres en couple, et elle seule à une table… comme un espace mental visualisé.
Un tableau vivant et silencieux qui s’enchaîne par la musique qui va insensiblement monter, une musique qui émerge du silence, une musique à la fois inquiétante, jouant sur les cordes et en arrière fond en sourdine les percussions, et qui prend vigueur dramatique. Le passage du silence de l’image initiale à la musique est insensible, nous l’avons dit, comme si la musique naissait presque en catimini et qu’elle naissait de la situation, comme si la musique venait alimenter l’espace mental, comme si la situation ne pouvait plus que se chanter… et comme si le chant et la musique étaient le dernier état de l’âme avant la mort.
Et Kat’a se lève et va vers un juke-box et une machine à sous, objets isolés de cette salle qui n’est pas une salle de bal, mais une salle à tout faire, une de ces salles « polyvalentes » d’une petite ville. Et tout à vue. La vidéo nous la fait voir en gros plan : c’est une jeune femme, lunettes épaisses, cheveux longs, suçant une sucette… et immédiatement se crée le malaise, la chose qui cloche, en décalage avec la solitaire que nous avions vu précédemment et en même temps en cohérence avec ce qu’elle dit d’elle à Varvara lors de sa conversation de l’acte I : Maminka duše ve mně netušila, …(se smíchem)… strojila mne jak panenku ! (Maman ne connaissait pas mon âme (rires), elle m’habillait comme une poupée).

On voyait une femme attablée, elle se lève et on a l’impression de voir une ado en crise… Il y a quelque chose de perturbant dans cette vision d’une Kat’a décalée, immédiatement s’insinue l’impression d’une instabilité, l’impression que cette jeune fille/femme (qui est-t-elle au fait ?) est dans une sorte d’errance intérieure.
Et dans ce concentré qui dure quelques minutes, tant d’impressions contradictoires se bousculent, solitude, ennui qu’on essaie de tromper, espace clos, comme un aquarium dans lequel vont tenter de vivre quelques êtres vivants, un aquarium par ailleurs bien présent dans le décor, un décor où, malgré les cloisons de bois, l’eau est partout présente, comme on le verra et la vidéo joue sur l’aquarium et le visage de Kat’a, prémonition, rituel de mort.
Et on découvre mieux la fonction de cet espace, qui va être espace à la fois public et clos, un espace où tous se croisent et se connaissent. Ces salles de village qui sont des lieux où l’on danse, pas forcément un dancing, mais où l’on se retrouve pour parler, boire et manger, danser, regarder les autres, écouter les commérages. Ces « circoli di conversazione » qu’on trouve dans certaines villes italiennes.
C’est ainsi qu’immédiatement après le prélude, les gens remplissent l’espace, on dresse une table pour une sorte de repas pique-nique collectif, une vie de village où tous se croisent et se connaissent.

Espace unique, espace clos, espace tragique d’un opéra qui comme presque tous les opéras de Janáček dure le temps d’une tragédie grecque.
D’où cette idée d’aquarium que la vidéo de Kamil Polak va renforcer puisque l’on va projeter sur cet espace la vision de la profondeur aquatique du fleuve, prémonitoire et en même temps métaphorique de la situation : l’aquarium est un espace à la fois fermé et transparent, où tout se voit et dans lequel on est prisonnier.

Ainsi très vite, toutes les données du travail de Warlikowski sont offertes au spectateur. Il s’agit de tirer de cette histoire noire un spectacle qui dise clairement une vérité des âmes, usant d’une insondable beauté poétique, le beau comme réponse à la noirceur de notre monde… Il s’agit en même temps de traverser cette histoire dans une dimension qui dépasse l’intrigue, construisant un portrait psychique de l’héroïne, mais aussi un contexte où les limites entre public et privé, rêve et réalité se croisent, se tissent ou se heurtent. C’est le cheminement d’une vie, d’une âme, une succession de faits qui sont aussi des visions et c’est ce qui fait la singularité de cette mise en scène.

Ainsi l’espace variera peu, espace mental et espace tragique, dans lequel évolue une Kat’a marquée par son histoire et noyée (déjà) dans ses rêves.
D’abord, ce qui me frappe encore plus dans cet espace clos, c’est le lieu tragique d’une tragédie sans héroïne tragique comme nous l’avons esquissé plus haut.
Référons-nous à Phèdre de Racine, qui reste une sorte de tragédie-emblème, dont Warlikowski a fait d’ailleurs un mémorable spectacle en 2016…
En évacuant l’unité de temps (l’opéra se passe sur quelques jours), il est néanmoins intéressant de constater que toute l’action tourne autour de la décision de Kat’a de parler à Varvara, de mettre au jour son secret, comme Phèdre sort de la nuit, pour saluer le jour (« Soleil, je viens te voir pour la dernière fois »), et en même temps se met à parler à Œnone.
Dans Phèdre, les deux premières scènes ont montré Hippolyte, l’objet du désir, comme ici les premières scènes ont montré Boris, l’objet du désir, et Dikoj, son oncle qui l’a maltraité et jeté à terre mais aussi Tichon, le mari et Kabanicha, la belle-mère, l’obstacle, le mur contre lequel on s’écrase, à laquelle Kat’a la soumise porte à manger et que l’autre méprise. Ils sont déjà tous là avant que Kat’a n’ait ouvert la bouche.
Boris est étrangement vêtu de jaune, couleur inquiétante, stigmatisante en quelque sorte et avec une chevelure frisée à la Harpo Marx, c’est-à-dire une silhouette immédiatement identifiable, vaguement clownesque, assez frêle, mais qu’on voit immédiatement émerger d’un groupe ou dans une foule tant il s’en différencie : comme s’il apparaissait déjà à travers l’œil de Kat’a, identifié, ciblé comme frappé aussi d’une certaine irréalité comme « costumé », comme si ce Boris était en soi non vêtu mais « costumé », un anonyme qui se cacherait sous son costume étrange… Il est là en vacances et il est l’étranger au groupe, il est l’intrus et celui que Dikoj, son oncle, ne supporte pas, comme on l’a vu. Il avoue à Kudrjáš à la fois ce qui l’oblige à suivre Dikoj (une histoire d’héritage) et qu’il aime une femme mariée… (« Do vdané ») lequel répond d’abandonner l’affaire, « nechcete-li ji zahubit (si vous ne voulez pas la tuer) ».
Puis c’est Tichon et Kabanicha qui sont arrivent en un dialogue lui aussi assez bref mais qui pose parfaitement la situation. Tichon en complet gris anonyme de commerçant couleur muraille et Kabanicha, peroxydée, manteau léopard, de cette élégance forcée qui montre son pouvoir et sa richesse, mais avec cette lourde touche d’excès et en fait la mater familias identifiable et à détester. Là encore se marque la différence de vision avec celle de Marthaler où Jane Henschel petite, boulotte et sinistre qui voulait montrer les « petites » gens et leurs « petits » et cruels jeux de pouvoir. Ici Warlikowski montre les relations perverses qui se sont créées dans le village, les pouvoir évidents ou cachés, les apparences et la réalité. Kabanicha (une fabuleuse Violeta Urmana) affichera de plus en plus des tenues qui dépassent largement les nécessités locales, mais affirment ou font voir qui écrase qui. Tout ce début présente les autres, les conflits, les petitesses…
Ainsi lorsque Kat’a décide de parler, dans la deuxième partie de l’acte et après l’interlude musical, on a déjà compris toutes les données de l’intrigue, après avoir compris le cadre de l’action.
Il y a chez Kat’a un désir de parler, qui la poursuit jusqu’au moment où elle s’accuse en public : il y a comme un permanent désir de confession, réponse à un sentiment de culpabilité structurel né sans doute d’une éducation religieuse oppressante, la confession étant vécue comme un début de rédemption, et ce besoin de confession, d’avouer désirs et péchés se voit aussi face à Tichon. Et nous sommes dans un lieu de toutes les rencontres, dans cet aquarium où l’on est enfermé et tout se voit et tout se sait qui est en même temps un vaste confessionnal.
Comme Phèdre avec Œnone à sa première apparition, Kat’a est avec Varvara dans une sorte d’étrange monologue poétique, déjà absente, ailleurs, comme Phèdre parlait par strophes, interrompue par les paroles « vulgaires » d’Œnone… étranges similitudes de situations. Kat’a parle à Varvara, mais se parle à elle-même surtout, et dit des choses essentielles.
Chez Marthaler, Kat’a se présentait comme une femme marquée par l’ordinaire, avec sa blouse, ses vêtements simples et passe-partout. Ici Warlikowski va insister sur le côté extra-ordinaire de Kat’a, sur son côté inadapté et singulier… aussi bien par ses tenues (elle en change beaucoup et il faut encore une fois souligner le bouillonnement créatif des costumes de Malgorzata Szczęśniak) que par son langage, ses attitudes. Et ce dès les premières images. Elle n’est pas comme les autres. Et si Kat’a décide de parler, c’est qu’elle a décidé d’agir, c’est qu’on est au climax d’une crise.
Kat’a commence ainsi le chemin qui la mènera vers la Volga : nous le répétons, quand la musique commence, c’est que l’histoire est terminée, qu’elle va vers sa fin. Comme dans toutes les tragédies, le lever de rideau indique la dernière journée (dans la tragédie classique) ou les derniers moments de la crise. Kat’a va vivre de cette manière concentrée par Janáček une sorte de précipité chimique : je parle (acte I), j’aime (acte II), je me confesse et me tue (acte III). Toutes ses actions, supplier Tichon de l’enlacer et de l’emmener, se déclarer et aimer Boris, avouer à tous et disparaitre sont en quelque sorte volontairement « dernières ». C’est son dernier tango.
On comprend mieux alors la présence/absence de la jeune femme à ses premières demandes « proč lidé nelétají ? (Pourquoi les gens ne pourraient-ils pas voler ?) ».
Les premières paroles de Kat’a sont déterminantes et sont une clé de son comportement et de son âme.
D’abord justement cette question : « pourquoi les gens ne pourraient ‑ils pas voler ? » qui se poursuit par un premier aveu « Víš, zdává se mi někdy, že jsem pták. (Je rêve que je suis un oiseau) » et un second « Jaká jsem bývala rozpustilá! A u vás jsem docela uvadla.( Comme j'étais toujours enjouée ! Et chez vous, je suis toute flétrie.).»
Tout commence par l’évocation du rêve, rêve d’être un oiseau, c’est-à-dire un désir de fuite, désir d’échapper à un contexte, voire selon Freud (dans L’interprétation des rêves) rêve de rapports sexuels, dans un moment où Kat’a va évoquer l’enfance, l’état qui précède la sexualité, le « vert paradis », l’état d’innocence…
On comprend pourquoi Warlikowski nous montre une femme adolescente, mais aussi pourquoi elle suce une sucette dès qu’elle apparaît en scène : il y a à la fois l’innocence dont on rêve et le désir qui vous tient. Une double postulation. Enfance/innocence et adulte/culpabilité… D’ailleurs entre adulte et adultère il n’y a qu’une différence de deux lettres et un accent.
Enfin le constat de la chute : « Jaká jsem bývala rozpustilá! A u vás jsem docela uvadla.( Comme j'étais toujours enjouée ! Et chez vous, je suis toute effacée.).» Elle dit « chez vous (A u vás) parce qu’elle s’adresse à Varvara, fille adoptive de Kabanicha.
Effacée, flétrie, fanée, selon les traductions. Il y a là souvent des verbes qui se rapportent aux fleurs, si importantes dans le langage de Kat’a.
Écoutons Janáček définir son héroïne dans sa correspondance avec Kamila Stösslova :
« …le personnage principal en est une femme très douce. A peine pense-t-on à elle qu’elle disparaît. Un souffle d’air l’emporterait… » (9 janvier 1920).
Ailleurs :
« Je n’arrête pas de me dire que le personnage principal, une jeune femme, est si tendre qu’un rayon de soleil trop direct la ferait fondre, oui, la dissoudrait. Une âme si tendre, si douce, vous savez. » (3 février 1920).
Quelques observations. D’abord le « format » de Corinne Winters, menue et frêle, correspond parfaitement à la définition que Janáček en donne, « un souffle d’air l’emporterait », il insiste sur sa fragilité, c’est la jeune ado que sous évoquions plus haut. Ensuite en refusant de l’appeler par son prénom Katerina, d’une part (c’est un peu anecdotique), il ne veut pas créer de confusion avec l’impératrice de Russie Catherine II, ensuite, c’est évidemment l’idée de sa non-existence, comme lorsqu’elle affirme, « chez vous, je me suis effacée ». Entre ce souffle d’air qui l’emporte et son « effacement », un titre avec trois astérisques serait une traduction idoine de ce qu’est Kat’a au début de l’œuvre, une transparence.
En choisissant Kat’a Kabanova, il lui donne un prénom qui est un diminutif affectueux, et un nom, c’est-à-dire un statut social, elle est membre des Kabanov, volens nolens. Elle existe dans la communauté du village. Elle reste l’animal fragile, mais elle a son statut dans le village et d’une certaine manière, ce statut, c’est sa fin.
Ainsi tout est dit dans ces premiers mots à Varvara, Kat’a est une fleur fanée.
Alors, elle se met à évoquer sa jeunesse, son enfance, essentiellement vue à travers son rapport au religieux, et c’est sans doute l’autre élément clé du personnage, ainsi défini dès l’abord : il faut lire ce texte parce que chez Janáček, ce ne sont pas les airs qui comptent – il n’en a pas – mais le texte. Janáček est du pur théâtre musical, qui exige de la part des chanteurs une parfaite adhésion aux mots et du spectateur une grande attention aux surtitres : ce n’est pas un hasard si Corinne Winters, qui est aujourd’hui l’interprète la plus réclamée de Janáček a appris le tchèque, pour comprendre les mots de l’intérieur.
Première évocation :
Ach, byla jsem zcela jinší!
Žila jsem, po ničem netoužíc,
jako ptáče na svobodě!
Maminka duše ve mně netušila, …
(se smíchem)
… strojila mne jak panenku !
Víš, jak jsem žila za svobodna ?
Hned ti to povím.
Vstávala jsem časně. Bylo-li to v létě
vyšla jsem ke studánce a umyla se.
Pak přinesu si vodičky
a všechny, všechny květinky v domě zaleju.
(Oh, j'étais complètement différente !
Je vivais sans rien désirer,
comme un oiseau en liberté !
Ma mère n'avait aucune idée de mon âme…
(rires)
… elle m'habillait comme une poupée !
Sais-tu comment je vivais quand j'étais célibataire ?
Je vais vous le dire dans une minute.
Je me levais tôt. Si c'était l'été.
j'allais au puits et je me lavais.
Puis je prenais de l'eau…
et j'arrosais toutes les fleurs de la maison).
Nous avons déjà partiellement cité ce texte («… elle m'habillait comme une poupée ! ») pour évoquer la manière dont Kat’a se présente dans les premiers moments, mais on trouve dans ce texte deux éléments qui structurent la mise en scène de Warlikowski, d’une part, l’eau, toujours présente, nous l’avons déjà évoqué, et ensuite les fleurs, dont il va faire la plus forte des images du troisième acte.
Et celle qui faisait jadis vivre les fleurs est désormais… fanée…
Deuxième évocation, essentielle :
Potom jsem šla do kostela.
Já k smrti ráda chodila do kostela.
Bývalo mi, jak bych stoupala do ráje. Nikoho nevidím, neslyším, času nevnímám, ani když bohoslužby končí.
(v stale většim vytrženi)
Maminka říkávala,
že na mne všichni hleděli,
co se to se mnou děje !
A víš, za slunečního dne,
když s kopule padal takový světelný proud, a v něm valil se dým jako oblaka,
a stávalo se mi, že jsem v tom sloupu vídala lítat anděly a zpívat.
(ztiši se)
A já padnu na kolena a pláču ;
a já sama nevím, proč modlím se a pláču. Tak mě tam našli.
A jaké sny se mi zdávaly, jaké sny !
Jak bych viděla zlaté, vysoké chrámy
a hory a stromy,
a bylo mi, jak bych létala, vysoko létala,
a všude zpívají hlasy neviditelné!
Après j’allais à l'église.
Je mourais de bonheur en y allant.
J'avais l'impression de monter au paradis. Je ne voyais personne, je n'entendais plus rien, je ne remarquais pas quand le service était terminé.
(dans une exaltation constante)
Ma mère avait l'habitude de dire
que tout le monde me regardait,
en se demandant ce qui m'arrivait !
Et tu sais, s’il y avait du soleil,
et qu’un tel flot de lumière tombait du dôme, et que la fumée s’y mêlait comme un nuage,
je croyais voir des anges voler et chanter.
(silence)
Et je tombais à genoux et je pleurais ;
Et je ne sais pas pourquoi je priais et je pleurais. On me retrouvait comme ça.
Et je rêvais, je rêvais, je rêvais !
Je voyais des églises dorées là-haut, en haut des montagnes et en haut des forêts,
et j'avais l'impression de m’envoler, toujours plus haut,
entourée de voix invisibles qui chantaient de partout !
C’est à mon avis le texte clé (et magnifique) qui va éclairer tout le comportement de Kat’a et ses déchirures, mais aussi les choix de mise en scène. Il y a d’abord une nostalgie de l’enfance qui se confirme ici, une nostalgie d’un paradis perdu, mais un paradis qui a une double valence de paradis enfantin et de représentation d’un paradis religieux.
Krzysztof Warlikowski qui, comme polonais, sait parfaitement ce que signifie religion, nous présente une Kat’a à l’allure juvénile et adolescente face au juke-box, et dans son dialogue avec Varvara, elle évoque ses souvenirs d’enfance d’où émerge un rapport exalté à la religion qui va bien plus loin qu’une « éducation religieuse ». Cette exaltation se lit dans ses paroles, rattachées à une ambiance d’église, et notamment d’église baroque. On y parle de coupole dorée, de lumière du soleil qui pénètre la nef… Pour un peu, on se croirait dans la nef aux fenêtres d’albâtre de Sant'Andrea della Valle à Rome, mais plus sûrement dans ces églises du baroque tchèque et probablement pragois. Les évocations des anges du ciel qui à la suite de la lumière qui tombe du dôme, volent et chantent m’ont fait en revanche penser à la coupole très romaine de Sant'Andrea al Quirinale, une église construite par Gian Lorenzo Bernini (« Le Bernin »), où la décoration autour de l’oculus qui la surmonte fait voir une ronde d’anges dansants un peu follement.

Il y a là des images baroques très ciblées, et toute cette exaltation a fait traduire la parole tchèque v stale většim vytrženi qui signifie dans un ravissement toujours plus grand quelquefois par au comble de l’extase. C’est bien d’extase qu’il s’agit, au sens du mot qui définit la fameuse statue du Bernin (encore lui) l’extase de Sainte Thérèse à Santa Maria della Vittoria à Rome où l’on a d’un côté la sainte abandonnée dans son extase mystique et de l’autre un ange souriant qui la perce d’une flèche. Je ne veux pas dire qu’il y a là des allusions à des réalités artistiques romaines, mais à une ambiance religieuse caractéristique du baroque (d’ailleurs, l’action est censée se dérouler au XVIIIe, date de construction des églises baroques de Bohème…).

La question de l’extase mystique est aussi une question de jouissance, et la vision que raconte Kat’a à Varvara est d’ordre orgasmique, une sorte d’orgasme fondateur et mystique, qui installe d’emblée la jeune femme dans un ordre où l’humain ne peut qu’être une déception. Il y a une attente de Kat’a qui dépasse l’humain.
Je pense que Warlikowski a bien saisi le paradoxe de la religiosité de Kat’a, à la fois attente et culpabilité, qui, ayant fait d’une certaine manière l’expérience de l’orgasme céleste, va brutalement confronter son désir à l’humain. Toutes les visions du troisième acte quittent le terrestre, et Boris apparaîtra masqué : il ne sera plus Boris, mais une sorte d’idée, qui se mêle à elle au milieu des fleurs, de ces fleurs qui font partie d’elle-même depuis sa jeunesse de ces fleurs qui sont une reproduction de l’Eden…
Et Warlikowski traduit cette importance du religieux dans la psychè de Kat’a par le fait qu’elle se « crucifie » contre le mur et fait le geste de se scarifier ou de se stigmatiser. Il y a là à la fois la question du sacrifice mais aussi celle ritualisée d’une mort baroque, en liaison avec l’univers décrit plus haut, nous sommes aussi dans un espace de religion en représentation, dans un espace où tout est représentation qui est aussi l’essence même du baroque qui est jeu permanent sur la représentation, jeu sur la caverne de Platon, comme d’ailleurs l’est tout espace de théâtre. La scène est ici une scrupuleuse représentation d’une caverne-aquarium, faite de représentations, de rituels qui se donnent à voir, mais avec une vérité cachée, ailleurs, démasquée (d’où le masque de Boris, qui ne peut être vérité)… Car cette mise en scène est remplie de scènes ritualisées, à commencer évidemment par la vision initiale du tango, réglée par Claudio Bardouil.
La question, c’est donc celle de la chute. Celle du jardin d’Eden et de la rencontre mystique rêvée dans le monde des hommes, celle du céleste vers le terrestre, et plus encore, celle du céleste vers la noyade, de l’aérien vers le liquide.
La parabole de la désillusion.
Si Kat’a est si fragile qu’un souffle d’air l’emporterait comme dit Janáček, c’est qu’elle est entre ciel et eau mais pas sur terre. D’où le dialogue avec Varvara qui ne cesse de lui demander « qu’est-ce qui te prend ? » « où veux-tu en venir ? ». Une Varvara qui est, quant à elle, parfaitement « les pieds sur terre » et lui fournira toute la logistique de la « trahison ». C’est l’aveu de Kat’a à Varvara qui pousse Varvara à agir…
La dernière scène du premier acte confronte Tichon, Kabanicha et Kat’a. Pétrie du désir de fuite, de sortir du village, Kat’a supplie Tichon de l’emmener dans ce voyage qu’il doit effectuer à Kazan. Mais Kabanicha s’y oppose. Kat’a est en nuisette, le vêtement de l’intimité du couple quand Tichon est en complet trois pièces. Elle l’enlace et l’assaille, elle saute sur lui tel un petit animal une sorte de petit lémurien accroché à son arbre, et dans un geste de femme amoureuse, de femme désirante, mais pas « d’épouse » au sens de la baronne Staff silencieuse obéissante et souriante : ce qui est insupportable à Kabanicha, parce que c’est la vision même d’une femme amoureuse qui se permet ce que la mère évidemment ne peut se permettre. Tichon ne réagit pas, ce qui laisse penser que la frustration de Kat’a n’est pas seulement psychologique, mais sans doute aussi charnelle. Il se range du côté de sa mère qui lui dicte les ordres qu’il doit donner à sa femme. Tichon impuissant ne peut satisfaire sa femme, il ne peut lui offrir que des mots, alors il se tourne vers la mère, bien plus rassurante que cette épouse-lémurien.

Mais dans un retournement de situation qu’on appellerait dans un autre contexte ironie tragique, Kat’a à son tour lui demande de lui imposer un serment : « que pendant ton absence je ne parle à aucun étranger, que je ne regarde personne, que je n’ose même pas penser à un autre qu’à toi » suivi de « que jamais je ne revoie ni mon père ni ma mère que je meure sans sacrement si jamais… »…
D’abord le serment est interrompu par Kabanicha impatientée, ensuite, le serment même porte en lui les craintes de Kat’a, mais évidemment aussi les pensées qui la rongent : en jurant, elle trompe déjà son serment. C’est à la fois naïveté de croire qu’un serment la protègera, puisqu’au moment où elle le profère elle le brise (elle pense à Boris), mais en même temps elle lie immédiatement toute « faute » à une condamnation à mort (que je meure sans sacrement) et au suicide…
À la fin de l’acte, Kat’a quoi qu’elle fasse a programmé sa mort. Elle dansera son dernier tango terrestre à l’acte II, en quelque sorte, ce qui sera fait est secondaire, anecdote, nécessaire et suffisante, le petit oiseau qu’elle est ne se cache pas pour mourir.
Acte II
C’est l’acte des choses terrestres… l’acte de l’intrigue, l’acte des actions… c’est donc aussi d’une certaine manière l’acte le moins « élevé », l’acte de la chair et du désir, l’acte des couples Kabanicha-Dikoj, Varvara- Kudrjáš , Kat’a‑Boris, et des couples en action… Il pourrait être traité de manière très réaliste, très crue. Ce n’est pas le choix de Warlikowski qui va travailler sur les ombres portées des désirs et les allégories qui l’accompagnent, mais aussi sur les prémonitions et la construction patiente des éléments qui vont éclairer les scènes finales.
L’acte I s’était terminé dans l’espace privé des Kabanov, comme souvent dans les décors de Malgorzata Szczęśniak, de l’espace principal et des cloisons surgissent d’autres espaces, plus réduits, comme des boites emboitées, des allégories d’aquarium et celle-ci est assez étouffante, des meubles années 1970, tout comme le papier peint aux murs à l’imprimé laid, sombre, un espace sinistre et sans goût qui ne fait pas rêver, comme sait en dessiner Malgorzata Szczęśniak. Cet espace est étouffant, tout en restant ouvert vers l’extérieur, par une baie donnant sur l’arrière, car l’idée que tout se voit et qu’on voit tout est centrale dans la mise en scène.
C’est cet espace qui réapparaît au début du deuxième acte dans une scène où après avoir écrasé le fils de son pouvoir dans la scène finale de l’acte I, il s’agit de montrer comment Kabanicha traite Kat’a. Mais cette scène est justement pour Warlikowski l’occasion d’une sorte de pantomime-prémonition. Dans le rituel de mort qu’est cette vision, il s‘agit de poser tous les jalons possibles. Les trois femmes, Kabanicha, Kat’a, Varvara se retrouvent devant la télévision où une scène d’accident (vidéo de Kamil Polak) avec une femme en rouge est étendue morte sous le regard de badauds comme on a entrevu précédemment lors d’une vision vidéo de la Volga sous l’eau laissant voir des gens au bord regardant la surface vue de dessous en contreplongée… Il s’agit évidemment d’une sorte de répétition de la (future) noyade de Kat’a…
Kabanicha se met à rire devant la scène (prémonition de sa future réaction à la fin), et, devant ce rire, comme pour faire « bonne figure », Kat’a d’abord, Varvara ensuite se mettent à rire aussi, de ce rire jaune et apprêté qui dit tout des relations intrafamiliales. Du coup, Kabanicha se retourne vers elles, marquant par son geste le fait qu’elles n’ont pas à la suivre dans le rire, mais surtout, justifiant illico le reproche fait à Kat’a de se consoler bien vite du départ de Tichon… (Kat’a rit, elle n’a donc pas de peine…)
« Vida, chvástala jsi se, jak máš muže ráda ! (Eh, bien, toi qui te vantais de tellement aimer ton mari) ».
Warlikowski anticipe le rituel final, et en même temps offre une justification dramaturgique à la réflexion de Kabanicha contre sa bru, là où dans le livret il est écrit qu’elle est en train de broder avec Varvara.
Immédiatement après la sortie de Kabanicha, Varvara met en place le moyen de faire sortir Kat’a discrètement. Dans la pièce, Varvara est l’image inverse de Kat’a : là où Kat’a est fanée, Varvara est épanouie, libérée : son costume rouge avec des fantaisies, sa coiffure un peu désordonnée, affiche cette liberté. Elle met en place les conditions de l’adultère… C’est la « tentatrice » (« ty svůdnice ! ») proteste Kat’a qui par ce mot même, laisse entendre qu’elle est tentée, prête à céder puis elle décide « Buď jako buď, uvidím Borise ! (quoiqu’il en soit je verrai Boris) »…
Les conditions du piège du désir se referment.

D’un autre côté l’arrivée de Dikoj (qu’on a déjà vu tabasser son neveu Boris) ivre chez Kabanicha montre en même temps qu’il y a les « grands principes » et aussi les « grands ou petits sentiments » : le dialogue qui montre quels petits esprits ils sont et s’achève là encore devant la TV où un film érotique les pousse au divan, la dernière réplique de Kabanicha avant les petits jeux étant « Ale dbej dobrých mravů, dobrých mravů ! (N’oublie pas les bonnes mœurs, n’oublie pas les bonnes mœurs) »… et dit vulgairement, ils s’envoient en l’air.
La scène fonctionne évidemment comme antithèse des hésitations et des tortures de Kat’a, mais en même temps affiche une sorte d’universalité du désir…
La courte transition entre Kudrjáš et Boris est un élément qui montre à la fois la concentration du livret et son efficacité. C’est en fait la suite de leur premier dialogue au premier acte, de demi-aveu de Boris qui disait aimer une femme mariée. Boris attend le passage de celle qu’il vise et cette fois elle est citée, par son nom, Kabanova, qui est aussi son statut. Le jeu des deux personnages est aussi passionnant à regarder rien que par la différenciation des costumes, il y a Kudrjáš jeune homme moderne, cheveux longs, casquette à visière, style cool, qui chante comme en karaoké au micro (toujours se donner à voir) et il y a Boris, dans son trois pièces jaune clownesque et sa coiffure à la Harpo Marx… Le banal et celui qui ne l’est pas. Qui, à vue, pourrait croire en Boris ?
Là encore, le spectateur ne peut qu’induire la fin tragique.

Et puis les deux couples vont se rencontrer, Kudrjáš et Varvara d’abord, Varvara en robe un peu fantaisie, et plus traditionnelle en quelque sorte que le costume de Kudrjáš… robe rouge, un peu vintage, petit sac : la jeune fille de village qui va voir son petit ami. Malgorzata Szczęśniak a l’œil toujours juste, elle sait nous dire un personnage, nous le classer rien que par son costume.
Et puis il y a l’autre couple…
je ne sais pourquoi mais deux images se croisent en moi : les deux couples qui vont conter fleurette dans Cosi fan tutte au deuxième acte, et de l’autre la rencontre de Faust et Marguerite dans le Faust de Gounod (« Ô nuit étend sur eux ton ombre… »). Sous les éclairages toujours efficaces de Felice Ross.
Suit une des images les plus belles de la soirée, où un couple danse le tango pendant que les deux couples sont ensemble, Kudrjáš et Varvara au premier plan, à vue, comme chantant un karaoké, offert à tous parce qu’ils n’ont à peu près rien à cacher, et en arrière-plan les deux autres. Le tango apparaît comme rituel d’amour, mais aussi rituel et danse de mort (on pense fortement à la danse de Salomé dans la mise en scène de Warlikowski), encore une fois, le dernier tango.La rencontre entre Boris et Kat’a est réglée devant un comptoir de bar. Le Mineral Bar, bar à eau, toujours cette eau prémonitoire, mais cette rencontre dans un bar au comptoir a quelque chose de décalé par rapport à l’horizon d’attente du spectateur qui s’attend à une rencontre romantique, comme le dialogue le suppose (« Už dávno jsem tě znala ! (Je te connais depuis si longtemps) ». Le bar à eau n’est pas la plage aux romantiques…

La rencontre au bar est réglée comme lorsqu’un homme et une femme, seuls, se rencontrent le soir, presque par hasard, cherchant la rencontre, d’une certaine manière comme si Boris était un anonyme, comme si une force poussait Kat’a, cette force du désir et du corps qui l’entraine comme le courant du fleuve dont elle est parfaitement consciente puisqu’avant de se donner à lui, elle donne très précisément les étapes qui l’attendent :
« Tak se mi zachtělo zemřít … (Je voulais tant mourir) »
« Nikoli, mně nelze žít ! (Non je ne peux pas vivre) »
« Nelituj mne, zahub mne,
ať všichni vědí, všichni vědí, co dělám !
(Pas de pitié, perds moi
que tous sachent ce que je fais) »

C’est tout le programme du troisième acte. Et c’est bien la confirmation que Kat’a dès le premier acte a pris le chemin pour mourir… De cette manière, elle peut se donner à son désir sans crainte, ni arrière-pensée, elle peut se donner complètement, à Boris, ou à celui qu’elle rencontre dans ce bar, ce clown triste qui passe et prend le nom de Boris…
Musicalement la scène est merveilleusement construite puisque s’entremêlent le chant joyeux et insouciant de Kudrjáš et Varvara et celui complètement (et caricaturalement ) romantique des deux autres (« Živote můj, kraj světa šla bych, šla bych za tebou ! (Ma vie, je te suivrai jusqu’au bout du monde »)), qui est duo d’amour et en même temps adieu comme le dit la dernière réplique de Varvara (« Zdalipak se rozloučíte ? (vous vous dites adieu) ») qui est dernier mot de l’acte.
On trouve encore en cette fin d’acte à la fois le côté très pragmatique de Varvara, qui a tout arrangé pour que le rendez-vous se passe en mettant à contribution les amies (Glaša) qui font le gué, et le côté complètement abstrait de l’autre couple tout à son désir, un désir qu’un peu plus crûment indiqué par Warlikowski puisqu’en fait d’éloignement sous les étoiles des bords de la Volga ils se sont enfermés dans les toilettes et qu’on voit, tandis qu’a disparu Kat’a, Boris remettre son pantalon…
Ainsi l’histoire de Kat’a pourrait être l’extase de Sainte Thérèse qui se termine en baise dans les chiottes d’un bar…
Nous l’avons écrit plus haut, cet acte est celui de l’assouvissement des désirs, ceux du couple Dikoj/Kabanicha, résidus hypocrites et sinistres de la petite société villageoise., ceux totalement libérés et joyeux du couple Kudrjáš/Varvara avec une Varvara en quelque sorte organisatrice des plaisirs nocturnes et ceux plus complexes et mortifères de Kat’a et Boris.
Kat’a s’est présentée à Boris en robe blanche à pois, une tenue de jeune fille, une tenue de séduction, qui contraste évidemment avec ses paroles initiales. Mais il n’y a pas de contradiction… Kat’a a un programme : laisser la parole s’épanouir d’abord, puis laisser le corps parler, et puis mourir.
La relation à Boris est une rencontre qui va au-delà de Boris, c’est une rencontre avec le désir terrestre qu’elle ne peut assouvir avec son époux, c’est une rencontre avec le corps de l’autre, quel que soit cet autre et Boris n’est vraiment pas vu par la mise en scène comme un séducteur. Il ne l’est jamais d’ailleurs, dans la plupart des mises en scène, mais ici, on semble l’abîmer à plaisir, l’éloigner comme figure de séduction, en faire une abstraction, ce qu’il va devenir au troisième acte. Boris n’est pas un caractère : il est en quelque sorte un second Tichon soumis à son oncle Dikoj comme Tichon à sa mère. La différence, c’est qu’au moins, il peut procurer à Kat’a le plaisir et répondre à son désir. Mais Kat’a projette plus en Boris que ce que la réalité ne lui en offre, un peu comme Phèdre sait parfaitement qu’Hippolyte n’est pas à la hauteur de la passion qu’elle lui porte.
Dans la parabole de l’extase qu’elle a évoquée au premier acte, il est évident qu’il n’a pas répondu aux attentes. En ce sens, elle peut mourir comme elle l’a programmé et surtout peut rêver à un Boris de paradis fleuri qui n’est pas le Boris qu’elle a croisé dans un bar à eau.
Acte III
L’acte III commence par l’orage qui dans l’opéra de Janáček a une fonction prémonitoire, allégorique, et encore plus dans une mise en scène qui construit depuis le début de l’œuvre un grand rituel de mort et de noyade. Le dialogue entre Kuligin et Kudrjáš évoque l’Enfer (« Je to Gehenna, pekelný oheň ? (Est-ce la Géhenne, le feu de l’Enfer) »). Ces dialogues qui semblent un peu légers et inutiles posent toujours brièvement le contexte, parce que les mots ont toujours un poids énorme chez Janáček, d’autant dans un opéra aussi bref, chaque mot pèse son poids de concentration…
L’arrivée de Dikoj et le dialogue avec Kudrjáš pose l’instituteur éclairé qui explique ce qu’est le paratonnerre et l’électricité et l’obscurantiste Dikoj qui évoque la punition du Ciel :
« Bouře je za trest na nás
abychom moc boží pociťovali ! (la tempête s’abat sur nous comme une punition pour ressentir la puissance de Dieu) ».
En quelques mots, sont posés une fois de plus les rapports humains, la violence interpersonnelle, l’étroitesse des esprits. Le contexte est posé et préparé pour l’arrivée de Varvara qui annonce à la fois le retour anticipé de Tichon, la situation de Kat’a décidée à tout avouer et la veulerie de Boris, décidément pas très fiable… (« Ach, bože, co si počít ? (Mon Dieu, que faire ? ») tandis que Varvara la décrit perdant la raison l’air hagard. Kat’a est ailleurs.

Kat’a apparaît dans la vitrine, à droite, remplie de mannequins féminins qui portent des tenues aptes à faire rêver la « ménagère de plus de cinquante ans » du village, c’est-à-dire faire rêver les femmes au foyer, destinées à plaire au mari. Nous sommes dans une société patriarcale où la femme doit rester à sa place, tandis que de l’autre côté une autre vitrine montre des vêtements masculins, qui sont des vêtements professionnels, pêcheurs, militaires… Les hommes travaillent et les femmes attendent… Et Kat’a se mêle dans les mannequins, comme une femme-objet dans cette société où elle n’a pas de rôle.
Le paradoxe évidemment est que les personnages masculins sont presque tous (Boris, Dikoj, Tichon, des médiocres : seul Kudrjáš est libre, autonome (instituteur) et instruit. Il représente l’au-delà de la Volga, là où Varvara veut aussi aller. L’autre paradoxe est la prétention de Kabanicha au pouvoir… Mais où est le pouvoir dans cette société masculiniste, quand les hommes sont des médiocres ?
Alors il reste la vitrine, autre aquarium, ou Kat’a devient en quelque sorte statue d’une cire prête à fondre au soleil comme disait d’elle Janáček (voir plus haut : une jeune femme, si tendre qu’un rayon de soleil trop direct la ferait fondre) …
Mais la vitrine c’est aussi ce que l’on regarde, que tous regardent, et c’est aussi l’anticipation de ce qui va être l’aveu. Un aveu construit par la mise en scène dans une géométrie à la fois simple et terrible.
Les paroles de Kat’a ne sont pas grandiloquentes, il n’y a rien de théâtral dans cet aveu-là, rien d’un grand monologue lyrique vériste. Il y a une femme menue, sur laquelle est fixée une caméra, comme dans un interrogatoire, qui parle devant une assemblée où dans un coin, le plus éloigné, au fond est réapparu Boris, qui avait disparu, mais un Boris masqué, anonyme, enfin le vrai Boris pourrait-on dire, c’est-à-dire celui qui n’existe pas et qu’on peut rêver.

Elle parle devant une assemblée mais s’adresse à Tichon et Kabanicha (« Maminko ! Tichone (Maman ! Tichon !)» ) qui sont au premier plan en insistant sur le péché et la rupture du serment qu’elle avait obligé Tichon à lui faire dire au premier acte ; elle avait elle-même posé le piège dans lequel elle est tombée parce qu’elle devait y tomber. Elle a bien balisé tout le parcours, nous l’avons plusieurs fois souligné.
Elle est vêtue cette fois d’une robe simple, très pâle, couleur chair, la robe de la mise à nu et de la confession. Une confession publique, avec caméra comme dans la téléréalité, et devant une assemblée qui commente brièvement, Boris masqué au loin, Tichon et Kabanicha et Varvara et Kudrjáš au premier plan vers le proscenium.
C'est un moment de désert total : Varvara après avoir tenté de démentir Kat’a comprend que Kabanicha triomphe et veut détruire la jeune femme, malgré un Tichon hésitant et encore amoureux, mais bientôt Kudrjáš invite Varvara à fuir à Moscou, ils s’enfuient et Kat’a reste seule face aux autres… C’est alors que commence la scène finale, où Kat’a est « ailleurs », elle va vivre une sorte d’apothéose et revivre le paradis de l’enfance, lorsqu’elle entend Boris.

La musique se ritualise avec les interventions du chœur quasi religieux, et sur l’ensemble de la scène se projette un champ de fleurs multicolores (essentiellement jaunes) correspondant à ce que va dire Kat’a dans ses dernières paroles qui rejoignent ses premières à Varvara au premier acte.
« Ptáčci přiletí na mohylu,
vyvedou mláďata,
a kvítka vykvetou, červeňoučká,
modroučká, žluťoučká. (Les oiseaux se poseront sur ma tombe avec leurs petits et les fleurs pousseront rouges bleues, jaunes…) »
Le groupe est sorti, elle est désormais seule avec ses fantômes. La vision faite de fleurs jaunes correspond à l’image de Boris, à la couleur du costume de Boris, aux cheveux de Boris, c’est une image fusionnelle d’un Eden à venir. Elle vit une sorte d’apothéose, de montée au Ciel telle qu’elle en rêvait depuis l’enfance et revient en quelque sorte à l’extase des origines. Elle est plongée dans un autre monde, la scène est devenue un autre monde, les cloisons sont explosées, tout n’est que fleurs nature et fusion des deux êtres.
Elle a ainsi terminé son parcours programmé en niant (ou effaçant) une réalité sordide (Boris qui part en Sibérie en la plantant là et la laissant dans les pattes de la Kabanicha, dans une solitude encore plus grande qu’au début de l’œuvre). La musique d’ailleurs invite à ces deux niveaux à la fois le caractère sordide des dialogues, mais aussi le rituel quasi religieux marqué par la présence du chœur. Janáček contruit musicalement un final à deux entrées, qui élève Kat’a et d’une certaine manière « l’héroïse » musicalement pendant qu’elle se détruit. Terre et ciel.

Les images finales sont glaçantes. Aux fleurs laisse place l’eau, l’eau fatale et obsessionnelle de cette production. Projection de la noyade, regard du groupe sur le corps qui se noie dans une vision en contreplongée. Le groupe est là, revenu sur scène, devant le corps de Kat’a, pendant que Kabanicha s’assoit triomphante, devant la caméra, sur la chaise où était Kat’a, elle sourit sardoniquement comme elle riait devant l’écran TV du début du deuxième acte tandis qu’elle remercie tout le monde pour l’aide… encore faut-il comprendre de quelle aide il s’agit… de quel empressement : à détruire Kat’a ou à la sauver…
( « Děkuji vám, děkují vám,
dobří lidé,
za úslužnost !
(merci, merci braves gens pour votre gentillesse)»
Le groupe sort, en silence. La Kabanicha croit triompher, mais son sourire se change en désespérance : cette société n’acceptera jamais la domination d’une femme…
Les femmes restent des objets, comme les mannequins de la vitrine où si justement Kat’a s’était affichée.
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski est d’une étonnante concentration autour de la protagoniste, où tout est réuni en un seul lieu, unique et multiple, un lieu à tiroirs comme les tiroirs d’une âme. Cette concentration répond à celle de l’œuvre et plus encore qu’à son texte, à sa musique. Il est clair pour moi que la mise en scène du troisième acte est conçue par Warlikowski comme un au-delà du texte qui va directement vers la musique, vers cette musique qui allie étonnamment prosaïsme et élévation, lyrisme et grincements, nimbes et lames. Warlikowski choisit l’élévation parce qu’il part des visions célestes et extatiques qui ont marqué l’entrée en scène de Kat’a. Tous les autres qui entourent la jeune femme sont des figures du monde, diverses, positives ou négatives, dérisoires et vulgaires, mais qui restent des figures d’un monde où Kat’a n’est de toute manière pas chez elle. Elle ne serait d’ailleurs probablement chez elle nulle part eu égard à ses attentes d’un autre ordre. Elle vit une chute irrémédiable qui va au-delà de toute péripétie. Et Warlikowski montre qu’elle touche le fond en quelque sorte à la fin du deuxième acte. Alors, le troisième acte est son retour au rêve et au paradis, et en quelque sorte sa rédemption, sa mort terrestre de désespoir et céleste de fleur heureuse.
Il ne reste alors sur scène que les « rien », Boris inexistant, Tichon inexistant, et même Kabanicha à la cruauté mentale inutile, qui finit seule.
Krzysztof Warlikowski montre une âme qui a cru à la beauté, et qui s’est heurtée à la laideur : il a montré à toutes forces par un spectacle à la beauté indicible qu’au bout du compte, c’est elle qui triomphe, comme la beauté du tango fait oublier le toit brûlant …
La musique
Au centre de la musique de Kat’a Kabanova, il y a l’amour impossible de Janáček pour Kamila Stösslova et une méditation sur les amours impossibles, méditation commencée quelques années plus tôt avec Le Journal d’un Disparu en 1917 cycle de chants racontant l’amour d’un jeune paysan pour une tsigane qu’il ne peut épouser. Il y a sans doute aussi une série de pièces de chambre et l’ensemble des liens divers entre ces pièces tissent une relation qui induit à penser la musique de Kat’a comme une musique qui joue sur le drame, mais aussi la méditation intérieure, avec des couleurs chambristes. On ne retrouve pas dans l’œuvre les « rutilances » qu’on entendait tant dans Jenůfa ou que l’on entendra dans la future Affaire Makropoulos. L’orchestre est étonnamment « économe » y compris dans la chatoyance des couleurs qu’on peut entendre dans Jenůfa qui reste toujours une base de lecture pour Janáček et dans d’autres œuvres plus tardives. Il y a dans cette musique quelque chose d’essentiel, qui tient d’une architecture à la Gropius, sans volutes, sans complaisances pour les formes complexes : on va directement au nœud et on le tranche. D’ailleurs, le chef Vaclav Talich avait voulu modifier l’orchestration pour en atténuer les rudesses un peu à la manière d’un Rimsky pour Moussorgski. On entend quelque chose de sourd, de sombre, qui frappe et qui impose une direction particulièrement attentive à ne jamais prendre le pas sur le plateau, c’est-à-dire le texte : on a vu plus haut dans l’analyse scénique comment j’ai tenu souvent à citer le texte pour en montrer l’importance, pour montrer que du mot procède la vérité de l’œuvre. Alors la musique doit reposer sur le mot, plus encore que de coutume, elle doit naître du mot, et c’est aussi la raison pour laquelle chez Janáček, l’emploi de chanteurs idiomatiques est déterminant pour la couleur d’une langue qui quasiment fait naître la musique, qui l’entraîne dans son mouvement. C’est pourquoi on admire Corinne Winters qui a compris qu’apprendre le tchèque était pour elle une manière unique de rentrer dans les personnages de Janáček qu’elle incarne, d’y rentrer de l’intérieur, c’est pourquoi aussi Pavel Černoch est un Boris exceptionnel, parce que simplement, il est la musique de Janáček. Nous y reviendrons.
Et Marc Albrecht (remplaçant Mirga Gražinytė-Tyla qui a renoncé pour des raisons familiales) avec le Bayerisches Staatsorchester a su offrir au plateau une musique qui jamais n’envahit l’espace de manière tonitruante, mais au contraire ne cesse d’être accompagnement, comme le piano accompagne la voix dans un récital. Marc Albrecht est un chef sûr et qui a le vrai talent (qui n’est pas toujours partagé par les chefs) de comprendre ce qui se passe sur un plateau. Loin des médias, dans les productions qu’il a accompagnées, il a toujours su en traduire une ambiance pour la musique, il a toujours sur travailler en regardant le plateau et en le tissant avec la partition. C’était lisible dès ses débuts à Bayreuth avec Claus Guth dans sa production fameuse du Fliegende Holländer en 2003. Son répertoire large, qui affronte aussi bien Strauss et Wagner que le répertoire contemporain (Saint François d’Assise) lui a donné une approche souple et toujours fine. Il y a dans l’approche de Marc Albrecht ici une retenue, une modestie que certains lui ont reproché et que je trouve au contraire conforme à l’ambiance de l’œuvre. Le volume ne s’impose jamais, il y a une sorte de linéarité qui laisse aussi aux moments plus brutaux leur effet de surprise, à ce titre, la manière dont sa direction construit toute la partie finale est particulièrement adaptée, avec ses dissonances entre les tons graves et les flûtes (et en général les bois) inquiétantes, il y a quelquefois un refus volontaire de la respiration qui fait écho à l’étouffement du plateau. Il soigne notamment le jeu des solistes et du chœur : le chœur présence d’une sorte d’harmonie qui dépasse le terrestre et les solistes ont des phrases plus « accidentées ». Il a su rendre particulièrement équilibrée cette (apparente) hétérogénéité et faire de l’orchestre une autre présence qui parle et soutient sans jamais être envahissante. Un orchestre qui dessine une ambiance, un horizon en parfaite cohérence avec l’ensemble. On peut certes aimer plus contrasté, plus nerveux, plus tendu, mais avec cette mise en scène qui est une descente aux enfers qui coule sans rien de dantesque, il a trouvé le ton juste, sans rien de trop, mais avec tout.
Les voix
Enfin c’est une distribution particulièrement solide et rompue au travail de mise en scène qui a été réunie pour cette production. Et comme souvent à Munich, elle est consolidée par des « petits » rôles justes, même dans de menues interventions, parce que la mise en scène en fait aussi des profils, comme Natalie Lewis (une femme) membre de la troupe ou Samuel Stopford (un homme), Ekaterina Buachidze, excellente Glaša, ou la Fekluša de Elena Gvritishvili, tous trois membres du Studio.

Excellent également Thomas Mole, Kuligin, jeune baryton britannique qui après avoir été au Studio fait désormais partie de la troupe de la Bayerische Staatsoper, qui avait déjà chanté Kuligin à Glyndebourne et qu’on remarque pour le joli timbre et l’élégance du phrasé.
Le mezzosoprano Emily Sierra qui fut membre du Studio fait désormais partie de la troupe. Elle est une Varvara particulièrement engagée, avec une voix bien projetée, expressive, qui incarne le personnage avec une vraie fraicheur, en lui donnant aussi une énergie juvénile particulièrement marquante, et un vrai profil : elle remporte un grand succès mérité. Face à elle le jeune ténor américain James Ley, ancien membre du Studio de la Bayerische Staatsoper, en troupe au Semperoper de Dresde, interprète de Váňa Kudrjáš (qu’il a déjà chanté à Berne) est particulièrement notable aussi, très expressif et très engagé scéniquement, avec une voix qui projette bien, au timbre clair et lyrique et assez raffiné.
Les membres du Studio ou ex-membres et les membres de la troupe, composent à peu près la moitié de la distribution, et c’est vraiment une marque de qualité qui distingue l’institution bavaroise, tout comme le Dikoj de Milan Siljanov, à Munich depuis 2016 (Studio) puis en troupe depuis 2018 et qu’il quittera en fin de saison non sans revenir comme « Gast » la saison prochaine. Son Dikoj a la vulgarité et la puissance d’incarnation d’un personnage qui s’impose immédiatement (dès qu’il bat son neveu Boris au tout début de l’œuvre), la voix est forte, presque animale dans ce rôle, projette bien, et surtout pour ce rôle sait accentuer et imposer un style qui donne immédiatement au personnage une couleur.

John Daszak est un remarquable Tichon. Le ténor britannique qui écume les scènes wagnériennes et straussiennes a une voix puissante, mais qui n’a pas toujours les couleurs et la variété d’accents voulue, mais dans Tichon, la voix puissante semble chanter dans un vide sidéral, et l’absence d’accents sert le personnage sans personnalité. Le résultat ? une véritable incarnation d’une voix puissante et sans couleur, avec cette allure toujours perdue, sans savoir quoi faire de son corps (Warlikowski a fait un vrai travail sur le grand corps qui semble si emprunté) : il en résulte une forte présence scénique, qui a elle seule fait lire parfaitement la situation.
Violeta Urmana est en face de lui Kabanicha, elle est aussi un personnage, sculpté par les costumes fabuleux de Malgorzata Szczęśniak par leur excès et leur violent contraste face à l’ambiance générale. Elle porte des costumes de pouvoir, presque monarchiques. Violeta Urmana qui fut souvent contestée au long de sa carrière de mezzo, puis de soprano (elle fut Isolde…) est revenue en fin de carrière à la voix de mezzo, se spécialisant dans les monstres où elle excelle (Herodias, Clytemnestre etc…). C’est Tcherniakov dont elle est une interprète favorite qui a su tirer d’elle cette puissance dramatique et cette puissance d’incarnation qui fascine dès qu’elle entre en scène. Dans la main des plus grands metteurs en scène elle est ce qu’on appelle un monstre sacré. Dès qu’elle entre en scène, Warlikowski la confronte à la frêle Kat’a et tout est dit. Tenue en scène, costume, perruque peroxydée, regards : elle ne chante pas elle EST. Alors quand la chanteuse affiche une telle adéquation avec un personnage, inutile de faire le difficile avec la voix. La voix est ce qu’elle est et elle en use avec une intelligence incroyable, travaillant les accents, l’expression, les ruptures de ligne, mettant au service de l’interprétation les défauts ou les faiblesses actuelles de l’instrument, en faisant une force, à la manière d’une Herlitzius (qui fut aussi Kabanicha…) ou jadis d’une Bumbry. Impériale.

Pavel Černoch est un magnifique ténor, sous utilisé sur les scènes européennes (on se demande pourquoi) où il pourrait largement supplanter les ténors sans style qui écument et qui nous ennuient. Il y a dans son chant une sûreté et une élégance qui frappent immédiatement, et en plus, c’est un véritable interprète qui travaille avec sa tête. Son interprétation d’un Boris clown triste-Harpo Marx sans existence ni personnalité est absolument exceptionnelle, et il a en plus l’avantage de comprendre jusqu’au détail ce qu’il chante puisqu’il est tchèque. Il sait travailler le mot, l’accent, il sait poser et moduler les volumes, il sait faire émerger le personnage voulu. Il réussit à rendre son chant « transparent » comme son personnage et c’est un tour de force, chef d’œuvre de ciselure, de phrasé, de couleur… et de pâleur : avec ce costume il est visible, identifiable, comme une tache dans un ensemble et pourtant il réussit à incarner l’inexistence. Voilà ce qu’est un artiste, un chanteur à tête, quand il est dirigé. Absolument irremplaçable dans ce rôle.

Autre irremplaçable, Corinne Winters.
Ce n’est évidemment pas une découverte, nous la connaissons depuis quelques années où elle est devenue la Jenůfa de référence et surtout la Kat’a Kabanova : on l’a vue à Genève dans la production Gürbaca, à Lyon dans la production Barbara Wysocka, et surtout à Salzbourg dans la production Kosky où elle a remporté un indescriptible triomphe dans une production à l’opposé de celle de Munich.
D’abord elle a le format qu’on imagine pour Kat’a, fragile petit oiseau qu’une lichette renverserait ensuite, elle a ce qui contraste avec le format physique, une voix puissante, expressive, avec une très belle ligne, des aigus bien négociés, une technique robuste, et enfin un soin du texte et du mot qui rendent son chant varié, coloré, aérien, sombre. Bref, une chanteuse à tête, tellement immergée dans les héroïnes de Janáček qu’on n’en voit point d’autres aujourd’hui dans ces rôles, même si personne n’est irremplaçable… mais surtout on se demande si cette familiarité si rare avec ce compositeur ne risque pas de la desservir sur d’autres répertoires.
En tous cas si on reconnaît la voix, toujours expressive et intense, Warlikowski et Malgorzata Szczęśniak la façonnent de manière protéiforme, petite chose fragile, petite fille et jeune femme, victime sacrificielle par des variations de costumes permanentes, et puis avec ces longs cheveux et ces lunettes épaisses, de ces montures qui vous vieillissent pour vous cacher. Corinne Winters est un personnage plastique, toujours elle-même et différente, mais Warlikowski lui donne une sorte de grandeur qu’aucun metteur en scène n’avait réussi à lui donner. Elle est simplement admirable.
Admirable comme l’est en tous points une production qui fera date dans l’histoire de l’œuvre.
Une seule représentation encore, le 7 juillet, et pas de reprise la saison prochaine (on se demande bien pourquoi vu l’incroyable succès et la qualité de la production). Alors, courez voir cette unique représentation, elle sera dirigée par le tchèque Petr Popelka, qui apportera sans doute une lecture idiomatique de l’œuvre méritant notre curiosité dans la mesure où ce chef apparaît au pupitre de la Bayerische Staatsoper pour la première fois.