Hector Berlioz (1803–1869)
La Damnation de Faust, op. 24 (1846)

Légende dramatique en quatre parties
Livret d’Almire Gandonnière et d’Hector Berlioz, d’après Faust de Goethe

Mise en scène, scénographie et costumes : Silvia Costa
Jakob Lehmann : direction musicale

Dramaturgie : Simon Hatab
Scénographie : Michele Taborelli
Lumières : Marco Giusti

avec :

Benjamin Bernheim (Faust)
Victoria Karkacheva (Marguerite)
Christian Van Horn (Méphistophélès)
Thomas Dolié (Brander)

Les Siècles

Chœur de Radio France, direction : Lionel Sow
Maîtrise de Radio France, direction : Sofi Jeannin
Marie-Noëlle Maerten cheffe de chœur

Paris, Théâtre des Champs Elysées, le lundi 3 novembre 2025 à 19h30

Pour ouvrir sa première saison au Théâtre des Champs-Élysées, Baptiste Charroing faisait un pari audacieux : confier La Damnation de Faust à Silvia Costa, artiste au langage visuel puissant et singulier, et placer le projet sous le signe d'une lecture instrumentalement "informée" avec Les Siècles et le jeune chef Jakob Lehmann. Sur le papier, l'approche semblait idéale pour révéler la nature fragmentée et visionnaire de l'œuvre de Berlioz. Si la mise en scène, centrée sur l'intériorité de Faust et son imaginaire infantile, peine à convaincre et se heurte rapidement à ses limites, c'est autour de la musique que se concentre l'intérêt de la soirée. Direction inspirée, couleurs somptueuses de l'orchestre sur instruments d'époque : c'est bien du côté de la fosse que cette Damnation trouve sa rédemption malgré la qualité des chœurs et une distribution vocale très attendue, placée autour de Benjamin Bernheim.

Benjamin Bernheim (Faust)

Pour sa première saison à la tête du Théâtre des Champs-Élysées, Baptiste Charroing plaçait haut la barre en ouvrant son mandat avec La Damnation de Faust. Le choix de cette œuvre-monument du romantisme français répondait à plusieurs enjeux. Il s'agissait d'abord d'affirmer une ligne artistique forte et de donner le ton d'une programmation où la musique française occupe une place assumée. Mais c'était aussi l'occasion de mettre en valeur l'un des axes phares de cette première saison avec la résidence de l'Orchestre Les Siècles. On attendait beaucoup de cette Damnation "informée" — éclairée par l'usage d'instruments d'époque et par le travail stylistique d'une formation créée par François-Xavier Roth et n'ayant plus rien à prouver dans ce répertoire français. La présence de Jakob Lehmann, jeune chef au parcours déjà très prometteur, ajoutait un défi supplémentaire : diriger pour la première fois au TCE un ouvrage aussi exigeant, à la croisée de l'opéra, de l'oratorio et du poème symphonique, relevait d'un véritable test d'entrée.

Sur le plan vocal, la distribution réunie nourrissait elle aussi de fortes attentes. Après avoir interprété Faust version Gounod à Bastille (2021–2022), la Damnation de Faust offrait à Benjamin Bernheim l'un des rôles emblématiques du grand répertoire français. Beaucoup dans la salle étaient venus l'entendre dans une prise de rôle qui semblait lui tendre les bras et prolonger naturellement son parcours dans ce répertoire. Face à lui, la mezzo-soprano russe Victoria Karkacheva, révélée récemment dans une saisissante Pénélope de Fauré au Festival de Munich cet été, et le baryton-basse américain Christian Van Horn, familier du personnage de Méphistophélès qu'il incarnait déjà — mais chez Gounod — dans la mise en scène de Tobias Krätzer à l'Opéra Bastille. Tous deux non francophones, mais déjà aguerris à l'esthétique française, représentaient un pari intéressant. L'ensemble composait une affiche qui croisait attentes, curiosité et esprit de découverte, à laquelle venait s'ajouter un choix audacieux : confier la mise en scène à Silvia Costa, artiste au langage visuel très personnel, éloignée du répertoire lyrique français et volontiers iconoclaste.

L'oeuvre occupe une place à part dans la trajectoire de Berlioz. Ni véritable opéra, ni oratorio, ni poème symphonique, cette "légende dramatique" défie les catégories. Berlioz y condensant tout ce qui fait la singularité de son langage : l'attrait pour les formes hybrides, une dramaturgie fragmentée qui procède par visions successives plus que par continuité narrative, et un rapport à Goethe marqué moins par l'illustration ou la transcription littérale que par une approche empreinte de rêverie. Conçue après l'échec de Benvenuto Cellini et bien avant Les Troyens, la Damnation s'impose comme une œuvre-laboratoire où s'affirme un théâtre intérieur porté par l'orchestre, et où les scènes semblent surgir au gré du flux musical plutôt que d'une logique scénique classique. On y retrouve à la fois l'invention orchestrale de la Fantastique, le goût du mélodrame, la fascination pour le fantastique et une manière très personnelle de capter l'essence du mythe faustien. À la scène, cette nature éclatée et visionnaire continue de représenter un défi majeur : comment donner corps et cohérence à une œuvre pensée d'abord pour stimuler l'imaginaire plus que pour être représentée ?

 Benjamin Bernheim (Faust), Victoria Karkacheva (Marguerite)

La solution ambitionnée par Silvia Costa consiste à aborder La Damnation de Faust en partant d'un principe : si l'œuvre de Berlioz résiste au théâtre narratif traditionnel, autant en épouser la logique de visions fragmentées, de réminiscences et de surgissements mentaux. Sa lecture se concentre donc sur l'espace intérieur du protagoniste, sur son repli et notamment, sur la persistance de l'enfance comme refuge et comme trauma. La première partie installe ainsi le public dans la chambre de Faust, un espace réaliste dans son mobilier – lit défait, table de chevet encombrée, vieux magnétophone, affaires d'écolier – mais saturé d'objets enfantins qui dérèglent l'ensemble. Peluches et doudous multicolores envahissent la pièce jusqu'à recouvrir Faust endormi, comme si le personnage dormait littéralement sous le poids de son enfance. Plantes en plastique, jouets, ballon gonflable, projections d'images d'un album de famille : tout suggère un adulte qui refuse de grandir, comme figé à l'âge où le monde rassure encore. L'on comprend ce que Costa cherche à matérialiser : le cocon mental dans lequel Faust s'est enfermé, griffonnant à la va-vite de mystérieuses esquisses avec un casque anti-bruit sur les oreilles, ou bien lové dans ce ventre de peluches protecteur mais oppressant, métaphore intuitive de son impossibilité d'accéder au réel autrement que par la rêverie. La présence d'un crâne posé à l'avant-scène forme à la fois un discret souvenir d'une nuit de Walpurgis, ou clin d'œil involontaire (?) à Olivier Py – introduit timidement l'idée du rituel et du fantastique, comme si le cauchemar pouvait à tout moment basculer.

Ce geste scénographique, prolongé dans la seconde partie par un retournement spectaculaire du dispositif, avait de quoi séduire. En effet, lorsque le rideau se rouvre après l'entracte, l'effet de surprise est réel : l'orchestre a quitté la fosse pour occuper le plateau, organisé comme un tribunal monumental. Les musiciens, tous vêtus de robes d'avocats noires et de jabots blancs, deviennent les officiants d'un procès métaphysique aux atours kafkaïens nous dit Silvia Costa dans le programme de salle. La fosse désormais vide se transforme en zone d'ombre, difficilement lisible d'ailleurs, où Faust lutte avec des pupitres comme armes dérisoires pour exorciser les démons, comme si la musique devait elle-même servir d'arme défensive contre le monde extérieur. Le chef, vu de dos, semble convoqué à la barre des témoins, tandis que les plateaux déséquilibrés de la balance qui trône au centre, accompagnent visuellement la dimension diabolique de ce "jugement", avec trois percussionnistes abattant leurs mailloches tels les marteaux des juges suprêmes. Les chœurs, eux aussi en robes judiciaires, se répartissent en deux masses : les femmes au proscenium auprès des solistes, les hommes en hauteur comme une assemblée sévère observant depuis une tribune. Les éclairages expressionnistes, saisissant les visages par en dessous, accentuent l'impression d'un rituel inquiétant, d'un théâtre du verdict plus que de la tentation. Ici, la démarche de Costa prend sens : replacer la musique au centre du jeu, la hisser au rang de personnage principal, avec Faust comme témoin perdu, et Méphistophélès comme maître de la machination.

Orchestre Les Siècles, Victoria Karkacheva (Marguerite)

Dans les faits, pourtant, cette somme d'idées peine à se transformer en véritable vision, et l'on reste très vite au seuil du théâtre. La chambre d'enfant, après une première impression efficace, devient un cadre unique qui étouffe au lieu de libérer l'imaginaire. Tout s'y déroule – taverne d'Auerbach comprise, réduite à un jeu d'enfants sur un tapis fleuri – sans que la scénographie ne se renouvelle ni ne trouve d'équivalent scénique à la diversité des climats musicaux. L'effet des peluches, d'abord quasi freudien, tourne au gag involontaire ; Faust manipule ses doudous comme autant de signifiants mous, et la symbolique appuyée finit par retirer toute force à l'image initiale. Le motif de l'enfance se décline lourdement, à l'image de Brander surgissant, entouré d'enfants affublés de fausses calvities et de sourcils postiches, comme si le concept prenait le pas sur toute nécessité dramatique. Même lors de la rencontre de Faust et Marguerite, rien ne vibre : elle surgit d'une couverture comme un spectre sombre et silencieux, figure plus fantomatique que charnelle, et assise sur le lit tandis que Faust passe une partie de la scène caché en dessous. L'amour, l'abandon, la transgression – tout ce qui devrait brûler ici – demeure en friche, comme retenu derrière un voile symbolique.

La seconde partie, malgré la force visuelle du tribunal-orchestre, ne parvient pas davantage à trouver un axe dramatique : le tableau impressionne au départ, mais l'idée s'épuise rapidement, faute de développement. L'image reste figée là où la musique appelle l'embrasement. L'apparition d'un Méphistophélès en bleu de chauffe et béret basque ne facilite pas la lecture : entre caricature de folklore national, satire d'un démon franchouillard façon "super Dupont" de Gotlib, ou allusion plus sombre à des archétypes de collaboration et de milice, le signe reste ambigu, presque gratuit, d'autant qu'aucune scène ne vient réellement en justifier l'ombre maléfique. À cela s'ajoute une direction d'acteurs inégale, parfois inexistante : Benjamin Bernheim, diminué par une angine et probablement peu présent en répétitions, peine à trouver sa place et semble osciller entre surjeu et retrait ; le lien avec Victoria Karkacheva ne s'installe pas, une entrée est manquée, et un malaise diffus s'installe, comme si le plateau n'avait pas encore trouvé son souffle commun. Au final, on assiste moins à une lecture de La Damnation de Faust qu'à un collage de symboles et de concepts qui, faute d'incarnation et de nécessité, ne s'agrègent jamais. Il y a de l'idée, parfois de l'audace, mais bien peu de théâtre.

Christian Van Horn (Méphistophélès)

Malgré les limites de la proposition scénique, la soirée trouve son véritable axe du côté de la fosse – ou plus exactement, des pupitres –, grâce au travail remarquable de Jakob Lehmann à la tête des Siècles. Le jeune chef impose une lecture vive, contrastée, jamais pesante, qui met en valeur les couleurs naturelles des instruments d'époque sans verser dans l'illustration muséale. Son geste, souple et éloquent, respire avec la musique et lui donne du mouvement : rien de vertical ni de démonstrativement analytique ici, mais une manière de faire chanter les lignes, d'articuler les plans, et de maintenir un allant dramatique très sain. On retiendra notamment une Marche hongroise ciselée, nerveuse sans brutalité, et une Invocation à la nature d'une belle ampleur. Seule réserve : la Course à l'abîme et le Pandæmonium, avec des couleurs à l'étiage et manquant de profondeur de champ, comme si l'urgence rythmique prenait le pas sur la dimension vertigineuse et infernale de ces pages. Les Siècles confirment ici la pertinence de leur approche berliozienne. Les cordes, feutrées et chaleureuses, offrent ce grain légèrement voilé qui rend justice à la pâte sonore voulue par le compositeur. Les bois, capiteux, ciselés, donnent un relief particulier aux scènes plus intimistes, tandis que les cuivres – moirés, incisifs, jamais clinquants – apportent éclat et mordant sans écraser les équilibres. On sent l'orchestre à la fois libre et tenu, bénéficiant de la confiance du chef et de son attention à la respiration collective.

Le Chœur de Radio France et la Maîtrise se montrent à la hauteur de l'enjeu. Homogènes, investis, ils trouvent le juste dosage entre précision du français, densité sonore et présence dramatique. La Maîtrise, en particulier, émeut par sa fraîcheur et son aplomb scénique comme vocal : loin du simple "effet angélique" souvent réservé aux enfants dans cette œuvre, elle apporte ici une véritable dimension humaine et sensible. Les chœurs masculins et féminins, répartis autour du "tribunal" en seconde partie, impressionnent par leur cohésion, leur puissance contenue, et un sens de la déclamation qui porte de vrais enjeux expressifs.

La distribution vocale réunie était très attendue, à commencer par Benjamin Bernheim, dont beaucoup espéraient la prise de rôle "idéale" de Faust. Il faut saluer d'emblée la beauté du timbre, l'élégance du phrasé et la tenue de style, qui demeurent celles d'un interprète majeur du répertoire français. La projection impressionnante et l'incarnation vocale ne font jamais défaut. Pourtant, ce soir-là, quelque chose n'atteint pas tout à fait l'évidence attendue : peut-être un excès de pression, un sentiment de retenue expressive, ou une difficulté à s'accorder avec le cadre scénique. Il reste un Faust de très haut niveau – et l'on sent qu'il pourrait aller plus loin lorsque les représentations auront gagné en maturité et en confiance collective. Face à lui, Victoria Karkacheva impose une Marguerite d'un éclat singulier. Le timbre, ample, richement nuancé, immédiatement personnel, frappe par sa chaleur et sa capacité à habiter la ligne. "D'amour l'ardente flamme", murmurée comme une prière vibrante, bénéficie d'un legato somptueux et d'une projection souveraine. La diction française, certes perfectible, ne suffit pas à ternir l'émotion qu'elle parvient à distiller, même dans un cadre scénique qui ne lui permettait guère d'incarnation charnelle. On remarque une artiste qui, malgré la mise en scène, réussit à faire exister un personnage, un trouble, une intériorité. Prochain rendez-vous pour elle : la Carmen qu'elle chantera à Bastille en mars prochain dans l'iconique mise en scène signée Calixto Bieito. Christian Van Horn campe un Méphistophélès très théâtral, maître de son corps, de sa parole, de l'espace ; acteur né, il capte l'attention dès son entrée. Le français est soigné, la ligne vocale solide, l'ironie bien jaugée. Mais on retrouve ici un léger décalage déjà perceptible dans son Méphisto chez Gounod : beaucoup d'impact scénique, un sens du jeu prononcé, mais un charisme vocal moins venimeux qu'on pourrait l'espérer dans Berlioz, où le démon gagne à être plus insidieux que spectaculaire. Thomas Dolié, lui, se glisse avec efficacité dans le bref rôle de Brander, vif, incisif, d'une précision rythmique et textuelle exemplaire dans une scène pourtant difficile à ancrer dans ce dispositif. En définitive, cette nouvelle Damnation de Faust laisse une impression contrastée : stimulante sur le papier, décevante dans sa réalisation scénique, mais portée avec panache par la musique. Mais faute d'un véritable arc dramaturgique, d'un travail d'incarnation et d'un imaginaire capable de se renouveler, la proposition tourne court et finit par étouffer ce qu'elle prétendait révéler mais avec pour conséquence (involontaire) la force d'un spectacle qui se déplace là où Berlioz l'avait sans doute rêvée : la musique seule retiendrait-elle toute la vérité ?

 Benjamin Bernheim (Faust), Victoria Karkacheva (Marguerite)

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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