
Il y a dans Iolanta une fragilité singulière : celle d'une œuvre qui, pour se déployer pleinement, exige qu'un élément du conte pour (grands) enfants se rompe. Le conte ne suffit pas, la douceur non plus ; il faut l'irruption, la faille, la déchirure qui transforme un état d'innocence en désir de vérité. Et l'actualité récente des productions de l'œuvre prouve que c'est en l'associant à un autre titre que le dernier opéra de Tchaïkovski trouve une cohérence nouvelle. Ce fut par exemple le cas au Festival d'Aix (2015) dans la mise en scène de Peter Sellars avec La Persephone de Stravinsky et en interlude, l'hymne des chérubins pour chœur a capella, extrait de la Liturgie de Saint-Jean Chrysostome. Un an plus tard, ce fut la magnifique production signée Dmitri Tcherniakov à l'Opéra Garnier, réunissant le diptyque originel Iolanta – Casse-noisettes représentée pour la première fois le 18 décembre 1892 au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg.
La nouvelle production bordelaise confiée à Stéphane Braunschweig aborde précisément ce nœud dramatique, mais sans jamais accepter qu'il déstabilise vraiment un écrin scénique pour le moins corseté et esthétisant. Le spectacle se construit autour d'une cohérence plastique indéniable, d'une élégance certaine pourront dire certains, mais cette cohérence devient peu à peu une cage de verre à l'intérieur de laquelle tout est beau et rien ne s'abîme faute d'être abordé avec vigueur et franchise de ton. L'univers imaginé pour cette Iolanta est un monde clos et immobile, empreint de douceur et de propreté, un jardin intérieur où la menace demeure un simple mise en garde sous la forme d'une inscription en cyrillique projetée sur le décor plutôt qu'une véritable force capable d'ébranler la jeune fille. Braunschweig dessine un lieu idéal, un jardin presque utopique, où l'existence d'Iolanta semble sous cloche : protégée, aimée, surveillée, mais jamais traversée par une inquiétude ou par un doute.

Cet espace, uniformément vert pomme, entièrement géométrisé, multiplie les panneaux et les parois comme autant de d'écrans qui redoublent la perception d'un monde sans fuite possible. On est esthétiquement quelque part entre Perceval le Gallois de Rohmer et le Manège enchanté avec Pollux et Zébulon. Une scénographie qui fonctionne comme un espace de douceur, un cocon où les gestes sont amortis, où la vérité n'a pas encore trouvé la moindre fissure pour entrer. Ce principe de "surcadrage" – où chaque geste est comme pris dans un cadre intérieur – donne au spectacle une identité visuelle forte, presque cinématographique : les corps apparaissent découpés dans une succession de tableaux, et jusqu'au visage de la jeune fille, projeté en immense plan serré, durant le prélude et pendant l'air de René, vient rappeler combien l'amour paternel, sous prétexte de protection, peut devenir fixation, surveillance et, finalement, enfermement. Cette prolifération d'images installe un climat si stable, si maîtrisé, qu'elle étouffe peu à peu la respiration dramatique du récit.
C'est dans ce monde parfaitement refermé que se produit pourtant l'événement le plus décisif de l'opéra : l'irruption du réel. Vaudémont et Robert n'arrivent pas depuis les coulisses – détail qui, dans la logique de cette mise en scène, aurait été anodin – mais depuis la salle, traversant la fosse d'orchestre sur une passerelle et franchissant ainsi à la fois l'espace matériel du théâtre et la frontière symbolique du jardin protégé d'Iolanta. Ces deux hommes venus de "l'extérieur" pénètrent dans l'univers mental de la jeune fille, apportant avec eux le danger, le désir, la vérité. On aurait voulu que ce passage bouleverse l'équilibre, fasse vaciller la composition du tableau, trouble l'air même du plateau. Mais la scène absorbe cette irruption avec une douceur inattendue : les deux visiteurs traversent l'espace comme s'ils entraient dans une galerie d'art. L'effraction devient transition, la tension se dissout, et ce qui devrait être un choc se traduit à peine comme un glissement. C'est d'autant plus problématique que c'est précisément Vaudémont – par sa simple demande d'une rose rouge – qui provoque la grande scène de révélation : incapable de distinguer les couleurs, ne saisissant que des roses blanches, Iolanta découvre soudain qu'un pan entier du réel lui échappe. Le livret exige à cet instant un tremblement, une bascule intérieure ; la mise en scène propose un bel assombrissement, bien calibré, mais qui accompagne sans amplifier la secousse émotionnelle.

La suite du drame, elle aussi, se trouve comme contenue dans un cadre qui l'empêche de respirer pleinement. Le médecin Ibn-Hakia, interprété avec une autorité noble et un phrasé d'une grande précision par Ariunbaatar Ganbaatar, expose la condition étrange d'une possible guérison : Iolanta ne pourra recouvrer la vue que si elle désire elle-même voir. Cette idée vertigineuse – la volonté comme moteur du miracle – ouvre une véritable profondeur spirituelle. Mais la mise en scène, encore une fois, la traite comme une donnée narrative, sans lui offrir l'espace émotionnel nécessaire. Plus grave encore : la menace que René fait peser sur Vaudémont en cas d'échec du traitement – qui, dans la logique du conte, transforme la douceur domestique en absolu de violence ‑passe presque sans incidence sur l'atmosphère. La scène ne se resserre pas, les corps ne se crispent pas, la tension reste en suspens. Tout devrait basculer ici ; rien ne bascule vraiment.
La guérison finale d'Iolanta – la grande ouverture vers le monde – est pourtant l'un des plus beaux moments du spectacle. Après le traitement, elle revient voyante, le plateau s'ouvre, la salle s'éclaire, les solistes brisent le quatrième mur en s'avançant jusqu'au bord du plateau, tandis que le chœur entoure littéralement les spectateurs depuis les côtés du parterre. Pour la première fois, l'espace clos devient un espace partagé : la lumière, enfin, circule. C'est une idée dramaturgique forte, une manière de dire que l'éveil d'Iolanta déborde son propre périmètre pour atteindre la communauté rassemblée dans le théâtre. Ce moment possède une dimension presque thérapeutique. Mais, là encore, la scène n'a pas vraiment préparé le terrain : le moment est beau, mais il n'est pas conquis. On admire la forme ; on peine à sentir la nécessité intérieure qui aurait dû y conduire.
Le travail des lumières, confié à Marion Hewlett, se distingue par une finesse réelle : les climats se déploient avec netteté, chaque air trouve son espace, sa couleur, son ombre. Les éclairages savent sculpter les visages et isoler la jeune fille dans des poches d'intimité très réussies. Mais malgré ces qualités, le regard peine parfois à percevoir l'élan dramatique qui devrait accompagner ces variations lumineuses : la direction d'acteurs reste d'une grande sécheresse, les corps paraissent souvent à distance d'eux-mêmes, prisonniers de postures qui déploient l'intention au lieu de la vivre. La passion circule peu ; l'émotion, souvent, se contente d'être indiquée.

Il revient donc à la musique — et à elle presque seule — de porter la tension, l'ambiguïté, l'ombre et la lumière que la scène laisse en suspens. Pierre Dumoussaud confirme ici la place qu'il occupe désormais dans le paysage lyrique français : un chef soucieux de dramaturgie, d'arcs émotionnels, de couleurs. Sa direction est vivante, souple, jamais décorative. Les cordes du Bordeaux Aquitaine ont cette chaleur tendre qui convient si bien à la partition, les bois se distinguent par une articulation expressive remarquable, et les cuivres, toujours mesurés, apportent une densité sans jamais couvrir les voix. Dumoussaud fait entendre l'opéra qu'on aurait aimé voir : celui où la douceur côtoie la rupture, où la tendresse frôle la violence, où le passage de l'ombre à la lumière n'est jamais une simple image.
Le plateau vocal, lui, offre une soirée d'un excellent niveau. Claire Antoine campe une Iolanta très contrôlée, musicalement irréprochable, timbre limpide, ligne élégante, mais qui manque un peu de cette fragilité vive, de cette porosité émotionnelle que la scène n'a pas encouragée. Julien Henric, en Vaudémont, possède la sincérité et l'ardeur nécessaires ; sa voix se projette avec franchise, mais son personnage ne trouve jamais l'espace pour devenir le perturbateur qu'il devrait être. Ain Anger, en René, impose une présence vocale puissante, sombre, mais le rôle — dans cette lecture — manque d'autorité et de menace. Ariunbaatar Ganbaatar, quant à lui, domine nettement la distribution : son Ibn-Hakia est un modèle de tenue, de phrasé, de noblesse. Vladislav Chizhov apporte à Robert une solidité vocale appréciable, mais demeure, comme beaucoup d'autres, en attente d'une direction d'acteurs plus incarnée. Parmi les rôles secondaires, chacun trouve une place juste dans la texture vocale du spectacle. Abel Zamora campe un Alméric précis, doté d'une projection nette et d'un sens du phrasé qui donne au personnage une présence plus affirmée qu'à l'accoutumée ; son intervention, brève mais bien ciselée, apporte une dynamique bienvenue dans les scènes d'ensemble. Ugo Rabec, en Bertrand, impose pour sa part une assise sonore solide et une autorité naturelle, offrant au rôle une stature presque protectrice qui complète utilement l'univers autour d'Iolanta. On remarquera en particulier la belle tenue de Vladislav Chizhov, qui fait de Robert bien davantage qu'un amoureux de convention : timbre richement coloré, articulation soignée, autorité sans dureté, il développe une ligne noble et élégante qui élève chaque apparition. Enfin, Lauriane Tregan-Marcuz confère à Martha une humanité vibrante, un mélange de chaleur et de pudeur qui donne à ses interventions une qualité presque narrative ; son attention au mot, à la nuance, contribue à ancrer émotionnellement la scène autour de la jeune princesse. Ensemble, ils composent un cadre vocal solide et délicatement dessiné, où chacun apporte une nuance à l'équilibre général avec un Chœur de l’Opéra national de Bordeaux bien en place dans le final, confère au dernier tableau, conférant une ampleur qu'on aurait aimé sentir plus tôt dans la soirée…

