Gaetano Donizetti (1797–1848)
Caterina Cornaro (1844)
Tragedia lirica in un prologo e due atti
Livret de Giacomo Sacchero d'après le livret de Jules Henry Vernoy de Saint Georges, pour l'opéra La Reine de Chypre (1841) de Jacques Fromental Halévy
Première représentation selon la volonté du compositeur
Création le 18 janvier 1844, Théâtre Royal San Carlo, Naples
Édition critique par Eleonora Di Cintio © Casa Ricordi, Milan
avec la collaboration et la contribution de la Fondation Teatro Donizetti de Bergame

Direction musicale Riccardo Frizza
Mise en scène Francesco Micheli
Décors Matteo Paoletti Franzato
Costumes Alessio Rosati
Conception lumière Alessandro Andreoli
Dramaturge Alberto Mattioli
Conception visuelle Matteo Castiglioni
Assistante à la mise en scène Paola Brunello
Assistante aux costumes Stefania Coretti

Caterina Cornaro Carmela Remigio
Andrea Cornaro Fulvio Valenti
Gerardo Enea Scala
Lusignano Vito Priante
Strozzi Francesco Lucii
Mocenigo Riccardo Fassi
Un chevalier du roi Francesco Lucii
Matilde Vittoria Vimercati

Orchestra Donizetti Opera
Chœur de l'Accademia Teatro alla Scala
Chef de chœur Salvo Sgrò

Nouvelle production de la Fondation Teatro Donizetti
en coproduction avec le Teatro Real

Bergame, Teatro Donizetti, samedi 22 novembre 2025, 20h00

Ceux qui ont visité l’arrière-pays vénitien et les villas dites « palladiennes » (toutes ne sont pas signées Palladio) de la zone connaissent le Barco della regina Cornaro, que Caterina Cornaro revenue de Chypre se fit construire près de la ville d’Asolo. Caterina Cornaro, personnage historique de qui le Titien (Aux Offices à Florence) et Gentile Bellini (au Musée des Beaux-Arts de Budapest) ont fait des portraits connus, a laissé de vifs souvenirs dans le Veneto. Étrange existence de cette reine de Chypre, que Venise plaça là pour en hériter plus tard et récupérer l’île. Assez étrange pour exciter les librettistes d’opéra, d’abord Jules Henry Vernoy de Saint Georges pour l’opéra de Halévy en 1841, La reine de Chypre, et Giacomo Sacchero pour Donizetti en 1844 qui compose ainsi Caterina Cornaro, ossia la Regina di Cipro, son dernier opéra, achevant ainsi la série des reines pour le San Carlo de Naples.
L’œuvre n’a pas eu un destin royal, la première napolitaine fut un échec et Donizetti écrit en 1845 pour Parme un autre final. Il faut attendre le début des années 1970 pour que successivement deux stars du bel canto relèvent le défi, Leyla Gencer dans une production mythique du San Carlo et Montserrat Caballé dans plusieurs représentations concertantes.

Entre 1833, création du Furioso nell’isola di San Domingo et 1844, création de Caterina Cornaro, l’opéra a beaucoup changé. En 1844, Verdi a déjà créé Nabucco et I Lombardi, et il s’apprête, deux mois après la création de Caterina Cornaro à Naples, à offrir Ernani à Venise. Le genre s’est étoffé des apports du Grand-Opéra, et Wagner sur d’autres rives a déjà créé Der fliegende Holländer. L’opéra devient décidément plus « symphonique ».

Si la musique de Caterina Cornaro illustre ces transformations que Donizetti avait déjà appliquées ailleurs, la trame est aussi singulière, puisque si dans cette œuvre, comme toujours, le soprano aime le ténor, mais a été contrainte d’épouser le baryton, le trio infernal de l’opéra (celui du Trouvère…) n’a rien d’infernal ici puisque tous s’aiment, reconnaissent leurs qualités, les amours des uns des autres etc… Bref, trois grandes âmes qui s’aiment d’amour tendre, c’est suffisamment rare à l’opéra pour être souligné. Le méchant, ici, c’est une force obscure tapie dans l’ombre, la République de Venise qui veille à ses intérêts, qui ne sont pas ceux des trois autres.

Voilà une trame effectivement peu fréquente, mais qui rassurons-nous finit mal : même si Caterina survit, enceinte, elle a perdu à la fois le mari respecté (et père) et l’ami-amant aimé.
Francesco Micheli, ex-directeur artistique du Festival, a une dernière fois signé la mise en scène et le nouveau directeur artistique, Riccardo Frizza assure la direction musicale de cette œuvre qui demande des voix impressionnantes, et une mise en scène assez claire.
Si musicalement tout tient la route, pour une fois, Francesco Micheli semble avoir emprunté un chemin erroné et signe un travail vraiment discutable.

Caterina Cornaro, par Gentile Bellini (Musée des Beaux Arts de Budapest)

De l’histoire à l’opéra

De l’histoire de la « Regina Cornaro », mariée de force au roi de Chypre, de la famille des Lusignan, pour garantir l’île en héritage à la République de Venise, Giacomo Sacchero tire un livret qui tranche sur l’histoire « réelle », tout en respectant l’élément essentiel : Caterina à la fin de l’aventure reste veuve – elle aura connu une seule année son mari, volage et indifférent, – et enceinte. Elle donnera naissance à un héritier mâle, qui mourra de paludisme l’année suivante. Chypre, qui reste aux mains de Caterina, deviendra donc vite un enjeu de convoitises diverses, mais au final c’est Venise qui remportera la mise. Voilà, à gros traits l’histoire.
Quand j’ai lu cette histoire, ce livret et les noms « Venise » et « Chypre », j’ai immédiatement, je ne sais pourquoi, pensé à l’Othello de Shakespeare, dont le premier acte se passe à Venise et le reste à Chypre, et à celui de Verdi (qui se déroule à Chypre) alors que celui de Rossini se déroule seulement à Venise.
C’est l’évocation de Chypre qui m’a conduit sur ces rives shakespeariennes, et en me plongeant dans le livret de Sacchero, j’ai bien retrouvé le mari, la femme et l’amant, trio fatal, mais à l’inverse d’Otello, dans une volonté de vérité, d’humanité d’où toute folie meurtrière est bannie : on est dans le négatif d’Otello, un drame non de la jalousie, mais de l’harmonie, et de la tolérance frappées par la fatalité : et si dans Otello seul survit Cassio (qui n’est que l’amant « supposé »), tandis que Desdemona meurt et Otello se tue, ici c’est Caterina qui survit et les autres qui meurent. On se trouve dans une histoire qui a des données proches d’Otello qui pourrait virer au drame par sa nature même, et qui paradoxalement vire au drame parce que les trois héros sont des grandes âmes jusqu’au bout, et fidèles les uns aux autres. Je me suis amusé à penser Caterina Cornaro, comme une sorte d’anti-Otello et ainsi gamberger parce que dans cette histoire, même le méchant Mocenigo est identifié comme méchant dès le début et non comme un faux-ami à la Jago. Tout est à l’inverse… C’est amusant l’opéra quelquefois…
Qu’on me pardonne cette parenthèse où mon âme a gambergé au-delà du raisonnable, mais les voies donizettiennes sont pénétrables par bien des chemins, et c’est ce qui rend sa production théâtrale passionnante et multiforme.
Giacomo Sacchero en fait donc un drame aux accents romantiques, limité au tout début du règne de la reine, se servant de quelques faits historiques (le rôle de la République de Venise, qui plaça là Caterina Cornaro à dessein, allant jusqu’à l’adopter et la doter richement, la mort rapide de Lusignano) pour broder par ailleurs
En prologue, on célèbre à Venise le mariage d’amour entre Caterina Cornaro (soprano) et Gerardo (ténor), jeune noble français, c’est la fête, interrompue par Mocenigo (basse), envoyé du Conseil des Dix, qui ordonne l’interruption du mariage, parce que la République a décidé de préempter la jeune femme pour l’envoyer à Chypre épouser Lusignano, roi de Chypre, et ainsi représenter les intérêts bien compris de Venise dans cette partie de la Méditerranée. C’est un oukase. C’est ça ou les ennuis… Gerardo est écarté. Si Caterina n’obéit pas il sera assassiné. Pour le protéger, elle se sacrifie et accepte le mariage chypriote.
Nous sommes ensuite à Chypre, et la République de Venise a décidé de se débarrasser de Lusignano pour gouverner en direct. Gerardo débarque et il est très vite agressé par des sicaires de Venise, mais sauvé par un noble inconnu qui se révèle être… Lusignano qui passait par là. Gerardo est sauvé par l’homme qui lui a pris la femme aimé, et qu’il devrait donc haïr, mais ils se découvrent hommes de bien et s’allient à la vie à la mort contre Venise.

Le mari et l'amant, les belles âmes se retrouvent : Vito Priante (Lusignano), Enea Scala (Gerardo)

Lusignano, fatigué par la maladie, demande à sa femme de recevoir un noble français. Elle accepte et reconnaît Gerardo, qu’elle n’a jamais cessé d’aimer, et lui révèle qu’elle a accepté le mariage chypriote pour lui sauver la vie. Survient Mocenigo qui annonce la chute de Lusignano, ordonnant à sa femme de lui succéder sous la menace. Mais Lusignano intervient, révèle la supercherie, et fait arrêter Mocenigo. C’est la guerre ouverte contre Venise où Gerardo et Lusignano, qui connaissent chacun la vérité sur l’autre, sont alliés.
Sur le champ de bataille les chypriotes sont victorieux, mais Gerardo s’est sacrifié, et Lusignano, blessé, qui l’annonce à Caterina, meurt lui aussi. Caterina est désormais seule.

Carmela Remigio (Caterina Cornaro)

La production

La trame de Caterina Cornaro n’est ni linéaire, ni habituelle mais elle possède des traiys intéressants pour des spectateurs d’aujourd’hui… Aussi Francesco Micheli et son dramaturge Alberto Mattioli ont-ils décidé de la transposer à notre époque. Caterina, enceinte, est à l’hôpital à Venise au chevet de son mari malade. Dans le temps passé à attendre, elle se met à rêver, à cette autre Caterina, lointaine dans le temps, enceinte elle aussi et dont le mari meurt… et les images se superposent…
Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? C’est la question qui vient immédiatement au vu de cette production dont la note d’intention du feuillet distribué en salle prépare l’esprit du spectateur.

L’auteur de ces lignes n’est pas un perdreau de l’année en matière de mises en scène et surtout, en a vu de toutes sortes dans sa mémoire, suffisamment géniales quelquefois, suffisamment biscornues de l’autre pour ne s’étonner de rien. De plus, Francesco Micheli est connu pour (dé)tourner les livrets, construire des parallèles, actualiser les trames d’une manière qui souvent lui réussit grâce à une imagination débordante et à une douce folie. On en s’attendait donc certes pas à voir pleurer Caterina sous les remparts de Famagouste, mais pas non plus à la voir rêver dans un couloir d’hôpital de cette manière-là.
Ainsi lit-on dans la note d’intention du dramaturge :

CATERINA UNA E TRINA
Il existe trois Caterina Cornaro. La première est celle de l'histoire, grande dame de la Renaissance, belle et cultivée, célébrée par Bembo et Titien, devenue première reine de Chypre parce que mariée par la Sérénissime à Giacomo Lusignano, souverain
de l'île, puis, à la mort de son mari, après l'annexion de Chypre par Venise, animatrice d'une cour intellectuelle et galante à Asolo.
La deuxième est celle de l'opéra de Donizetti : son librettiste, Giacomo Sacchero, transforme la réalité historique en un roman historique : vraisemblable, mais pas vrai.
La troisième Caterina est la nôtre. Nous nous sommes glissés dans les différences entre la Caterina historique et celle de l'opéra pour raconter cette héroïne au public d'aujourd'hui, lui donner des points de référence, découvrir ce qui est présent dans ce passé.
Une femme enceinte, seule, angoissée, assise dans la salle d'attente anonyme
d'un hôpital. Une image tragique et familière, qui appartient à l'expérience de chacun d'entre nous. Elle s'appelle Caterina, elle est mariée à Giacomo et vient de perdre son père,
Andrea…

On s’attend donc, et les premières images nous le confirment, à voir sur scène cette histoire de femme enceinte qui va revivre les aventures de la lointaine Caterina du passé donizettien ou vénitien…
C’est bien le cas : la structure scénique (décor de Matteo Paoletti Franzato) sur une tournette, est composée d’un côté d’un couloir d’hôpital avec ses sièges d’attente, et de l’autre de vagues arceaux renvoyant à une architecture renaissance. Venise hier, Venise aujourd’hui, Venise toujours.

Venise hier, Venise aujourd’hui, Venise toujours… Caterina Cornaro en reine, mais dans le corridor de l'hôpital

En fait la question dramaturgique qui se pose est simple : quelle « Caterina » privilégier ? Celle qui attend à l’hôpital ou celle qui dans de beaux atours Renaissance, vit l’histoire concoctée par Sacchero et Donizetti.
Si c’est la première alors, le chant doit dès le début lui être destiné et les scènes de mariage du prologue doivent être traitées autrement ou du moins doivent être secondes, rêves de cette femme, fantasmes brumeux d’une Venise inquiétante mais en aucun cas faire effet de réalité. C’est l’hôpital du XXIe siècle qui doit dominer, tout le reste devenant accessoire ou explicatif.
Or, ici, c’est le choix inverse qui a été fait.

Didascalique..

Micheli opte en effet pour l’histoire de Donizetti en premier plan, et sans cesse accompagnée d’images de l’autre, la femme enceinte, de projections de textes explicatifs, des didascalies un peu lourdes qui traduisent ses états d’âme.

Beaux costumes sur fond d'infirmières : Enea Scala (Gerardo), Vito Priante (Lusignano)

Si bien qu’on est le plus souvent dans un opéra traditionnel avec de très beaux costumes (de Alessio Rosati), conçus pour évoquer une Venise de rêve, une sorte de Renaissance picturale qui transcende toute réalité, des mouvements scéniques conventionnels, le tout interrompu de temps à autre par des images d’hôpital, d’infirmiers ou de médecins (pour la partie contemporaine) et de projections de tableaux renaissance (pour la partie « historique ») représentant notamment des images de sacrifice christique.
Le résultat ? l’impression d’une surcharge inutile, de superposition en mille-feuille, et une difficulté nette à se sortir de cet entrelacs. Jusqu’au moment où au deuxième acte plus aisé à traiter, la mise en scène remet le contemporain au premier plan (alors qu’il était traité en vidéo ou sous forme de pantomime muette dans la première partie).

Carmela Remigio (Caterina), Vito Priante (Giacomo)

Le mari Giacomo alité se met à chanter de son lit d’hôpital en tunique bleue de malade, Caterina « moderne » enceinte elle aussi se met à chanter, et pour boucler la boucle, passe derrière le décor, revêt sa robe renaissance et redevient la reine, pendant que l’on mélange en premier plan Renaissance et contemporain, voulant donner l’idée que tout se mélange dans la tête de la femme.

Enea Scala (Gerardo) en chirurgien sauveur qui ne sauve rien

Si bien que Gerardo, le ténor amoureux, devient le chirurgien, désespéré de ne pas sauver Giacomo, et que les armes avec lesquelles on combat sont des seringues ou des bistouris.
Lorsque Giacomo meurt à la toute fin, c’est le malade à l’hôpital qui meurt sur son lit, retenu et comme emporté par Mocenigo surgi de la Renaissance (pour un peu ce serait « Couloir du temps : les visiteurs du XVe siècle ») qui le saisit comme le Christ de la Pietà Rondanini de Michel Ange.

La mort "christique" de Lusignano : Riccardo Fassi (Mocenigo), Vito Priante (Lusignano)

Je ne discute pas le choix du « pitch », mais sa réalisation, confuse et qui s’est heurtée visiblement à un livret qui ne se laissait pas faire. Dans ce type d’approche, la lisibilité doit être immédiate, les correspondances présent-passé fluides et le choix dramaturgique ne doit pas errer entre deux ou trois eaux parce que le livret tantôt permet l’insertion de l’histoire qu’on veut plaquer et tantôt bien moins. On se dit alors que si on avait laissé la reine naviguer dans sa Renaissance donizettienne, avec des beaux costumes et dans un décor traditionnel, on aurait crié au conformisme peut-être, à la tradition poussiéreuse sans doute, mais pas à l’absurdité. Lorsqu’on voit Giacomo Lusignano se dresser en malade très XXIe siècle entouré des personnels de santé, et au loin le chœur renaissance, on réprime difficilement un sourire sinon un fou-rire.
Il semble que la production dans ses intentions n’ait pas été suffisamment fouillée et approfondie et qu’on s’en soit tiré par une série de pis-aller dont ces projections vidéo (de Matteo Castiglioni) et surtout ces textes explicatifs sans intérêt (même si graphiquement bien faits), qui finissent par perturber ou agacer pour nous rappeler qu’on est dans l’âme de Caterina21(XXIe siècle) alors que l’essentiel de ce que le spectateur voit et entend est Caterina19 figurant Caterina15.
Ce type de transformation exige une grande rigueur, – ce à quoi Micheli nous a habitués souvent- et on est ici passé à côté, sans même une once de fantaisie ou d’ironie qui aurait pu faire digérer le tout. Il reste à souhaiter qu’il affine son travail lors de la présentation au Teatro Real de Madrid, coproducteur.

Vito Priante (Giacomo, malade en vidéo), Carmela Remigio (Caterina Cornaro en reine de Donizetti

Ce n’est pas l’option choisie ici qui me choque et qui serait erronée, mais la manière de la traiter qui constitue une impasse dramaturgique qui vire au problématique ou ridicule.
L’autre face de la médaille, heureusement, c’est une musique dont la puissance est évidente, et qui a été particulièrement bien défendue. Ceci compense donc cela.

Les aspects musicaux

La surprise, en entendant cette musique, est sa profusion. Il n’y a pas de temps mort musical, tout s’enchaîne avec logique, avec rythme, avec un vrai sens dramatique. En l’entendant, j’ai pensé à « Trovatore », qui représente pour moi l’absolu de ce que peut-être un drame en musique, d’où aucune note n’est à soustraire. Ce n’est pas tout à fait le cas de Caterina Cornaro, mais l’œuvre possède une sorte de totalité musicale sans temps morts, où l’œuvre de Donizetti – au moins dans cette édition d’Eleonora di Cintio – « telle qu’il la souhaitait ». Les crédits de la représentation affichent fièrement « Première représentation selon la volonté du compositeur ».
Beaucoup de musique de qualité, beaucoup de force dramatique, dès le prologue, une présence du chœur qui renforce la puissance de l’ensemble, et surtout une palette de protagonistes (basse – le méchant‑, baryton, soprano et ténor – les bons-) formant un quatuor cohérent.

"Les méchants"

La présence des « méchants » est pratiquement permanente dans la mise en scène, ombres noires fantomatiques dissimulées derrière les cloisons, des figures prêtes aux crimes, prêtes à tout, et surveillant tout, plaçant les « gentils » en permanente liberté surveillée. Ils sont en noir, c’est évidemment la mort qui rode et qui est prête à frapper.

Riccardo Frizza

L’ambiance musicale correspond à ce jeu d’ombres et de lumières, et la direction de Riccardo Frizza, à la tête de l’orchestre Donizetti Opera, excellent, a ce relief qui permet de rendre cette musique absolument passionnante. Il alterne moments lyriques particulièrement bien conduits en soutenant les chanteurs et moments dramatiques (nombreux) sans jamais se départir d’un souci des équilibres, ne laissant jamais cette musique déborder, mais au contraire montrant sans cesse la construction musicale et la qualité de l’orchestration. Alors que son approche ne m’a pas toujours convaincu, j’ai trouvé dans sa lecture une volonté de révéler un Donizetti raffiné, orchestrateur de grand niveau, offrant une lecture limpide et en même temps ne lâchant jamais d’un pouce le souci du théâtre. La volonté de livrer une lecture équilibrée n’empêche pas en effet de trouver çà et là des touches de fantaisie, une inventivité réelle pour rendre à cette partition peu connue une valeur insoupçonnée, avec une impression de profusion, de richesse harmonique et lui restituant ces couleurs en clair-obscur, indiscutablement sombres, mais en même temps irisées d’une lumière crépusculaire qui lui donne sa singularité.

 

 

Les aspects vocaux

Coro dell'Accademia del Teatro alla Scala

Le chœur de l’Accademia del Teatro alla Scala, très sollicité, se montre à la hauteur de la situation, puissant, agile, aux couleurs variées, bien préparé par Salvo Sgrò.
Les voix ne sont pas en reste, sur l’ensemble de la distribution.

Francesco Lucii (Strozzi et un chevalier) ainsi que Vittoria Vimercati (Matilde) avec leurs voix précises et bien projetées, sont au rendez-vous.

Fulvio Valenti (Andrea Cornaro, le père)

J’ai en revanche trouvé le père (Andrea Cornaro) chanté par Fulvio Valenti certes présent dans le prologue, mais avec une voix un peu fatiguée et un timbre un peu opaque.

Riccardo Fassi (Mocenigo)

Riccardo Fassi est Mocenigo, personnification de la mort dans cette mise en scène, et donc ombre permanente et fantomatique. La voix est puissante, bien posée. Le chanteur est régulier, vocalement jamais pris en défaut : il manque quelquefois un peu de personnalité scénique mais dans cette production il est très aidé dans son incarnation vaguement diabolique et se révèle excellent.

Enea Scala (Gerardo)

Enea Scala est le bouillant Gerardo, on connaît bien les qualités de ce ténor qui traverse les grands rôles rossiniens et belcantistes avec un allant, une énergie et une force notables, même s’il est quelquefois un peu trop débordant, et s’il a oublié l’art d’adoucir, d’alléger la voix, et l’art de la nuance. Quand il se rappelle de ces règles du chant qu’il a tendance à oublier, alors le personnage sort, puissant, émouvant et particulièrement prenant. S’il domptait sa tendance à lancer les notes plutôt que les contrôler, Enea Scala serait sans doute un des grands ténors de ce temps, c’est bien d’être impétueux, mais le héros romantique est aussi retenu et sombre… il reste que la prestation ne manque pas de relief et que le rôle lui sied.

Vito Priante (Lusignano)

Vito Priante, en Lusignano, confirme qu’il est bien plus qu’un baryton rossinien, une vocalité dans laquelle il a été souvent confiné. Après son Macbeth très réussi aux dires de tous à Busseto, il confirme ici une capacité à colorer, à intérioriser, à rendre la noblesse du personnage avec un chant toujours contrôlé, nuancé, jouant sur un timbre particulièrement velouté. Il a cette délicatesse et ce raffinement et pour tout dire, ce style qui font les barytons belcantistes. A ce titre, la version présentée lui rend l’arioso final de la mort que Donizetti a écrit après la première napolitaine qui avait été plus conforme aux habitudes (air final du soprano).Il s’en sort avec une vraie grandeur, malgré le ridicule de la mise en scène.

Carmela Remigio (en version 2025, enceinte)

Enfin l’inusable Carmela Remigio est Caterina Cornaro. Et elle se sort de ce rôle redoutable avec un engagement marqué dans la mise en scène qui lui demande comme on l’a souligné, plusieurs facettes. Remigio est une chanteuse régulière, consciencieuse, qui ne triche pas et qui a droit au respect. Avec ses moyens, qui ne sont ni ceux d’une Caballé ni d’une Gencer, elle défend le personnage, le pose, et surtout ne montre aucune faille dans le chant. Certes, la voix manque d’un peu de largeur, certains aigus sont un peu limites, mais l’ensemble est plus que convaincant, parce que toujours très musical, jamais imprudent, avec un souci de la ligne et du phrasé qui garantissent une prestation solide, sinon référentielle. Elle continue de défendre un répertoire dans lequel il y a bien peu de voix convaincantes, et elle le fait avec une honnêteté et une dignité qui mérite notre respect.

 

Au total, une redécouverte d’où on sort assez satisfait, parce que les qualités musicales ont largement compensé les faiblesses ou les erreurs/errances de la vision scénique ; il y a toujours une vraie surprise devant cette musique souvent considérée avec distance, et cette surprise fait qu’on revient à Bergamo chaque année pour en vivre d’autres.

Tiziano Vecellio, Caterina Cornaro, (Uffizi Firenze)

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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