Pietro Mascagni (1863–1945)
Cavalleria rusticana (1890)
Melodramma in un atto
Livret de Guido Menasci et Giovanni Targioni-Tozzetti d'après la nouvelle homonyme de Giovanni Verga (1880)
Créé le 17 mai 1890 au Teatro Costanzi, Rome

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Ruggero Leoncavallo (1857–1919)
Pagliacci (1892)
Dramma in un prologo e due atti
Livret du compositeur
Créé le 18 mai 1892 au Teatro dal Verme, Milan.

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène : Francesco Micheli
Décors : Edoardo Sanchi
Costumes : Daniela Cernigliaro
Chorégraphie : Mattia Agatiello
Lumières : Alessandro Carletti
Dramaturgie : Alberto Mattioli, Malte Krasting

Cavalleria Rusticana

Santuzza Iulia Matochkina
Turiddu Ivan Gyngazov
Alfio Wolfgang Koch
Lucia Rosalind Plowright
Lola  Ekaterina Buachidze
Pagliaccio (Canio/Turiddu) : Oliver Exner
Mastro Cola, père de Santuzza : Jürgen Klisch

Pagliacci

Canio (Pagliaccio) : Jonas Kaufmann
Nedda (Colombina) : Ailyn Pérez
Tonio (Taddeo) : Wolfgang Koch
Peppe (Arlecchino) : Andrés Agudelo
Silvio : Thomas Mole
Due contadini : Christian Rieger, Zachary Rioux

Bayerischer Staatsopernchor
Direction : Christoph Heil
Kinderchor der Bayerischen Staatsoper
Direction : Kamila Akhmedjanova

Bayerisches Staatsorchester

Nouvelle production

Munich, Nationaltheater, jeudi 22 mai 2025, 19h

Étrangement pour deux standards aussi populaires, la dernière production munichoise remonte à 1978 (Gianfranco del Monaco) avec pour la première, rien moins que Domingo, Stratas, Rysanek et Varnay. La dernière reprise de ce spectacle l’a été il y a 26 ans et depuis, plus rien. Il était donc plus que temps d’en proposer une nouvelle production.
Serge Dorny a fait appel à une équipe italienne emmenée par Fabrizio Micheli, inconnu en Allemagne, mais qui a depuis dix ans porté haut le Festival Donizetti de Bergamo et qui est l’un des metteurs en scène imaginatifs de la péninsule avec en fosse Daniele Rustioni, qui malheureusement ne dirige que ces premières représentations, remplacé ensuite pour le Festival et la reprise d’automne.
Micheli a choisi de faire de ces deux drames liés par la tradition une seule histoire autour du fil rouge de l’émigration italienne en Allemagne, et à Munich notamment. Adieu l’honneur à la sicilienne et la jalousie à la calabraise même si le sang continue de couler.
L’accueil globalement positif de la production n’empêche pas de poser la question de la distribution de certains rôles et de certains déséquilibres vocaux, même si au total triomphent Jonas Kaufmann en Canio, au crépuscule de sa carrière et toujours aussi fascinant en scène, Wolfgang Koch dans le double rôle d’Alfio et Tonio, Ailyn Pérez en Nedda et le nouveau venu sur la scène de la Bayerische Staatsoper Ivan Gynzagov en Turiddu puissant et déchirant.

Si certains éléments se laissent volontiers discuter, l’unanimité s’est faite autour du travail de Daniele Rustioni en fosse, qui fait briller le Bayerisches Staatsorchester de tous ses feux et réhabilite des partitions souvent massacrées par des années et des années de répertoire et qui à lui seul vaut le voyage (dernière le 12 juin sous sa direction).

 

Des musiques populaires

Cette nouvelle production en soi honorable pose une fois encore la question de la mise en scène des grandes œuvres populaires de l’opéra italien, de celles que le public fréquente pour entendre les voix du moment dans des rôles emblématiques, sans prétentions autres que le plaisir du moment, d’écouter ou réécouter des airs connus, des chœurs connus et rebattus. Je l’écris depuis des années : il n’y a rien de plus difficile que l’équilibre à trouver dans une production d’un grand standard du répertoire, notamment en période de relatif assèchement des voix qu’exige ce type de répertoire.
Depuis des années, pour lutter contre la reproduction ad nauseam des standards du répertoire sur les grandes scènes internationales, on a justement élargi le répertoire lyrique par le baroque d’un côté, et à l’autre bout de la chaine, par la valorisation de compositeurs jadis inconnus ou écartés, comme Janáček, Chostakovitch, Britten ou d’autres. Mais le public persiste de manière têtue à remplir des Bohème et Tosca moyennes plutôt que de merveilleux Janáček.

La Bayerische Staatsoper, qui a entrepris dès le mandat de Sir Peter Jonas (1993–2006) à élargir son répertoire – à l’époque vers le baroque, un travail qu’ont poursuivi et Nicolaus Bachler (2008–2020), et Serge Dorny depuis.
Il reste que les masse de granit du grand répertoire attirent régulièrement le public, remplissent les caisses et c’est évidemment le cas du couple Cavalleria rusticana/Pagliacci (Cav/Pag pour les intimes), formé ainsi à New York dès la fin du XIXe (1894). On les a représentés le plus souvent ensemble parce qu’ils sont brefs, racontent chacun une histoire voisine de jalousie, et représentent le courant musical « vériste ». On verra que musicalement, mais aussi théâtralement les choses ne sont pas aussi simples, et qu’on a essayé de les séparer quelquefois (très souvent à la Scala où Cavalleria est associé y compris à des ballets, et ce depuis 1945) en les accrochant à d’autres titres (comme on a pu le faire pour le Trittico de Puccini réaménagé de trois diptyques avec d’autres œuvres de la même période). Il reste que dans la très grande majorité des cas, les deux opéras font couple.

Les deux œuvres, aussi semblables ou aussi différentes soient-elles, représentent aussi une tendance née dans les années 1880 qui d’achèvera au seuil des années 1930 d’opéras brefs, un acte le plus souvent, permettant à la fois d’accéder rapidement au climax, de maintenir l’attention soutenue, et d’expérimenter des compositions et des compositeurs variés. Est-ce une réaction à la longueur du Grand-Opéra et de l’opéra wagnérien, est-ce un goût de la nouveauté à un moindre prix ? Le fait est que l’éditeur Sonzogno, sans doute désireux de s’affirmer contre le rival Ricordi, lance un concours d’œuvres brèves en un acte que Mascagni en 1890 et Leoncavallo en 1892 vaincront, lançant peut-être une tendance qui va se développer par la suite. De fait, le répertoire compte un certain nombre d’opéras brefs dans cette période dont certains sont devenus des piliers du répertoire (si on pense à Elektra ou Salome de Richard Strauss, mais aussi à Zemlinsky, Hindemith etc… voire à Janáček dont les grandes œuvres sont aussi assez brèves). C’est aussi revenir d’une certaine manière à l’essence de la tragédie, dont la durée dans l’antiquité ne dépassait guère 85 à 90 min.
Ainsi la gloire de Cav/Pag a aussi lancé une mode dans laquelle les managers d’aujourd’hui puisent d’ailleurs abondamment, à savoir combiner des œuvres en un acte, dans leur recherche quelquefois désespérée de faire du neuf avec du vieux qui peut d’ailleurs aboutir à des projets séduisants : un seul exemple futur, la soirée dite « Frauen Liebe und Sterben » de l’Opéra de Hambourg la saison prochaine, alliant Schumann (L’amour et la vie d’une femme), Bartók (Le Château de Barbe-Bleue) et Zemlinsky (Une tragédie florentine).

Il reste la question lancinante de la mise en scène voire de la cohérence scénique de la soirée. Il ne fut pas rare en effet que les deux titres soient signés de deux metteurs en scène différents (Scala 1970, Cavalleria Giorgio Strehler, Pagliacci, Paul Hager). Mais aujourd’hui on essaie de confier à un seul metteur en scène les diptyques, triptyques, trilogies diverses qu’elles le soient de naissance (comme Il Trittico) ou nées de rêve managérial (comme les Mozart-Da Ponte). Ainsi de la fameuse mise en scène de Cav/Pag de Jean-Pierre Ponnelle qui remplit la Wiener Staatsoper depuis 1985.

Ces deux œuvres sont marquées par leur enracinement dans le sud de l’Italie, la Sicile pour Cavalleria et la Calabre pour Pagliacci. Elles posent un regard sur des sociétés qui à l’époque de la création sont dans la pauvreté la plus noire, dans un monde clanique, dominé par un catholicisme d’un autre temps (encore clairement en 1890 ou 1892). En même temps il n’y a ni dans Cavalleria, ni dans Pagliacci une concession au pittoresque ou à l’exactitude réaliste qu’on trouve dans les romans de Giovanni Verga d’où est tirée l’idée de Cavalleria. Un signe musical, si Turiddu chante en sicilien son premier air, la musique en est plus napolitaine et l’air de Lola, le « stornello » est toscan. Ce qui occupe et Mascagni, et Leoncavallo, c’est d’écrire une musique populaire qui épouse l’élargissement du public (Pagliacci est créé au Teatro dal Verme à Milan, à l’époque énorme théâtre populaire de près de 3000 places qui affiche des genres plus populaires comme l’opérette. Et d’un côté Mascagni passe sa jeunesse à diriger des compagnies d’opérette, et Leoncavallo de son côté fait du caf’conc à Paris. Les deux sont proches des milieux populaires et surtout, cherchent à plaire à un large public, il faut donc que la musique soit la plus ouverte possible et pas enracinée dans une région, et il faut que ce Sud italien soit un sud « exotique », à l’instar de l’Espagne de la Carmen de Bizet, le grand modèle, un cliché d’opéra.

Le contexte de production

Mais il reste que ce « Sud » est encore aujourd’hui une question sociale forte en Italie, et c’est ce dont s’empare Micheli, il part de ces histoires comme des « histoires de Sud » et va travailler sur ce qui fut la grande saignée du Sud, l’émigration vers le Nord.

Il ne faut jamais oublier deux points importants :

  • qu’avant l’unité italienne, c’était le Sud (Le Royaume de Naples) le moteur industriel et économique de la Péninsule, (premier chemin de fer à Naples…), et que l’unité italienne ayant déplacé le pouvoir politique du Sud vers le Nord (Turin fut la première capitale de l’Italie) le Nord a fini par aspirer et assécher le Sud. Mais la « Ville-capitale » italienne, la seule, c’est Naples, c’est elle qui fit et fait encore rêver les écrivains.
  • que les premiers grands mouvements d’émigration se font en Italie du Sud vers le Nord, puis en Europe, et notamment vers les mines de Lorraine et du Nord (Belgique et nord de la France) puis vers les Etats-Unis. Les gens fuient – comme toujours – une pauvreté noire, un monde laissé pour compte, et cherchent tous la possibilité d’une île. Que l’Italie, peuple qui a connu l’émigration (d’abord du Sud, mais aussi du Nord) aujourd’hui refuse l’émigration africaine et en fasse un des axes de la politique néo-fasciste est simplement un refus de se regarder au miroir, par ailleurs assez partagé chez les peuples ayant vécu le trauma migratoire dans leur propre chair (voir les Etats-Unis).

La Suisse, l’Allemagne, l’Autriche ont reçu ainsi une immigration des régions pauvres de l’Italie du sud et du nord, Bergamo, Vénétie… la Vénétie aujourd’hui particulièrement riche, était au début du siècle une région particulièrement pauvre, combien de vénitiens sont partis en Allemagne ouvrir des restaurants ou vendre des glaces. Presque que tous les glaciers italiens d’Allemagne en sont originaires.
Rappeler cette histoire de pauvreté, c’est rappeler que la prospérité italienne est récente, qu’elle est encore mal distribuée entre nord et sud, et que les œuvres véristes plongent dans ce passé de misère et de souffrance, exaltant pour la première fois les « petits » dans les opéras en général plus friands de Princes et de pouvoir : c’est d’ailleurs un mouvement né en France à partir de Carmen en 1875.
Francesco Micheli, un homme du nord (il est de Bergamo), connaît bien cette histoire d’émigration, et à travers ces deux opéras, a voulu plonger dans une autre vérité que les livrets originaux, mais qui dise aussi les tragédie du quotidien. Qu’ensuite pour faire rentrer son histoire dans les trames des deux opéras, il ait fallu un peu pousser les murs, (notamment dans Pagliacci), c’est évident.
Ce n’est pas la première fois qu’un metteur en scène essaie de réunir les deux histoires en une seule, la mise en scène de Damiano Michieletto pour le Royal Opera House en 2015 reprise plusieurs fois depuis et coproduite avec Bruxelles et l’Australie avait installé les deux œuvres dans le même village du Sud et travaillé à un habile système d’écho entre les deux œuvres, dont chacune gardait sa spécificité.


Une nouvelle histoire

Francesco Micheli suit un autre parcours, imaginant une histoire unique, celle de Turiddu qui fuit/émigre à la fin de Cavalleria pour se retrouver dans Pagliacci (en Canio) à Munich au milieu des immigrés italiens gérant restaurants et échoppes de spécialités. Il en fait une sorte de clown triste qui rate tout de sa vie. Il s’agit donc d’une sorte de parabole de l’émigration qui finit tragiquement.
Francesco Micheli est familier, avec son fidèle dramaturge Alberto Mattioli, de ces histoires étendues sur une longue période, avec des retours, des flashbacks et un regard distancié et amer sur les choses, précisant pour le spectateur à chaque fois où et quand nous sommes, à la manière dont le ferait un placard de film muet, ce qui n’est pas d’ailleurs sans complexifier quelque peu les situations.
C’est a priori séduisant, encore faut-il que les œuvres s’y prêtent. Or, et c’est presque paradoxal, ce travail fait émerger deux natures différentes des deux pièces qu’on accouple presque sans plus se poser de questions désormais.
En considérant les deux œuvres telles qu’elles nous sont données, nous constatons que Cavalleria rusticana est un opéra en un acte, avec peu de personnages, avec un décor unique, une place de village, et se prête donc parfaitement au genre tragique par le temps (1h15), l’espace (unique), et une intrigue assez ramassée : dans une Sicile encore sauvage, une femme délaissée et qui se vit rejetée socialement  parce qu’enceinte hors mariage révèle à un mari trompé la liaison qu’entretient son épouse avec son ex-compagnon. Le mari trompé le tue en duel. La vengeance d’une femme, tragédie en un acte. Mais c’est une vengeance par procuration : Santuzza n’agit pas directement.
I Pagliacci d’une durée comparable est composée d’un prologue et deux actes, avec par conséquent une dramaturgie apparemment plus complexe, moins immédiatement « tragique », mais plus dramatique, plus héritière de Shakespeare (eh oui, on pense à Othello) et qui pose ouvertement d’autres questions dramaturgiques comme le théâtre dans le théâtre, qui est l’objet du fameux prologue. On pourrait aussi poser d’autres questions, plus musicales, dans la mesure où Mascagni apparaît plus classique plus symphoniquement héritier d’un Ponchielli, son maître ou proche d’un Puccini, son condisciple, quand Leoncavallo apparaît plus novateur, travaillant beaucoup sur l’art de la conversation en musique, accompagnant peut-être le texte de manière plus serrée et butinant plus dans la musique pour coller encore plus directement à la dramaturgie. La culture musicale de Leoncavallo n'est pas la même, peut-être plus internationale, plus audacieuse : il a voyagé, vécu et traîné à Paris, et un peu partout, dans tous les lieux…, il a touché à tous les genres (opérette, poème symphonique etc…), et a un profil moins lisse que Mascagni qui finit presque compositeur officiel du fascisme, en tous cas très proche ce que Leoncavallo ne connaîtra pas puisqu’il meurt en 1919. Deux profils différents, mais en commun des expériences populaires dans leur jeunesse et deux carrières lyriques qui ont dans leur première œuvre leur plus grand succès, qui va effacer presque tout le reste (sauf peut-être en Italie).

Il y a une sorte d’épure dans Cavalleria rusticana, là où I Pagliacci est un peu plus accidenté, y compris vocalement. Sans une « vraie » Santuzza Cavalleria s’écroule, sans un bon Canio Pagliacci peut résister par la diversité de ses couleurs et de ses personnages.
Et, dans la construction dramaturgique (plus que vocale) de la soirée, ces différences se sentent fortement : Cavalleria fonctionne, Pagliacci moins.
C’est bien la raison pour laquelle je souligne que peut-être involontairement, Micheli révèle la nature différente des deux œuvres malgré leur inspiration commune, leur enracinement local plus ou moins voisin, leur histoire un peu parallèle et le fait que Leoncavallo ait lorgné sérieusement du côté de Mascagni.

Cavalleria rusticana

Cavalleria rusticana est conçu dans un espace (presque) vide (décor d’Edoardo Sanchi), bientôt rempli par un lourd plateau descendu des cintres, un disque énorme, telle l’orchestra des théâtres antiques, encombré de tables et de chaises qui dans Cavalleria apparaissent plus oniriques que réalistes et fonctionnent aussi bien comme taverne que comme église. Dans Cavalleria, Micheli joue essentiellement l’abstraction.

L'Eden perdu : Lola et Turiddu s'aiment innocemment

Certes, dès le début, une photo souvenir « Estate (été) 1960 » où l’on voit Turiddu et Lola heureux, puis la vision d’un wagon où est indiqué « Palerme-Munich » nous a indiqué la direction générale de l’œuvre, mais le décor reste malgré tout abstrait  avec au centre le lit de Lola qui voit son Turiddu s’éloigner (ils étaient fiancés, elle épouse Alfio pendant son absence) et avec des allers-retours temporels notamment à la fin où l’on voit Turiddu revenir pour la mort de sa mère sept ans après les faits, puis aussitôt après l’explication de ce retour, par un retour temporel inversé à sept ans avant (dûment affiché), où l’on voit le départ de Turiddu vers l’exil qui est une fuite : une manière de nous dire aussi que le code d’honneur est dépassé, qu’à l’époque tout cela n’a plus de sens, manière d’enterrer ironiquement le drame initial de Verga, enracinée dans une société encore archaïque.
Turiddu, (sur)protégé par sa mère qui lui fait sa valise, s’enfuit vers une vie meilleure, qui ne le sera pas, comme on va le voir.
Et tandis que se déroule le drame, l’ombre parabolique de Turiddu, un clown triste (clown= Pagliaccio) interprété par un acteur, Oliver Exner, nous indique clairement la valence tragique de l’histoire où tout va être perdu.

Ivan Gyngazov (Turiddu), Ekaterina Buachidze (Lola)

Alors, entre ombres du passé, projections du futur et regards sur le présent, Cavalleria rusticana ne manque pas d’une certaine allure  (avec les beaux éclairages d'Alessandro Carletti), même si l’exigence tragique d’épure fait du chœur un protagoniste lointain, derrière la coulisse ou sur le plateau circulaire, sans véritable fonction dramatique que celle qu’il aurait dans un oratorio, et l’on retiendra cette image finale du plateau tournant qui se soulève sorte de grand soleil noir d‘une tragédie qui n'aurait pas encore sa fin.
Plus complexe le travail sur Pagliacci. Nous avons souligné que la dramaturgie de l’œuvre ne consent pas l’épure qu’on a vu dans Cavalleria. On retrouve les mêmes éléments de décor, mais multipliés, surchargés, simplement parce que l’histoire est plus complexe.
Rappelons les données de l’œuvre originale.
Une troupe de comédiens ambulants dirigée par Canio s’installe dans un village de Calabre. Canio a épousé Nedda qui lorgne vers le jeune Silvio. Tout ce jeu est repéré par Tonio, lui-même attiré et brutalement rejeté par la jeune femme. Tonio se venge alors en dénonçant les amants à Canio.
Lors de la représentation du soir qui raconte l’histoire de « Pagliaccio » (le clown) trompé par sa femme Colombina (Nedda), il l’assassine en public, sous les yeux de l’amant qu’il tue aussi quand l’autre essaie d’intervenir, dans un drame où se confond théâtre et réalité, sous les yeux des spectateurs émerveillés puis horrifiés.
Le fil conducteur n’est donc pas le drame de la jalousie, qui est l’occasion qui fait le larron, mais une sorte de travail sur le théâtre, la relation du théâtre et de la vie, nourrie par l’exemple de la jalousie meurtrière. Le texte même impose l’idée de clown, déjà par le titre, (Pagliacci), mais aussi l’idée de représentation théâtrale avec l’air fameux Vesti la giubba où Canio enfile son costume avant de monter sur scène.

Ailyn Pérez (Nedda)

Micheli installe la trame de Pagliacci dans le milieu d’émigrés italiens de Munich, où Turiddu est devenu Canio, derrière sa cuisine, tenancier de restaurant italien tel qu’on le voit sur plateau circulaire redescendu des cintres avec cette fois des tables aux nappes en Vichy (à carreaux) avec l’inévitable match de foot retransmis par la TV que tous regardent opposant l’Italie et l’Allemagne au Mexique en 1970. Tout sonne 1970, les couleurs, les vêtements (costumes de Daniela Cernigliaro) et même la Coccinelle VW colorée comme une charrette sicilienne, de celle qu’on a vue dans Cavalleria trainée par le charretier Alfio.

Coccinelle 1970

Et tous les décors sont la face B de wagons qui circulent sur scène, manière de rappeler l’émigration, ses effets et ses résultats… manière de nous dire aussi que l’émigré italien essaie de recréer sa little Italy, loin du pays… Manière de nous dire que la Sicile de 1960 et l’Allemagne de 1970 sont à des années-lumière… Mais pas les vengeances, qui sont comme on sait des plats qui se mangent froid.

Émigration : Ailyn Pérez (Nedda)

On comprend que Micheli joue aussi bien sur le personnage d’Alfio dont il voit en Tonio sa prolongation, comme pour faire retrouver à 10 ans de distance le duel avorté de Cavalleria entre Turiddu et Alfio, pour le transposer en vengeance Tonio/Canio. C’est dans la logique de la proposition dramaturgique (et vocale : car c’est le même chanteur pour les deux rôles, Wolfgang Koch) mais ce n’est pas si clair.

Malgré tout, Micheli est obligé par le livret de passer par le spectacle de Commedia dell’arte qui devient alors un spectacle de resto italien, où le patron joue pour les clients un « truc à l’italienne », comme ces musiciens qui viendraient chanter O sole mio. C’est un peu tiré par les cheveux mais si cette dilution de l’œuvre dans un discours sur l’Italie d’émigration n’est pas un contresens (les émigrés sont souvent aujourd’hui un lumpenprolétariat), mais la contrainte du livret oblige pratiquement à un deuxième acte de Pagliacci presque traditionnel, avec jeu Pagliacci/Colombina, meurtre, intervention de Silvio et deuxième meurtre. Laissant à Tonio/Taddeo le soin d’avoir concocté la vengeance par le théâtre en quelque sorte. La Commedia è finita, et c’est au fond la comédie éternelle…
Force est alors de se demander : fallait-il en passer par tant de détours pour arriver au même résultat ?

Little Italy : Jonas Kaufmann (Canio), Ailyn Pérez (Nedda)

À mon avis, si l’idée de base de suivre un personnage qui commence Turiddu en Sicile et finit Canio (change-t-il d’identité pour se cacher ?) en Allemagne n’est pas en soi problématique : Turiddu dès le début est trahi par la vie. Il a fui la misère sicilienne et a laissé le bonheur avec Lola derrière lui (la carte postale initiale « Estate 1960 ») et lorsqu’il revient la place est prise. Il panse sa plaie avec Santuzza qu’il met enceinte. Mais Lola mal mariée revient à lui et c’est le retour de flamme, créant cette fois-ci une femme délaissée et un mari trompé.
Quand tout est découvert, il faut fuir de nouveau, définitivement et cette fois-ci créer une nouvelle vie et une nouvelle identité, dans un nouveau milieu.
Or les milieux « communautaires » ne sont jamais la copie des milieux d’origine, on surjoue le pays natal, on le mythifie, on perpétue des traditions qui se sont perdues au pays. En bref, l’enracinement dans le milieu italien immigré en Allemagne ne saurait être qu’un « théâtre à l’italienne », une récréation, une apparence d’Italie, un concentré où se superposent mythes, souvenirs, et traditions qui deviennent clichés. Dans ce sens Vesti la giubba va au-delà du théâtre, et du costume qu’on met, l’air alors prend l’allure d’un air déchirant sur l’identité perdue et jamais retrouvée, sur l’échec irrémédiable d’une vie, Little Italy à Munich ou New York ne sera jamais que recréation, qu’image, que faux semblant, qu’Italie de papier. Et c’est valable pour toute communauté émigrée. Les pakistanais qui se retrouvent gare du Nord à Paris restent, qu’ils le veuillent ou non, Gare du nord, comme les asiatiques dans le XIIIe ou rue de Belleville etc… etc…. La patrie quant à elle reste là où elle est et évolue sans eux. Et l’émigré est de toute manière un déraciné pas tout à fait chez lui là où il vit et plus chez lui là d’où il vient.
Tout cela est assez juste et bien vu, mais a un peu tendance à étouffer la simplicité ou la clarté de la trame originale, qui avait sa propre puissance, peut-être eût-il mieux valu travailler à analyser notre regard d’aujourd’hui sur ces histoires passées, ce qu’elles disent d’alors et ce qu’elles disent de nous. Francesco Micheli construit néanmoins un spectacle qui a sa logique, et surtout une véritable vérité humaine, sans conteste possible, mais en même temps, en substituant une émotion à une autre, en en changeant la nature, il la médiatise et en tue l’immédiateté, la brutalité qui nous assaille dans les œuvres originales.

Yulia Matochkina (Santuzza), Rosalind Plowright (Mamma Lucia), Ekatarina Buachidze (Lola)

J’avoue – du strict point de vue scénique – avoir préféré Cavalleria rusticana plus abstrait et presque hiératique, d’un noir et blanc qui nous distancie et nous fait considérer cette histoire comme – nous l’avons dit – une sorte de tragédie à l’antique un peu lointaine. Trop de choses se surajoutent à Pagliacci, wagons qui bougent et tournent, indications temporelles, abondances de détails colorés, de cette fausse couleur de la fausse Italie, d’ailleurs pas si mal vue, il se place plein de choses mais sans rendre l’idée centrale qui devrait transparaître de la nostalgie du pays perdu. Peut-être aussi la machinerie importante du spectacle brouille-t-elle aussi le message : c’est clair que pour ce retour après 46 ans d’une production de Cav/Pag, on a mis les petits plats dans les grands, mais ils sont peut-être un peu trop grands. Il reste néanmoins que dans l’ensemble, ça fonctionne.

Jonas Kaufmann (Canio), Ailyn Pérez (Nedda)

Les voix

Soyons clairs et directs : ce qui compte le plus dans ce type d’œuvre, ce sont les voix, les morceaux de bravoure, ces moments qu’on connaît par extraits et qu’on va retrouver : les grands chœurs, les intermèdes orchestraux, les voix qui décoiffent. Et là encore émergent la différence notable entre Cavalleria et Pagliacci. Les deux œuvres ont bien une performance chorale et orchestrale parallèle et comparable par l’importance donnée aux moments orchestraux et choraux. Dans des œuvres aussi ramassées, ça donne à ces moments-là une importance démesurée.

Le chœur, préparé par Christoph Heil, ne démériterait pas si le décor permettait aux voix de bien réverbérer, si la disposition du chœur permettait de voir le chef, si la dramaturgie musicale du chœur, si importante, si essentielle dans les deux œuvres, avait été aussi puissante qu’attendue.
Ce n’est pas le cas, le son n’a pas l’impact voulu non par manque de qualité ou de préparation, mais parce que le décor trop ouvert sur la vaste scène de la Bayerische Staatsoper empêche l’effet de puissance voulu. Et son positionnement (au moins à la Première, car cela devrait se corriger ou s’améliorer par la suite) provoque des décalages assez nombreux, notamment dans Cavalleria, alors que le tempo plutôt retenu du chef et son geste si net devraient permettre plus de précision dans les attaques. L’implantation du décor est vraiment ici un problème.

Si les deux œuvres proposent des performances chorales et orchestrales parallèles, il n’en est pas de même du point de vue vocal. Elles n’ont pas la même vocalité et ne demandent pas les mêmes qualités. Pagliacci demande une qualité de phrasé, d’expression strictement textuelle bien plus élaborée que Cavalleria, qui exige d’abord des performances vocales. Brutalement dit, les aigus comptent bien plus dans Cavalleria que dans Pagliacci, où compte l’expression, la diction, la couleur ce qui explique nous le verrons, que Jonas Kaufmann soit capable encore d’impressionner par le simple art du chant dans Vesti la giubba et que Wolfgang Koch, l’un des plus grands diseurs de la scène allemande, qui sait ce que sculpter les mots veut dire, un extraordinaire chanteur qui a toute mon admiration soit un magnifique Tonio dans Pagliacci et soit un assez pâle Alfio dans Cavalleria, qui est plus sollicité à l’aigu, là où actuellement Koch a perdu en volume et en puissance.
L’autre différence de taille c’est que Pagliacci est vocalement assez diversifié, dans les différents rôles, relativement équilibrés (prologue, deux actes, plusieurs personnages entremêlés, une intrigue plus « drame shakespearien » que « tragédie »).
En face Cavalleria rusticana a un problème, un seul problème qui est que même avec le plus beau chœur du monde, des solistes corrects, un orchestre de rêve et une mise en scène époustouflante, sans une Santuzza qui tienne la rampe, tout s’écroule, tout se dégonfle, tout fout le camp.

Yulia Matochkina (Santuzza, Rosalind Plowright (Mamma Lucia), Ekatarina Buachidze (Lola)

C’est pourquoi d’abord, si on veut monter Cav/Pag ce n’est pas un grand ténor même sur le retour qu’il faut avoir dans son sac, mais d’abord et avant tout Santuzza.
Et Yulia Matochkina n’en est pas une.
Elle n’a pas le volume, pas l’expressivité, pas la rage, pas la folie, pas l’excès qui doit caractériser une Santuzza, qui rendait incroyable jadis une Giovanna Casolla, si décriée, si méprisée par les « raffinés », mais qui vous brûlait et les planches et le théâtre. Santuzza est une de ces voix hybrides, border-line entre mezzo dramatique (plus qu’Azucena, plus qu’Eboli) et soprano lirico-spintissimo. Une Turandot par exemple peut-être une Santuzza à condition d’avoir un spectre vocal large dans les graves également. Il faut une voix vibrante, large, expressive, violente, qui décoiffe complètement une salle. Sans cette sauvagerie qui est brûlot d’émotion, point de salut. Et elle est d’autant plus un brûlot vocal qu’elle n’est pas l’héroïne tragique qui irait assassiner l’amant qui l’a trahi, elle le fait par procuration, tout son chant si violent et si déchirant est en quelque sorte un chant à vide qui va aboutir à une petite trahison minable d’arrière-boutique. Et c’est là le tragique du personnage : il n’arrive pas à être tragique et c’est sa désespérance.

J’ai lu çà et là que dans Cavalleria à Munich l’émotion était absente, en accusant la mise en scène trop épurée, et pas assez charnelle. Mais la cause en est pour moi non la mise en scène ou tout le reste, mais l’absence de Santuzza que simplement on n‘entendait pas, ni mugir, ni pleurer, ni déborder, mais qu’on entendait simplement chanter comme un bon mezzo-soprano, mais sans caractère particulier et surtout sans les caractères attendus dans ce rôle. Yulia Matochkina a les faveurs de nombreuses scènes européennes pour les grands rôles de mezzos verdiens, surtout par absence de concurrence, parce qu’elle n’en a simplement pas le format, et pour Santuzza, qui est une voix encore plus puissante et plus expressive, elle ne peut assumer le rôle dans sa vérité vocale, même si le chant est correct et l’engagement réel. Mais cela malheureusement ne suffit pas. Encore un exemple de difficulté à répondre aux exigences du chant italien.
J’entends çà et là se développer un argument spécieux : le public et les modes d’aujourd’hui préfèreraient des voix moins débridées, plus contrôlées, plus éduquées, plus élégantes et le temps des ouragans scéniques serait révolu. Il est révolu parce qu’on n’en a plus, simplement. Sans doute parce que le marché n’en veut pas trop, et qu’il crée lui-même sa crise du répertoire italien. Mais si pour Verdi on peut envisager des voix plus policées (mais Leontyne Price ou Martina Arroyo étaient à la fois policées et larges) parce que Verdi hérite évidemment directement du bel canto, pour le répertoire vériste, et surtout celui-là il faut des voix à impact direct, où « l’esthétique » compte moins que largeur, volume, et émotion brute et livrée là, à cru.
Et donc même si autour les autres chanteurs assurent leur rôle, il clair que vocalement Cavalleria ne peut fonctionner sans cette présence indispensable-là.
Lola dans Cavalleria est une voix plus retenue, une voix lyrique qui à la limite ne perturbe rien, passe sans qu’on l’aperçoive en quelque sorte et qui doit évidemment s’inscrire en contraste avec Santuzza : le contraste vocal est aussi l’image de la tragédie et du choix de Turiddu, qui d’une Lola jeune fille choisit ensuite une figure très différente, folle amoureuse, une figure pénétrée de religiosité primaire et qui se vit passionnée et coupable.

Ekaterina Buachidze (Lola)

Dans Lola, la jeune Ekaterina Buachidze s’en sort avec les honneurs, convaincante, élégante avec une voix claire, au joli timbre, et qui sait aussi colorer (en persiflant devant Santuzza).
Troisième femme de la distribution où Mascagni prend soin de décliner trois types vocaux très différents, Mamma Lucia, habituellement distribuée à une vieille gloire du chant. Mais Mamma Lucia n’est pas une simple présence, c’est un rôle affirmé, et il faut aussi là une voix (c’était en 1978 Astrid Varnay…) marquante et surtout expressive. La dernière des « fabuleuses » dans ce rôle fut Elena Zilio encore il n’y pas si longtemps à Londres. C’est ici Rosalind Plowright, qui répond aux prérequis, même si elle n’est pas très connue en Allemagne où elle n’a pas beaucoup chanté. On se souvient de sa performance dans la vieille prieure (Les Dialogues de Carmélites) au TCE à Paris dans la mise en scène d’Olivier Py. La voix reste expressive, plus expressive (voire plus sonore) en tous cas que celle de Matochkina (on l’entend dans leur dialogue), même si la ligne est un peu hachée, mais peu importe dans un rôle où c’est d’abord la couleur et l’expression qui compte.
Deux hommes face à face dans Cavalleria, les deux rivaux, Turiddu (ténor) et Alfio (Baryton basse).

Alfio c’est Wolfgang Koch, avec ses qualités de jeu, de diction, de phrasé, mais pour Alfio, il faut un timbre plus sonore et des aigus. Or, le timbre de Wolfgang Koch s’est voilé, les aigus sortent moins triomphants et si la performance scénique est toujours intelligente et forte, la performance vocale pour ce rôle ne convient pas ou plus dans l’état actuel de la voix. Alfio est plus démonstratif et exposé que Tonio, comme on va le voir.

Ivan Gyngazov (Turiddu)

Ivan Gyngazov est Turiddu. Nous l’avions entendu dans Sadko de Rimski Korsakov (production Tcherniakov) au Bolchoï en 2020 et nous avions pu remarquer la voix forte, dramatique et expressive. Nous retrouvons la même impression très positive dans Turiddu, qui n’est pas un personnage aussi fouillé que celui qu’il interprétait à Moscou, et pourtant on entend une belle technique, un soin apporté à l’expression, une belle projection vocale et des aigus très tenus (le rôle le demande) : il en ressort une performance d’un niveau qui mériterait qu’on le revoie dans d’autres rôles sur cette scène, même si le timbre n'est pas forcément solaire comme un timbre italien : il a une incontestable présence dramatique, qui donne au personnage un poids vraiment marquant où l’on entend aussi un possible Canio.
Même si Wolfgang Koch est commun aux deux opéras, j’ai choisi de traiter les deux distributions séparément parce qu’elles exigent des vocalités différentes. Pagliacci du point de vue du chant sollicite moins à l’aigu, mais demande intelligence du texte, expressivité, couleur, ironie, et notamment dans la commedia un jeu tout particulier sur la différence de couleur entre le théâtre et le théâtre dans le théâtre (c’est très sensible chez un personnage comme Nedda). C’est incontestablement un opéra plus textuel, où le mot en soi a plus de poids que la performance.

Jonas Kaufmann (Canio)

C’est la raison pour laquelle un rôle comme Canio permet à différents types de ténors, à différents moments de leur carrière, de l’aborder à chaque fois avec des couleurs différentes, un Pavarotti avec ses aigus et sa santé insolente n’avait rien à voir avec un Vickers qui portait la tragédie et la mort dans la voix, et qui a pu porter le personnage loin dans la carrière. Jonas Kaufmann n’aurait pu ce soir chanter Turiddu, d’abord le timbre est trop sombre et la voix dans son état actuel ne le permet plus. En revanche, il est encore un Canio fascinant, parce que si la voix est ce qu’elle est, l’intelligence du texte, le style, construisent un personnage qui n’est qu’ombre, que mélancolie, qu’amertume. Même au début, on entend déjà un personnage un peu laminé, qui peut laisser entendre que Nedda en soit lassée et cherche un ailleurs plus séduisant. Kaufmann garde pour lui cette clarté de l’expression, cette coloration mot à mot qui nous plonge immédiatement dans l’émotion. Certes il est moins démonstratif qu’il a pu l’être il y a quelques années, mais il garde encore une incroyable aura qu’on aurait tort de négliger : peu de chanteurs maîtrisent à ce point le style, peu de chanteurs ont cette élégance et ce sens inné de l’expression. C’est encore étonnant.

Wolfgang Koch (Tonio/Taddeo), Ailyn Pérez (Nedda)

Le Tonio de Wolfgang Koch, Alfio vieilli et nourrissant jalousies et désirs de vengeance est bien plus à l’aise dans le rôle ici. Pour les raisons expliquées plus haut : Pagliacci est un opéra de texte et d’expression, de couleurs, plus que d’aigus claironnés (et notamment pour Tonio, même si le prologue reste spectaculaire de ce point de vue et que Koch assure totalement les aigus). Et Koch n’a aucun effort à faire pour être ce qu’il est, un interprète hors pair, d’une stupéfiante intelligence du texte, d’une grande sensibilité et qui sait composer un personnage. Il obtient dans Tonio le succès mérité (avec applaudissements à scène ouverte), il y est vraiment magnifique. Mais mieux vaut oublier Alfio où il n’est pas à l’aise …
Et les deux sont plutôt bien entourés dans une distribution qui globalement fonctionne mieux que Cavalleria à commencer par la Nedda d’Ailyn Pérez, à la voix assez puissante, qui a gagné en volume et qui est singulièrement plus dramatique que d’autres Nedda, elle est un personnage affirmé, avec une belle voix bien projetée, d’un soprano lyrique qui a une assise large, et qui donne au personnage une présence qu’il n’a pas toujours sans compter la belle composition dans la commedia finale en Colombina, même si certains aigus sont tirés (dans la deuxième partie de son air qual fiamma avea nel sguardo). Nedda s’affirme comme femme libre, elle assume jusqu’à la fin, y compris quand elle comprend les intentions de Canio : ici Nedda rappelle Carmen dans sa scène finale, et Leoncavallo donne évidemment cette couleur-là et Canio rappelle Otello (Vesti la giubba quand Canio chante Ridi Pagliaccio cite plus ou moins directement l’Otello de Verdi A terra e piangi du troisième acte) : intertextualité quand tu nous tiens… Et Ailyn Pérez s’en sort avec les honneurs.
Andrés Agudelo dans Beppe a remplacé au dernier moment le ténor prévu avec un joli timbre et une belle aisance en scène, la performance mérite d’être soulignée, et enfin en Silvio, Thomas Mole après avoir appartenu au Studio de la Bayerische Staatsoper fait partie de la troupe désormais, avec une voix de baryton au timbre affirmé et velouté, une véritable expressivité,  une clarté notable dans la manière de dire les mots et un vrai soin dans l’émission : un chanteur à suivre, qui possède en Silvio une vraie présence. Christian Rieger, un chanteur historique à Munich et Zachary Rioux complètent la distribution, qui, comme nous l’avons souligné, fonctionne bien et fait triompher cette deuxième partie de soirée.

 

La direction musicale et l’orchestre

Une fois encore le Bayerisches Staatsorchester montre qu’il est l’un des meilleurs orchestres de fosse qui soit, avec sa limpidité, ce son à la fois dramatique et charnu, et surtout sa manière de s’adapter à toutes les circonstances et à toutes les couleurs voulues par les deux partitions.
L’âme de cette réussite, incontestable et dans les deux œuvres, c’est évidemment Daniele Rustioni qui réussit à transcender des partitions souvent galvaudées et trop marquées par la vulgarité au pire, la superficialité au mieux.
Il n’y rien de vulgaire dans son approche et il sait parfaitement exalter les qualités spécifiques des deux œuvres, jouant sur la chair, la mélodie, le drame dans Cavalleria et  plus analytique dans Pagliacci.

Daniele Rustioni

Il faut une fois de plus saluer chez Rustioni l’attention et la précision du geste, le regard éminemment théâtral, et notamment dans Cavalleria la manière dont c’est l’orchestre qui va porter le drame, et l’émotion. Il attaque l’ensemble avec un tempo lent, dose parfaitement les volumes de manière à laisser le plateau s’exprimer, mais donne à l’orchestre cette intensité émotionnelle que le plateau vocal n’arrive pas vraiment à donner. Il sculpte le son dans l’intermezzo, avec beaucoup de raffinement, donnant à cette musique une noblesse qu’on ne lui confère pas toujours et avec une clarté inouïe, où l’on entend la mélodie aux cordes livrée avec une vraie délicatesse, mais aussi les autres niveaux en sourdine, un très grand moment musical. Mais surtout, il travaille la partition de manière à laisser l’oreille du public la lire, en montrant que si ces œuvres ont la singularité d’être presque (c’est encore plus vrai de Leoncavallo) les opéras d’une vie pour leurs auteurs, elles traduisent une vraie science des contrastes et une mise en scène musicale (rôle du chœur et du Regina Coeli, notamment dans son opposition à la « culpabilité » de Santuzza chez Mascagni), avec une fluidité qui fait passer d’une ambiance à l’autre sans rupture, avec un naturel apparent, en réalité très étudié, notamment dans l’équilibre entre les cuivres et les cordes, mais aussi la manière presque imperceptible dont on passe d’un moment à l’autre, par exemple  du prélude à l’air de Turiddu. Dans Cavalleria, il construit un univers musicalement à la fois fluide et concentré, urgent, qui fait entendre le drame sans jamais surjouer, sans jamais aucune vulgarité, et avec une légèreté dans les transitions (la fin de l’intermezzo et l’enchainement avec la sortie de l’église et le chœur a casa).
Si Mascagni et Leoncavallo puisent tous deux dans les racines de la musique populaire, cherchant à atteindre directement le spectateur, il y a dans Leoncavallo à cause de l’univers décrit, commedia dell’arte et théâtre de tréteaux, quelque chose de différent dans sa musique. Tout comme Mascagni et peut-être plus il a des références musicales marquées : le chœur Don, Din, Don vient de España de Chabrier par exemple, et nous avons plus haut évoqué Carmen et Otello de Verdi qui est une référence y compris d’organisation musicale à d’autres moments. Mais Leoncavallo veut aussi imiter un style populaire, une musique au style bas (usage de la grosse caisse etc…) à l’instar d’une fanfare, ce qui trompe l’auditeur et le projette dans un univers totalement inverse de l’attendu, proche de l’opéra bouffe ou de l’opérette, et il varie couleurs et styles pour s’adapter à chaque moment théâtral. Rustioni, qui a désormais l’expérience d’un répertoire plus large y compris germanique, sait travailler cette musique qui colle au texte, sait soutenir la valeur des mots, et sa direction est particulièrement précise dans la manière de faire théâtre, dans la manière de changer brutalement de couleurs, relevant au mieux les « leitmotiv ».
Le prologue est d’une grande clarté opposant les cordes au bloc des bois, avec cette couleur très populaire dès l’abord, qui ensuite s’adoucit pour donner le thème de Vesti la giubba au cor, faisant ainsi ressortir les différents moments du drame, allégeant ici, puis explosant, il réussit à rendre l’impression d’une musique caléidoscopique de styles divers, sans jamais donner l’impression d’hétérogéneité ou d’incohérence avec une stupéfiante limpidité dans les interventions instrumentales impeccables du Bayerisches Staatsorchester, comme dans l’accompagnement de l’air de Nedda absolument exceptionnel par les variations d’ambiance et de couleur à l’orchestre notamment dans la deuxième partie, éblouissante à mon avis. Toute la scène entre Silvio et Nedda est accompagnée à l’orchestre d’une manière à la fois poétique et imperceptiblement tendue, comme ce violoncelle qu’on entend derrière (Silvio) Verrai /(Nedda) Baciami, puis l’entrée menaçante des contrebasses quand Canio s’approche (on dirait Otello…), tout est conduit avec une sûreté impressionnante et construit une ambiance presque neuve, juste et raffinée.
Au total Rustioni montre par cette direction très variée, collant à la dramaturgie et si soucieuse de théâtre la richesse et surtout les spécificités des deux partitions qu’on a eu quelquefois l’impression de redécouvrir.

En conclusion, une soirée contrastée, vocalement mieux dominée dans Pagliacci, scéniquement peut-être plus convaincante dans Cavalleria, et rendue somptueuse par une direction musicale qui fait lourdement regretter que Daniele Rustioni ne dirige pas les représentations du Festival car il est sans conteste l’atout majeur du spectacle parce qu’il lui donne cette cohérence qui peut-être lui manque au niveau scénique. Mais une fois encore se vérifie la difficulté de répondre aux exigences du répertoire italien piégeux dans ses plus grands standards.
Enfin, s’il est de bon ton de regarder avec distance ces musiques, force et de constater qu’ici, elles ont montré grâce à Rustioni et à l’orchestre leur inventivité et ce qui les a rendues mondialement populaires, avec des voix qui, Santuzza mise à part, répondent aux exigences et nécessités.
Au total, on sort globalement satisfait. Que demande le peuple ?

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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