
Une production un peu paresseuse
C’est le deuxième Falstaff que Damiano Micheletto réalise après la production de Salzburg en 2013 qui a été reprise ensuite à la Scala. En fait, il décline d’une autre manière la même idée, celle d’un Falstaff âgé qui refuse la vieillesse et qui se croit toujours jeune. Cette fois-ci, il la décline autour d’une figure très inhabituelle, celle d’un vieux chanteur de rock au look qui rappelle très vaguement Elton John (« Sir John »), et qui continue à faire des concerts avec son groupe, composé de Bardolfo et Pistola.

Le tout se déroule dans l’ambiance flashy d’une discothèque très fameuse de la Riviera Adriatique, des années 60… tel est du moins le décor initial de Paolo Fantin, son compère décorateur attitré.
Déjà en 2013, en imposant le décor de la casa Verdi pour vieux artistes, à Milan où Verdi est enterré, il avait à la fois donné l’idée des vieux artistes qui refusent de vieillir, mais il avait aussi débarrassé l’œuvre de son côté anglais. Adieu Windsor, adieu Moyen Âge ou Renaissance, mais cela Giorgio Strehler l’avait aussi proposé dans son Falstaff dans un décor au couleurs de l’Émilie et des terres verdiennes.
L’idée en soi n’est pas mauvaise au départ. Il reste toujours à savoir comment on la décline. Comme il n’y a plus d’auberge, il n’y a plus non plus de maison Ford. Il n’y a plus d’intérieur bourgeois et c’est tout l’opposé de l’option de Robert Carsen dans la production qui avait fait à peu près le tour des grandes salles du monde. Et c'est aussi cela la faiblesse de cette production parce que une fois l’idée initiale posée, qui est en soi intéressante, Michieletto n’en fait plus grand chose. Il est contraint par un livret plutôt précis en termes de lieux et d’accessoires et par ailleurs, son choix l’oblige à aller vers une sorte d’abstraction lisible dans un décor pratiquement essentiel fait de colonnes et de quelques meubles ou « idées » de meubles.
Or, la comédie est souvent aussi un univers d’objets, de lieux précis, de cadres… Même le Falstaff de Marthaler si décrié à Salzbourg était rempli d’objets divers sans remonter au Falstaff de Ronconi dirigé par Solti toujours à Salzbourg en 1993, chef d’œuvre d’exactitude pointilleuse dans le merveilleux décor de Margherita Palli. Ici il faudrait au moins du vin et un aubergiste, un paravent qui cache les tourtereaux Fenton et Nanetta, un bac à linge, sans parler de la Tamise (ou au moins d’un cours d’eau), sans laquelle le final du deuxième acte que tout le monde attend tombe à plat.
Il faut aussi des changements de lieux rapides : le premier acte se déroule successivement dans l’Auberge de la Jarretière (Osteria della Giarrettiera/Garter Inn) et chez Ford, tout comme le deuxième acte et le troisième devant l’Auberge et dans la forêt de Windsor au pied du chêne de Herne. On peut même varier les plaisirs : dans ou devant l’auberge, chez Ford ou dans le jardin etc… C’est dire aussi que la comédie exige une certain « réalisme ».
La multiplication des lieux et des tableaux (six tableaux et donc six changements) montre aussi la variété et la complexité de l’intrigue qui est en réalité double, la farce que les femmes élaborent contre Falstaff (acte II, la Tamise) et celle qu’elles montent aussi contre Ford pour l’empêcher de réaliser ses promesses de mariage de Nanetta à Caïus avec leurs variations et leurs entrelacs (Acte III). En réalité, la farce de l’acte III contre Falstaff n’est pas une nouvelle punition, elle est « fonctionnelle » et secondaire, parce que l’objectif n’est pas Falstaff, mais Ford : on passa par Falstaff pour rassurer le mari et le circonvenir : c’est ce que comprend Falstaff dans la scène finale.
Et de fait, Falstaff exige les objets, les lieux, la variété : il exige que ça bouge, tout le temps et dans tous les sens, comme quand Ford cherche Falstaff dans toute la maisonnée.

Damiano Michieletto choisit la nostalgie des choses perdues, passées et qui furent un pôle d’attraction générationnel. Ainsi le décor de Paolo Fantin répète-t-il celui du 007, un des célèbres dancings de Rimini sur la riviera adriatique, fermé depuis quelques années et qui depuis 1964 avait été l’une des références des nuits estivales. Les néons multicolores (lumières toujours remarquables d'Alessandro Carletti), les pilastres rappellent la piste de danse dont nous reproduisons ci-dessous une photo. C’est une image de temps perdu, des joies d’avant.
Et le fait que toutes les scènes des premier et deuxième actes se déroulent sur la scène où se produit le groupe « Sir John », mais aussi sur la piste de danse renvoie tout ce beau monde, et pas seulement Falstaff, au monde d’avant.

Mais dans les faits, il ne se passe pas grand-chose, et toute l’agitation qui fait le sel du deuxième acte et de son final tombe un peu à plat. Quant au fameux panier à linge, bien concret, dans lequel Falstaff est envoyé dans la Tamise, il est évidemment obligé de disparaître et Michieletto doit trouver une nouvelle solution.
C’est un final inversé : ce n’est plus Falstaff, qui, dans un panier à linge et jeté dans la Tamise, puisqu’il n’y a plus de Tamise ni de panier à linge mais c’est un container d’ordures qui lui tombe sur la tête en le ´noyant’ sous les immondices. C’est plus cruel que dans le livret original, tout en étant spectaculaire et cette fois-ci en dehors du réalisme de la comédie parce que cela surgit presque « ex-nihilo », comme une morale de la fable. En effet, la scène est réglée comme une sorte de gag monumental où Falstaff, seul, se retrouve sous le container vert des ordures, et d’une certaine manière, si l’effet est spectaculaire, il perd son côté farce, pour devenir prémonitoire : « à ton âge, tu es devenu rebut social, inutile, à jeter ». Je ne suis pas sûr que ce soit le sens réel de l’œuvre.

L’idée de Michieletto, en accord avec celle de Gatti, est celle d’une œuvre un peu crépusculaire où le crépuscule est masqué sous un vernis comique. Et dans cette vision, les néons, le flashy deviennent alors des substituts, une sorte d’exaltation volontaire du toc et du superficiel qui masque la réalité. Cela me semble relativement superficiel dans la mesure où c’est la seule véritable idée.
Le troisième acte confirme cette impression ambiguë : la fantasmagorie oscille entre la revue un peu provinciale (boule à facettes, paillettes et plumes) du dancing de la riviera pour les principaux personnages, et le cauchemar pour Falstaff puisque les feu follets et fées censés lui faire peur sont en réalité la levée en masse d’une armée de vieillards sortis d’EPHAD, qui en chemise de nuit, qui avec cathéter, qui en fauteuil roulant, dont la seule volonté est d’engloutir Falstaff et l’emporter en quelque sorte « là où il devrait être » et l’aspirer vers son réel destin. L’idée est encore ici d’une cruauté qui me semble-t-il dépasse l’œuvre et ses intentions.

Après cette fantasmagorie assez digne d’ailleurs de la cruauté de notre époque qui relègue les vieux là où « ils doivent être » – et peut-être Michieletto le souligne-t-il- on revient à l’habitus normal d’un Falstaff ordinaire (mariage des tourtereaux et couple Caïus-Bardolfo, et alors le retournement de situation et la « victoire » de Falstaff « Tutto il mondo è burla », semble un peu tomber à plat d’autant qu’à la fin de la fugue Falstaff s’en retourne sur scène et disparaît derrière le rideau comme pour dire justement « rideau », c’est fini, j’en ai fini avec vous…
Au total, ce travail repose sur une idée qui est superficiellement exploitée : notamment rien n’est tissé entre la nature de Falstaff vieille gloire du rock et le monde des femmes (Alice, Meg, Quickly…), on a l’impression qu’une sorte de construction en silo, où une fois que le personnage de Falstaff a été posé et construit, ainsi que son univers avec ses compagnons Bardolfo et Pistola, on s’en tient là. L’idée de départ est bonne, son exploitation moins car elle tire vers une cruauté que l’œuvre ne nous dit pas et d’ailleurs, notre époque bizarrement aime les vieilles gloires qui se produisent encore sur scène à des âges avancés, pour rappeler le bon vieux temps, l’ « avant c’était mieux », mais plus encore un aujourd’hui d’éternité qui relativise la thèse de Michieletto (cf Mick Jagger, 82 ans ou en France Sheila, 80 ans, ou Hugues Aufray, 96 ans…). Cet aspect nostalgique qui attire un public d’ailleurs assez bigarré n’a pas été fouillé et c’est un peu dommage parce qu’il ferait de ce « Sir John » non un vieux qui veut rester jeune, mais un « vieux » qui parle encore au monde. Quant aux autres, ils restent avec des costumes modernes ceux qu’ils ont toujours été dans toutes les mises en scène du monde du chef d‘œuvre de Verdi.
C’est au total un peu paresseux, comme si une fois l’idée maîtresse émise, Michieletto s’était trouvé à court, y compris sur la conduite d’acteurs où chacun fait ce qu’il a à faire ou pense avoir à faire. Nicola Alaimo a un tel métier et un tel sens de l’à‑propos scénique qu’il n’a pas trop besoin d’être conduit, Gatell fait le même notable Fenton que celui qu’il a fait partout mais surtout, je trouve que les femmes manquent de caractérisation et de couleur spécifique, ce qui est un trait essentiel chez Verdi et qui semble ici scéniquement assez savonné. En bref, chacune et chacun fait comme il sent – c’est du moins l’impression d’ensemble.
À tout prendre, on préférait sa production salzbourgeoise sur la même idée, mais mieux travaillée.

L’orchestre de Daniele Gatti
Il en va autrement, tout autrement au niveau musical où en fosse, Daniele Gatti nous offre un Falstaff aux couleurs inhabituelles, parce qu’il a un orchestre au son si spécifique qu’il l’utilise pour livrer une vision qu’il défend systématiquement depuis des années : celle justement que cherche à servir Michieletto d’un Falstaff plus nostalgique et mélancolique que comique, mais bien plus convaincante musicalement que scéniquement.
Depuis des années, Daniele Gatti a fait de Falstaff une sorte d’étendard. Il l’a dit dans toutes les interviews : Falstaff, même si explosion de joie, reste le dernier opéra, et donc l’œuvre de la fin. Il a toujours voulu montrer dans ses interprétations un Falstaff moins bouffe que l’habituel. Il n’aime pas trop par exemple les « clins d’œil » au public, les petits tics comiques qui feraient du personnage un gentil clown d’opéra bouffe. Gatti, qui est un chef qui sait ce qu’il veut, s’est toujours tenu à cette vision et a rencontré bien des remarques amicales acerbes ou proprement insultantes à ce propos. Et son dernier Falstaff à la Scala aidé par la mise en scène de Giorgio Strehler avait un peu cette couleur automnale qui a tellement agacé certains qui l’ont comparé, à un « requiem »… Pauvres esprits…
Les orchestres italiens n’ont pas cette manière-là d’aborder ce Verdi-là… L’Orchestre de la Scala qui a Falstaff dans l’ADN n’a pas rendu avec Harding ou Mehta cette couleur. Au contraire, les orchestres étrangers n’ont pas Falstaff dans leurs gênes avec leurs habitudes bonnes ou mauvaises… Gatti avec le Concertgebouw à Amsterdam avait produit un Falstaff étincelant, mais dans cet ordre légèrement crépusculaire bien que la mise en scène de Carsen ne le fût pas ni le légendaire Ambrogio Maestri qui portait justement ce Falstaff bouffe que tout le monde attend.
C’est encore plus sensible avec la Staatskapelle Dresden, parce qu’elle a un son encore plus spécifique, au couleurs ombrées, qui convient parfaitement à l’approche crépusculaire de Gatti. C’est donc un Falstaff très étonnant qu’on entend ici : d’abord on sent une vraie jouissance musicale, on sent l’orchestre complètement aux mains du chef, avec un engagement total qui joue impeccablement cette musique, sans la couleur d’orchestres italiens (nous parlerons dans quelques jours du Falstaff du Festival Verdi de Parme, à l’opposé), mais avec une sorte de de volonté de jouer à fond le jeu du chef, la couleur voulue, la précision, les nuances, les raffinements.
Gatti a en effet toujours voulu dans Verdi faire entendre d’abord les raffinements, en essayant de travailler au plus près de la partition, en allant au besoin contre la tradition (sa Traviata, extraordinaire, son Trovatore, anthologique). Ici, le son quelquefois rude de la Staatskapelle sert un Falstaff jamais bouffe, mais fait de contrastes, quelquefois explosif, comme il se doit, quelquefois incroyablement fin, et quelquefois rêche. Sans les bois extraordinaires de la Staatskapelle, sans leur précision dans chaque nuance, je ne suis pas si sûr que l’option assez affirmée de Daniele Gatti aurait été aussi convaincante. Et à dire vrai, j’ai entendu un Falstaff d’une vraie complexité, incroyablement coloré, mais aux demi- mélancoliques, jamais lourd, mais loin de toute légèreté superficielle. Un hymne grandiose aussi bien qu’une œuvre incroyablement lyrique, dans laquelle on entend même un peu Wagner (Meistersinger, une œuvre lointaine cousine, y compris par son thème… N’oublions jamais la deuxième mise en scène de Wieland Wagner à Bayreuth avec son décor shakespearien « Théâtre du globe » en 1963) mais dans laquelle on se souvient de Rossini, de sa manière de syllaber, d’accompagner les mots, de construire les ensembles… et Daniele Gatti a une véritable expérience rossinienne… (Nicola Alaimo offrirait-il ce Falstaff anthologique s’il n’était pas rompu à Rossini ?).
On entend une construction musicale, très théâtrale, fondée sur des heurts, des rudesses, d’incroyables audaces sonores (et Verdi va quelquefois jusqu’aux limites de l’atonalité), et des moments édéniques. C’est tout à la fois comme un immense chant d’adieu à toutes les formes musicales, ici évoquées, à peine esquissées, et en même temps une incroyable ouverture vers le futur. Ne voyons pas comme un hasard que Gatti dirige aussi Berg à l’opéra… et on entend dans son Falstaff des moments de l’immense rudesse et de l’immense solitude d’un Wozzeck ; ce qui me fascine dans cette direction, dans cette manière de prendre l’œuvre, c’est de la prendre en profondeur, d’en montrer la bascule, le passage du passé au futur, d’en faire un incroyable instant musical où tout se bouscule, et où se déversent les ondes sonores, les vagues sonores du génie verdien dans sa profusion et sa nature visionnaire. Ce soir c’est Gatti qui ouvre la porte et montre l’édifice, Michieletto hélas est resté au seuil.
Les Voix
Au service de cette somptuosité musicale, de cette « totalité », un chœur parfaitement au point dans ce troisième acte (préparé par Jan Hoffmann) et une équipe de chanteurs formidablement engagés, très tenus musicalement, à défaut de l’être scéniquement.

Dans l’ensemble de la distribution, l’essentiel est constitué de chanteurs invités, mais on compte trois membres de la troupe locale (la Semperoper est un théâtre de répertoire, comme quasiment partout en Allemagne). C’est le cas de la jeune mezzo ukrainienne Nicole Chirka, qui est une Meg Page au timbre charnu, à la voix qui projette bien et douée de jolies délicatesses.
Bien plus connue, Marie-Nicole Lemieux est une Miss Quickly qui comme toujours fait montre de qualités singulières en matière de couleur, de phrasé, et d’expression. Elle est un vrai mezzo de caractère, avec une présence scénique qui dessine un authentique profil. C’est incontestablement sa force. Il reste que la voix a peut-être perdu en puissance et en projection, elle n’a plus cette « autorité » qui impose une Quickly matronale et c’est une petite déception.
Rosalia Cid qu’on a vu à la Scala en Lisette (dans La Rondine) et en Nannetta avec Gatti dans la production Strehler confirme en revanche ses excellentes prestations scaligères dont nous disions (à propos de sa Lisette) : « (…) Rosalia Cid est remarquable de présence et d’efficacité scénique, elle impose immédiatement le personnage, grâce à une émission vocale impeccable, un volume notable, un sens de la conversation et du rythme d’une précision assez incroyable et une diction parfaite. ». Nous avions précisé à propos de sa Nannetta : « elle donne une vraie présence vocale, une véritable assise, avec une vraie personnalité vocale, plus affirmée que certaines Nannetta, et moins éthérée ». On ne peut que confirmer ses qualités vocales, avec une Nannetta juvénile mais décidée, une sorte d’Alice en gestation, avec un sens du phrasé, de la couleur et un impeccable style. C’est un soprano à suivre, en troupe à Dresde où elle va interpréter notamment Musetta de La Bohème et Constance des Dialogues des Carmélites.
Eleonora Buratto fraîchement désignée chanteuse de l’année par le mensuel Opernwelt est désormais une des chanteuses favorites en Allemagne dans le répertoire italien : elle a été notamment une Butterfly qui a secoué les foules sous la direction de Kirill Petrenko à Baden-Baden et Berlin.
Je ne suis toujours pas persuadé qu’elle soit un lirico spinto, mais plutôt un soprano lyrique, mais Alice Ford est un rôle qui lui convient bien, où elle peut développer des qualités techniques éminentes, ciselure de chaque mot, magnifique projection du son, contrôle permanent, puissance de l’émission. Il n’y a rien à dire, sinon pour mon goût tatillon, peut-être un tout petit manque de naturel, mais c’est vétille dans une prestation qui dans l’ensemble constitue un modèle de « bel canto », de beau chant. Peu de sopranos aujourd’hui montrent une telle maîtrise et une telle sûreté avec une suprême élégance et un sens musical consommé.
Nous avons commencé par les femmes, parce qu’elles sont dans la mécanique du livret, le moteur de l’action. Tous les hommes ici en réalité sont, sinon des victimes, du moins des dindons des farces élaborées par les femmes. Aujourd’hui d’ailleurs, en ces périodes d’affirmation du rôle des femmes, de leur autonomie et de leur « sororité », on peut d’ailleurs être étonné que cet aspect ne soit pas plus souvent montré dans les mises en scène de cet opéra…
Trois personnages masculins sont à la fois « secondaires », mais des figures qui doivent être parfaitement profilées, dans la mécanique de la comédie.
Siméon Esper, membre de la troupe depuis une quinzaine d’années est un Pistola solide et Marco Spotti dans Bardolfo se montre, comme à la Scala il y a quelques mois, particulièrement expressif avec un vrai sens de la scène et une voix puissante et marquée.
Didier Pieri, entendu à Baden-Baden dans Goro, est ici le Dr. Caïus, avec cette voix de ténor de caractère, plus affirmée peut-être que dans l’immense nef de Baden-Baden, qui lui promet un bel avenir parce qu’il sait tenir la scène en vrai personnage de comédie et surtout qu’il sait travailler les facettes diverses du texte, dont on entend parfaitement chaque mot. À suivre donc.

A 47 ans Juan Francisco Gatell réussit toujours à faire croire qu’il a 17 ou 20 ans tant son Fenton semble être dans ses gênes d’éternelle jeunesse. La voix est toujours délicate et raffinée, et elle sonne bien dans la belle salle du Semperoper. Le personnage, quelles que soient les mises en scène, toujours éminemment crédible, éminemment poétique. C’est tel qu’en lui-même enfin l’éternité le change, l’incontestable Fenton de l’époque. Une performance.
Le Ford de Lodovico Ravizza est aussi la confirmation d’une voix de baryton affirmée et raffinée. Nous l’avions déjà apprécié dans Alfredo il Grande de Donizetti à Bergame en 2023. Il est encore en début de carrière, mais il confirme d’abord des qualités scéniques évidentes, un engagement véritable dans le personnage, avec une voix déjà mûre, très soucieuse du texte (parfaitement clair) et un chant toujours élégant. Il va s’ajouter à la liste déjà longue des barytons italiens à suivre de très près, parce qu’il réussit à tenir la scène avec cran face au Falstaff éberluant de Nicola Alaimo et qu’il a perçu la spécificité d’un Ford, confié à des barytons qui savent dire un texte avec un vrai sens de la couleur et de la nuance (Keenlyside, Degout, Micheletti…) et être un caractère qui fasse contraste à celui de Falstaff… vraiment intéressant.

Et puis il y a Nicola Alaimo, qui est à mon avis le Falstaff du moment. Il y a derrière ce chant d’abord toute une culture du chant rossinien avec ses changements de rythme, ses couleurs multiples, sa puissance cette manière de « macher » le texte. Il y a aussi une présence scénique qui remplit le plateau, et qui focalise le regard, quel que soit le rôle. Alaimo a cette ductilité innée des grands, des immenses chanteurs à la Bacquier, qui vous retournent un personnage, en faisant tour à tour un méchant, un gentil, un bouffe, ou même un monstre. Aujourd’hui peut-être seul un Michael Volle d’une autre génération est capable d’être aussi bien Falstaff que Hans Sachs, Wotan ou Beckmesser ou même le prêtre de Dagon de Samson et Dalila. Alaimo est de cette race, des seigneurs absolus de la scène d’opéra. Son Falstaff est éblouissant de vérité, de tendresse, de grandeur, jamais caricatural ; il est une authentique figure, qui immédiatement fait sourire, et immédiatement aussi méditer tellement on sent derrière une profondeur, une épaisseur qu’illustre la manière dont le texte est dit, la multiplicité des couleurs, jusqu’à la manière de chanter en fausset, si particulière, ou de grossir la voix, de la murmurer ou de la susurrer. L’entendre, c’est presque explorer toute l’architecture du chant italien dans ce qu’il a de plus étonnant et de plus multiple. Ce Falstaff est une illustration de la complexité du personnage, de ce qui fait de lui un des totems de l’opéra. Grandiose.
En ce dimanche d’octobre, on a senti la surprise d’un public qui accueille ce Falstaff avec une certaine gourmandise, et qui fait une fête à tous les chanteurs, au chef et à l’orchestre. C’est en effet ce soir avant tout une fête de la musique, qui, défend plus la couleur que les néons multicolores du décor de Paolo Fantin ou le pâle travail scénique de Damiano Michieletto.

