
A Paris où l’on peut actuellement découvrir une nouvelle adaptation signée Marie-Ève Signeyrole, présentée jusqu’au 16 février à l’Opéra Comique, s’ajoute au phénomène bien connu de la relecture, le choix de la version de l’œuvre, la traduction italienne ayant longtemps servi de maitre-étalon depuis la sensationnelle résurrection callassienne opérée un soir de mai 1953, sur la scène du Mai musical florentin. Créée en 1797 en français, la Médée de Cherubini est rarement donnée sous sa forme originale avec dialogues parlés, écrits en alexandrins par François-Benoît Hoffman, également auteur du livret. C’est pourtant cette version, agrémentée d’un texte aussi pauvre qu’inutile, dit par un double de Médée, une comédienne qui joue le rôle d’une infanticide emprisonnée (Caroline Frossard), comme l’est, mentalement du moins, le personnage principal, victime selon la metteuse en scène « d’un système patriarcal » (nous y voilà !, il ne lui suffisait pas d’être « l’étrangère »…) en partie responsable de son geste.
Si la transposition résolument contemporaine, avec ses vidéos intrusives censées expliquer les traumatismes de Médée, ces flash-back évoquant les jours passés auprès de Jason, où l’hyperréalisme de certaines scènes qui rappellent la crudité du film Festen du réalisateur danois Thomas Vinterberg, sorti en 1998 (le repas de noces filmé en projection directe) sortent de l’ordinaire, la transformation de Médée en mère de famille répudiée qui réapparait en plein mariage de son ex, ne va pas de soi. Mettre sur un même pied d’égalité le mythe et le prosaïsme d’un quotidien banal parait forcé, plaqué et anachronique, d’autant que le livret et les situations du drame ne facilitent pas cet effort appuyé de désacralisation et cette tentative de déconstruction.
Quoique tiré par les cheveux, l’atelier de couture où se fabrique la robe de mariée de Dircé au premier acte, est plutôt réussi, comme le mariage de Jason et de sa nouvelle conquête, la fille de Créon, perturbée pourtant par le retour inopiné de l’effrayante compagne. Le transit de cette dernière, flanquée de sa fidèle servante dans un église où toutes deux sont malmenées par les hommes de main de Créon, qui violent Néris et plusieurs réfugiées (tiens chez Warlikowski Médée se faisait violer par les gros bras de Créon…) passe en revanche plus mal, au point d’apprécier plus loin de voir Médée en train de préparer le petit-déjeuner à ses fils, qu’elle prend soin d’empoisonner le plus tranquillement possible ! Des incertitudes donc, des partis-pris tranchés, mais au final un spectacle qui ne laisse pas indifférent, porté par une troupe unie et dirigé avec la plus grande conviction.

Avec sa touche orientale assumée, celle-ci chantant même une comptine en arabe ( ?) à ses enfants – celle de « La mère Michel » étant également chantée à un moment a cappella entre deux bruitages sans intérêts -, ses cheveux de jais et ses bijoux de têtes qui ajoutent à son port hiératique, la soprano Joyce El-Khoury, pourtant annoncée malade, réalise avec ses moyens le défi vocal que représente le rôle-titre, après l’impressionnante Shirley Verrett au Palais Garnier en 1986 (dans le spectacle de Liliana Cavani donné en français) et l’exotique Nadja Michael (au TCE en 2012) contrainte de débiter un texte réécrit pour l’occasion, des plus alambiqués. La voix est claire, bien projetée sur tout le registre, le chant souple et la langue intelligible. Digne jusque dans ses excès, la comédienne dresse un portrait d’un bel équilibre et passe du parlé au chanté avec le plus grand naturel, preuve que cet exercice est possible. De plus le couple qu’elle forme avec le Jason de Julien Behr est parfaitement crédible, le ténor français trouvant là un très beau rôle dont il assume la vaillance, sans pour autant posséder une voix de stentor. Son jeu est subtil et il déclame avec justesse lui aussi les alexandrins, tour à tour séducteur, paternel, capable de violence et de brutalité, mais également d’accès de tendresse et de désespoir lorsqu’il découvre le corps inanimé de Dircé et apprend, anéanti, que ses fils ont été sacrifiés par leur mère.
Edwin Crossley-Mercer est lui aussi parfaitement distribué, Créon idéal, élégant et racé, dont le timbre soyeux et la présence sensuelle ne passent pas inaperçus. Marie-Andrée Bouchard-Lesieur n’a qu’un air pour marquer les esprits et la mezzo l’a bien compris, faisant du célèbre « Ah nos peines » un moment rare et suspendu dont l’écho douloureux résonne pendant de longues minutes. Souffrante elle aussi, Lila Dufy vient à bout sans péril apparent du rôle de Dircé, la craintive épouse de Jason, vouée au châtiment de la jalouse Médée.
Nerveuse et d’une rigueur implacable, la direction de Laurence Equilbey met admirablement en lumière la musique novatrice de Cherubini, synthèse entre les apports du passé, les réformes gluckistes et les avancées révolutionnaires de Beethoven, cette première tentative de « tragédie lyrique » annonçant Weber, Rossini, Spontini et Berlioz. Sous sa baguette, la partition, dont on aura pu gouter plusieurs passages inédits, sonne avec densité, l’attention donnée aux variations d’intensité et de couleurs notamment pendant l’ouverture, puis plus tardivement durant l’orage qui ouvre le 3ème acte s’avérant une véritable réussite, que nous serions intéressés de réentendre prochainement à l’Opéra de Montpellier où ce spectacle sera repris du 8 au 13 mars 2025.
