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URL : Louise, Aix en Provence
Contextes
Louise est paraît-il, un roman musical naturaliste, une sorte de roman à la Zola, influencé par l’écrivain qui à l’époque de la création était doublement une célébrité, par ses romans qui divisaient, suscitaient l’admiration et faisaient scandale et par son rôle déterminant dans l’affaire Dreyfus. Mais le naturalisme à l’époque avait aussi envahi le théâtre avec André Antoine. Bref Louise arrive au bon moment en 1900, pour être à l’opéra français ce que le vérisme était à l’opéra italien.
Gustave Charpentier en affirmant que son œuvre est un roman musical, fait une sorte de déclaration de « préface » à une œuvre. Il faut toujours accepter ces déclarations, mais aussi s’en méfier. Les déclarations des préfaces cachent souvent du non-dit…
Il y a en effet ce qui est dit et affirmé hautement, et il y a ce qui n’est pas dit, le sous-texte qui existe, mais qu’on ne veut pas valoriser. Et Louise, histoire d’une jeune fille qui veut se libérer de ses parents, propose aussi deux modèles existants l’un très ancien et très éculé et l’autre très récent qui remporte un succès planétaire.
Le modèle très ancien, c’est celui de la comédie moyenne, Ménandre chez les grecs et Térence chez les romains avec ces histoires de pères qui empêchent leurs enfants de vivre leur vie, de se marier et d’aimer qui ils veulent. C’est souvent un modèle de comédie, mais qui peut donner aussi naissance à des comédies dramatiques ou plus amères, voire des drames comme Romeo et Juliette ; c’est le modèle de presque toutes les comédies de Molière, et de la commedia dell’arte. Bref c’est un schéma, on pourrait dire une « structure » bien connue simplement portée à l’extrême de ses possibilités et de ses conséquences dans Louise. Mais l’affirmation de la liberté des jeunes gens par rapport à une famille oppressante, c’est loin d’être neuf, c’est même du grand réchauffé théâtral au contraire de ce que l’on peut lire çà et là.
Le deuxième modèle est quant à lui beaucoup plus récent car il date de 1896 et c’est celui de La Bohème de Puccini, créé à Turin et repris à Paris en 1898, sous le titre La Vie de bohème par référence au roman d’Henri Murger. Il était évidemment impensable que l’œuvre créée en 1898 à l’Opéra-Comique ne soit pas connue de Gustave Charpentier. Même si la composition de Louise est antérieure à La Bohème de Puccini, elle s’inspire des modèles de Murger, et l’on retrouve dans la musique des scènes pittoresques, et des moments voisins comme par exemple l’utilisation de la Banda, de la fanfare dans la scène de Paris, que Puccini utilise à la fin du deuxième tableau, celui du café Momus. Que Louise soit en quelque sorte une Bohème française a été maintes fois souligné. On y trouve les petites gens, on y trouve les mansardes des immeubles parisiens on y trouve le poète qui vit chichement, il y a là quelques clichés qui assurent une sorte de fortune à ces visions « parisiennes ». Mais Puccini dans La Bohème fait de Paris en cadre finalement assez secondaire par rapport à l’histoire de Mimi, tandis que Louise de Charpentier, fait de Paris un vrai personnage un lieu beaucoup plus insistant, celui du rêve et de la vraie liberté et surtout une géographie précise puisque ce sont des scènes montmartroises qui se développent dans toute la première partie.
Louise musicalement tient à la fois de Wagner (avec ses leitmotiv par exemple) et de Massenet, et c’est une œuvre profondément originale d’abord parce que le texte est en prose, et même une prose qui fleure quelquefois bon la crudité et le vulgaire, ensuite parce qu’elle exalte les petites gens, les petits métiers, et qu’elle est traversée de personnages inutiles à la trame mais qui font « contexte », pour définir l’univers très populaire qui est celui de la jeune fille. Elle nécessite une nombreuse distribution, qui était possible au temps où les troupes étaient l’ordinaire, et c’est plus difficile aujourd’hui en France où il faut réunir une masse d’artistes que les théâtres peuvent désormais difficilement s’offrir grâce à l’intelligente politique lyrique de la France culturelle. C’est peut-être aussi une des causes de la raréfaction du titre.
En outre Louise est un drame « de gauche », né à Montmartre, qui est aussi le lieu de naissance de la Commune, dont le souvenir est encore frais et c’est un drame ouvriériste, influencé par les idées socialistes : n’oublions pas en effet qu’en 1900, nous sommes sous le gouvernement de « défense républicaine » de Waldeck-Rousseau qui dans ses rangs compte pour la première fois un socialiste, Alexandre Millerand. Tout cela signifie que Louise rencontre un contexte politique favorable (loi sur les associations de 1901 qui facilite les associations syndicales par exemple) et que la célébration du monde ouvrier rencontre aussi une installation définitive de la République, au moment où se clôt l’Affaire Dreyfus… Le succès immédiat de Louise en France est en quelque sorte la rencontre d’un opéra et d’un peuple, avec ses symboles, ses naïvetés, mais aussi ses cruautés.
Le personnage de Louise est aussi un personnage de la transition sociale. Fille d’ouvriers, Louise est amoureuse d’un poète, qui n’est pas du même monde : le monde de l’art, des poètes, des artistes est un monde épris de liberté, quelquefois de licence, et le monde ouvrier est un monde encore attaché à des valeurs plus rigides, calquées sur celles de la petite bourgeoisie, la classe immédiatement supérieure. Amoureuse de Julien le poète, Louise risque de devenir une transfuge de classe, ce qu’elle devient en quelque sorte au troisième acte quand elle est couronnée « Muse de Montmartre ». Ainsi, le Paris de Louise ne se veut ni anecdotique, ni pittoresque, mais le Paris d’une réalité historique qui bouge et d’un peuple qui s’éveille et qui vit et qui arrive en quelque sorte à maturité.
Dans ce contexte, les parents de Louise représentent un statu quo ante, au-delà de leur amour excessif pour leur fille, ils représentent un monde qui, en 1900, est en train de disparaître face à une modernité naissante. Et Louise peut alors être comparée à ces héroïnes de l’univers d’Ibsen que Charpentier avait découvert. Il est clair en tout cas que Louise a une portée idéologique et sociale qui va plus profond que La Bohème de Puccini
On voit donc qu’il y a dans le succès de Louise pendant toute la première partie du XXe siècle des racines anciennes et des éléments plus récents, qui pouvaient alimenter les fantasmes des publics puisque l’œuvre connut un succès immense en France et à l’étranger et faisait partie du répertoire de base de l’opéra français. Louise a disparu dans les années 1960, en pleine explosion des trente glorieuses, peut-être son monde de petites gens ne correspondait-il plus à la société du bien-être qui inondait la France à ce moment-là. Il reste que c’est une œuvre vocalement exigeante et musicalement plus passionnante que bien des opéras français joués aujourd’hui.
La dramaturgie de l’œuvre est aussi un peu particulière, et c’est une autre différence avec La Bohème : Puccini raconte une histoire, un arc dramatique avec un début, une crise et une fin tragique. Charpentier prend en quelque sorte l’histoire in medias res (la première scène propose déjà le couple Julien-Louise) avec deux actes qui composent des tableaux d’une exposition naturaliste, où il ne se passe pas grand-chose, alors que toute l’histoire se noue et se dénoue aux deux derniers actes, les seuls moments vraiment dramatiques. Cette différence énorme entre les deux parties joue des tours au choix dramaturgique de Christof Loy.
De tout l’arrière fond naturaliste et « romanesque » qui est aussi arrière-plan idéologique, le metteur en scène. Christof Loy fait quelque chose de brumeux et de peu clair, parce que l’œuvre résiste au traitement dramaturgique qu’il lui impose.
Les deux premiers actes, nous l’avons dit exposent un/des contextes : le couple Julien-Louise, la famille et les parents de Louise, et le milieu du travail (le monde des cousettes) dans le Paris de la fin du XIXe. Tout cela est très précis, avec une multiplication de personnages inutiles dans la trame, mais utiles au contexte, à la couleur, dans ce culte du petit fait vrai si cher au romanesque qui ne se veut pas pittoresque au sens de l’Espagne de Carmen, mais qui prétend au témoignage sociologique, pour que le peuple qui verra le spectacle s’y reconnaisse (Albert Carré qui accueille l’œuvre à l’Opéra-Comique fera des représentations gratuites pour attirer les classes populaires).
La production

Le choix dramaturgique de Christof Loy est assez clair et s’appuie sur deux réalités :
- celle de l’époque et des recherches de Charcot (mort en 1893) sur l’hystérie qui a donné naissance à l’école de la Salpêtrière, et qui correspondent aussi à une certaine idée de la femme et des limites qu’elle ne doit pas franchir sous peine d’être considérée comme « folle »
- celle d’aujourd’hui qui depuis quelques années analyse les relations toxiques voire incestueuses qui naissent dans les familles et peuvent exister par exemple entre un père et une fille. Loy montre cette relation exclusive et excessive également à travers le regard sans concession ni empathie de la mère, exclue, solitaire et qui, faute d’exister, ne peut que se résoudre à suivre son mari et à accentuer la pression sur sa fille. Et ainsi la jeune fille est-elle considérée comme « perturbée » et amenée par ses parents à la Pitié-Salpêtrière pour être montrée à la faculté…
D’où un décor unique, monumental, d’Etienne Pluss, censé représenter le célèbre hôpital parisien, qui est une salle d’attente successivement métamorphosée selon les fantasmes de Louise, en pleine crise d’hystérie.
Louise ayant parlé à ses parents de cet amour pour Julien les a effrayés, ils ont pris ce désir d’amour pour de la déviance et de la folie, ils vont donc la présenter à la médecine. Et Louise va faire un transfert, prêtant au médecin les traits de Julien. Mais Loy va plus loin, le médecin, le père et Julien ont des traits semblables, et le père dans le dialogue avec sa fille au premier acte, est même habillé comme Julien, chemise ouverte sur marcel : Loy nous montre ainsi la confusion des sentiments de la jeune fille et ses perturbations.

Mais autant on peut plaider la maladie dans les deux derniers actes, quand elle vit son amour avec Julien, qu’elle devient reine de Montmartre et qu’elle retombe dans les griffes paternelles, autant c’est plus difficile dans les deux premiers actes, où il ne se passe pas grand-chose et où Loy, Salpêtrière oblige, efface le pittoresque et le naturalisme au profit de figures peu emblématiques et interchangeables, dans une brume où le pauvre spectateur qui ne connaît pas l’œuvre se demande de quoi il est question et surtout qui chante et qui sont ces multiples personnages qui ne sont plus des témoignages sociologiques, mais un fantasme ou des fantômes.
Évidemment les deux premières scènes, Louise avec Julien et Louise avec les parents, la mère d’abord, puis le père et la mère dans la salle d’attente doivent poser les enjeux, comme les bonnes scènes d’exposition. Après avoir évacué les doutes quant au décor (salle d’attente de gare ? d’hôpital ?) la position de Louise entre les deux parents montre que ce sont eux qui l’amènent pour une visite, puis la mère est isolée derrière et le père a quelques gestes à la fois ridicules (il lui met un bavoir) qui la ramènent à la petite enfance et en même temps un peu rapprochés et pas si nets envers sa fille, qui font comprendre au spectateur que cet amour paternel excessif déborde sur autre chose. Puis Louise est happée par la psychose et le défilé des fantasmes et des montées d’images où l’espace se remplit de ces « petites gens », la laitière, les chiffonnières, la balayeuse, où qui déjà représentent ce Paris rêvé dominé par l’arrivée du Noctambule sous les traits d’un Julien fêtard.

On comprend assez vite que Julien représente l’espace que la jeune fille n’a pas, et où assez vite on comprendra aussi qu’il n’a aucune réalité sinon dans la psyché de la malade, tout comme la scène de l’atelier, peu lisible et en même temps si claire quand elle se retrouve en robe de mariée offerte à Julien : on remarquera qu’en ce deuxième acte elle ne se donne que « mariée »… les règles sociales ont encore cours, d’ailleurs elle demande à ses parents l’autorisation de se marier qui lui est refusée (toujours cette structure de « comédie moyenne »).
Le manque de lisibilité, peut-être volontaire pour montrer le trouble psychique de la jeune femme, est à son comble quand les personnages jouent deux rôles, Julien est aussi le « noctambule », la mère est aussi la « première d’atelier », le père le « chiffonnier » parce que ce chiffonnier est un fantasme paternel qui raconte une histoire de jeune fille perdue. C’est évidemment clair si on admet que ce ne sont qu’images de la jeune femme qui mélange le réel et le fantasme, qui superpose ses réalités, ça l’est moins sur le moment, quand vous découvrez l’œuvre et je trouve pour tout dire que c’est assez paresseux de la part de Christof Loy de ne pas avoir levé les ambiguïtés et perdu un peu le spectateur novice, isolant mal Louise dans son monde, la rendant à la fois un personnage dans et hors la trame.

C’est toute l’ambiguïté de cette première partie, très précise dans la conduite d’acteur, très focalisée sur Louise, et en même temps noyée dans une telle multitude d’éléments qu’on s’y perd un peu. Loy se débat dans un schéma qu’il s’impose et dont il se sort mal parce que l’œuvre résiste et au bout du compte tout cela apparaît confus dans le contexte voulu par la mise en scène, on sent que Loy n’a pas su trop comment s’en débarrasser.
Pourtant, ce flou global s’accompagne d’un vrai travail sur le jeu des chanteurs-acteurs, dominé bien sûr par la belle composition d’Elsa Dreisig, mais la scène de l’atelier est très bien construite, avec ses deux parties, d’abord les bavardages des jeunes filles, les unes et les autres (avec les problèmes de lisibilité évoqués plus haut parce que toutes sont « anonymées » en quelque sorte), puis à partir du chant de Julien à l’extérieur, l’effet sur les jeunes filles dans leur globalité, montrant que toutes sont en âge d’aimer, pleines de désir et assez libérées, et puis l’effet sur Louise, qui peu à peu se transforme en mariée dans une sorte de ballet très bien réglé au rythme du chant de Julien. Malgré mes réserves sur le concept dramaturgique, c’est un vrai travail théâtral : Loy est un metteur en scène et cela se voit.
C’est très différent dans les deux derniers actes qui fonctionnent mieux parce qu’il se passe quelque chose sur scène, parce que le drame devient nœud, alors qu’il n’était qu’exposé pendant les deux premiers actes.

Dans la « vraie » trame, Louise a fui l’univers familial étouffant, a découvert l’amour et vit une existence épanouie avec Julien, c’est son moment « Mimi » où elle va même devenir « Muse de Montmartre » : elle est libre. C’est là qu’elle chante son air si célèbre « Depuis le jour où je me suis donnée ».

Dans la vraie trame aussi, sa mère vient la chercher à la fin de la fête de la muse et par un chantage affectif dont seuls les parents ont le secret, réussit à ramener Louise à la maison et à lui faire quitter Julien, qui l’accepte d’ailleurs avec une facilité suspecte…
Le nœud du quatrième acte, c’est la rencontre avec le père, et les impossibles retrouvailles, d’un père imperméable à l’évolution de sa fille et qui finit par la chasser. Louise est de nouveau seule, et libre, mais l’histoire ne dit pas si elle retrouvera Julien – on en doute. Il reste qu’à la fin de l’œuvre, elle est définitivement émancipée au prix d’un carnage familial et affectif.
Il y a évidemment là de la matière pour Loy à accentuer la crise psychique de Louise, d’abord par la scène d’amour très engagée avec Julien, un Julien toujours vrai et faux, projection plutôt que réalité, comme un personnage de rêve d’opéra…

Le sommet du bonheur et du fantasme survient par son élection comme Muse de Montmartre, où elle apparaît définitivement libérée, avec son habit de jeune femme très court, très libre, très belle dans son corps de femme tout neuf, dans une fête qui tient du cirque et des paillettes, avec des drapeaux tricolores, une sorte de melting-pot circasso-gaulois dont Loy montre clairement les effluves fantasmatiques, avec ses incohérences apparentes, et ses habits en pure représentation qui n’ont plus rien de « naturaliste ».
Et puis la chute, le retour au bercail avec la mère qui avec son chantage fait retomber la jeune femme dans sa neurasthénie, et Julien disparaît sans insister pour ne plus réapparaître. Les amours ? Ça va – ça vient. Et Julien (que ce soit dans la trame ou dans le fantasme) n’est pas un grand personnage, c’est un léger, qui saisit le jour et la rose et la laisse quand elle se fane à ses yeux, en bon épicurien disciple d’Horace qui saisit le plaisir quand il se présente. Julien le poète n’est pas un héros romantique.
La mère commence par un moment très beau et très dur, elle déshabille Louise « jeune femme » de sa jolie robe rouge et lui fait endosser ses tristes frusques de fifille à ses parents.

Tout le quatrième acte n’est alors qu’un ballet terrible entre père et fille où Loy très habilement donne au père les traits de Julien, si bien que ce ballet très physique et dangereusement ambigu, magnifiquement réglé, nous renvoie aux scènes avec Julien. C’est le duo-danse de l’inceste, sous les yeux de la mère exclue et sans doute haineuse, qui est, ne l’oublions toujours pas, la projection « hystérique » de la jeune fille, ce qu’elle a vécu dans le réel (voir la première scène avec son père) et qui cette fois se termine dans un suicide où elle se jette par la fenêtre au comble d’une confusion où le père et Julien se superposent.
Mais ce climax n’en est pas un, tout s’arrête, c’est le noir total, et on revient au début de l’acte I, Louise sort du cabinet médical reconduite par son médecin aux traits de Julien sur lequel elle a fait son transfert, elle est remise à ses parents qui l’emmènent. Rideau.
C’est indiscutablement un vrai travail de mise en scène, avec une grande attention au jeu – notamment dans les deux derniers actes et des moments qui ne manquent pas d’allure ni même de poésie, quand on aperçoit notamment Paris (quand même présent) derrière les hautes fenêtres, comme une présence muette et presque fantomatique ou dans les grandes scènes d’amour et de violence qui ont une vraie force. Il est clair que la deuxième partie (actes III et IV) fonctionne mieux parce qu’elle est plus dramatique que la première, où le choix d’effacer tout contexte naturaliste amène le public à s’interroger sur la conduite de l’œuvre et sur le sens de la mise en scène.
Le choix de Loy n’est pas absurde, il est cependant celui d’une radicalité qui ne sert pas forcément l’œuvre auprès du public. Le père abusif, la jeune fille à la psychè troublée et même un Julien fantasmé pouvaient sans doute aussi avec une habile conduite d’acteurs, se conjuguer avec une vision plus « traditionnelle » de la trame, à Montmartre plus qu’à la Salpêtrière. Loy a choisi la transposition totale, faisant de Louise une héroïne tragique et perdue pour la société, dont on imagine la mort lente, sinon le suicide au sein de l’étouffoir parental. Charpentier était plus positif et laissait espérer une ouverture possible dans la mesure où Louise avec Julien avait déjà choisi une fois la liberté. Mais c’est une tendance aujourd’hui ou bien de victimiser les héroïnes pour bien répondre encore et toujours à l’idée que l’opéra c’est la défaite des femmes, ou au contraire d’en faire des victorieuses définitives (voir La Calisto dans la vision de Jetske Mijnssen dans ce même festival), sans trop de subtilité ni de « juste milieu ».
Loy a péché par excès à vouloir faire rentrer à toutes forces une trame dans son schéma dramaturgique et il n’y a pas complètement réussi, mélangeant les considérations de l’époque sur la psychè féminine et les recherches spectaculaires de Charcot et notre regard d’aujourd’hui sur les relations délétères entre certains pères et leur fille. Travail propre et digne, intelligent aussi mais insuffisamment rigoureux et même paresseux à certains moments, parce que résolument « idéologique » : Louise n’a pas trouvé sa mise en scène d’aujourd’hui.
La musique
Le chœur de l’Opéra de Lyon bien préparé par Benedict Kearns qui a un rôle important dans les scènes collectives et notamment au troisième acte s’est montré comme toujours vaillant et à la hauteur de la situation, s’y est adjointe la Maîtrise des Bouches du Rhône, dirigée par Samuel Coquard.
À l’orchestre de l’Opéra de Lyon s’adjoint la musique de scène la « Banda » de l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée, et en fosse, l’orchestre sonne un peu mat à cause de l’acoustique particulière du théâtre de l’Archevêché qui n’est sûrement pas le lieu idéal pour cette musique.
On est surpris de voir au pupitre Giacomo Sagripanti, plutôt habitué des scènes de répertoire rossinien alors que pour cette « renaissance » d’un ouvrage si français, il y avait peut-être des chefs plus idiomatiques disponibles… Nemo profeta in patria.
La direction de Sagripanti ne mérite ni excès d’honneur ni indignité. Elle est assez claire, fluide quand il le faut, mais elle ne reflète pas tout à fait l’univers de la musique de Charpentier. Il y a dans cette musique quelque chose d’éclatant et très coloré qui rappelle quelquefois Janäček, un sens de l’orchestration qui sent son wagnérisme et un sens dramatique qui montre quel tribut Charpentier paie à Massenet. J’ai trouvé que le déroulé manquait de brillant, que si le rendu était clair, il manquait cependant d’une certaine transparence. Sagripanti est un chef d’opéra, c’est indiscutable, et il suit parfaitement les chanteurs et les soutient, mais il est moins un symphoniste, parce qu’on attendait une musique plus imposante, plus « dirigée », plus singulière, tant les moments symphoniques sont nombreux. À ce niveau cela reste fade, et ne rend pas justice à la partition qui semble un peu éteinte quelquefois… Il reste que l’orchestre de l’Opéra de Lyon, bien formé par Daniele Rustioni (qui était prévu à l’origine) montre à l’évidence les qualités de ses pupitres et fait un sans-faute. Peut-être sonnera-t-il autrement cet hiver à Lyon, dirigé par un autre chef, le tout jeune Giulio Cilona.
Bon job, oui certes. Grand job, non. Pas vraiment.
Les voix
Tant de voix, tant de petites interventions qui ont leur moment, et tant de bonnes voix. C’est sans conteste une bonne distribution, qui rend justice à l’œuvre. On l’a dit, dans la myriade de petits rôles, on peine à identifier qui est qui et qui fait quoi, mais chaque intervention dans son relatif anonymat est juste, expressive, particulièrement bien dessinée et chantée, où l’on trouve aussi bien la vieille garde du chant français, remarquable et toujours efficace, comme Frédéric Caton (Le bricoleur) , Marie-Thérèse Keller (Madeleine) et Annick Massis, encore superbe « balayeuse » ici grimée en vieille reine de Paris, que la toute jeune génération, issue des studios et académies divers, qui apparaît riche d’avenir.

Chacune a de courts moments assez marquants pour laisser devenir ici une vraie voix (Marianne Croux en Irma), là un joli phrasé (Karolina Bengtsson). Toutes ces interventions sont expressives, bien conduites, affirmées (Julie Pasturaud en laitière et en Marguerite par exemple, ou Jennifer Corucier en plieuse de journaux et en Blanche. Mais mieux vaut citer tous ces petits rôles, particulièrement bien distribués et caractérisés, et qui constituent une réussite réelle, Carol Garcia (Gertrude), Marion Lebègue (Suzanne, La glaneuse de charbon), Marion Vergez-Pascal (Élise, la petite chiffonnière), Céleste Pinel (L’apprentie, le Gavroche) ainsi que les très fugaces gardiens de la paix Filipp Varik et Alexander de Jong. Mieux profilé encore Grégoire Mour, vieille connaissance de l’Opéra de Lyon, en marchand d’habits au premier acte et pape des fous au troisième au phrasé élégant, expressif, engagé, même si la voix mérite un peu plus de projection.
Ainsi structurée vocalement, l’œuvre est marquée par une multitude de petits rôles, et de quatre protagonistes, et dans cette mise en scène, le rôle-titre ne quitte pas la scène, puisque tout ce qui s’y passe n’est que projection de son mental.
Sophie Koch est à la fois la mère et la première d’atelier, puisque le mental de Louise superpose les figures, et notamment celles qui sont des figures d’autorité de tous ordres, autorité parentale et/ou affective. Beaucoup d’autorité justement dans cette figure de mère duplice, cinglante, antipathique, serrée dans son tailleur, solitaire et glacée.
La voix est dure et coupante, peu capable de nuances, mais dans ce rôle proche de la caricature, c’est particulièrement efficace et elle se glisse avec grande autorité dans le personnage.
On l’a dit, Nicolas Courjal est une déclinaison de l’homme selon les fantasmes de Louise, ou plutôt les hommes sur qui elle fantasme, Julien et le médecin, sont une déclinaison du père. Il a une voix de basse forte, bien projetée, affirmée, qui effleure la violence et qui n’a pas de nuancier bien développé : là encore, cela convient à la vision du rôle, mais on a entendu des pères (Van Dam) bien plus stylés et plus raffinés … Il reste à discuter pour savoir si le rôle du père doit être si raffiné… Il est ici sans cesse à la limite de la névrose, presque tremblant et il est une véritable incarnation, au jeu particulièrement intense et impressionnant surtout dans les dernières scènes. Dans ce contexte, ce style « je t’aime je te … » convient parfaitement.

Adam Smith me laisse bien plus perplexe.
Dès les premières mesures, des accidents de ligne de chant, des aigus mal passés, une projection trop ouverte, une voix trop large et peu nuancée comme jetée en pâture au plein air. Comme dans son (mauvais) Pinkerton l’an dernier, à part un timbre avantageux et lumineux, il affiche une technique encore peu maîtrisée.
Je ne sais quel miracle l’impose désormais sur pas mal de scènes internationales avec des défauts pareils, mais il a encore besoin d’apprendre ce qu’est avoir un style. Certes, il porte beau, certes il est très engagé dans le jeu, il incarne bien le personnage et son français est excellent, mais il en faut plus pour incarner Julien qui exige surtout un raffinement totalement absent ici. En bref, il chante Julien comme Pinkerton, et ce n’est pas exactement la même chose. C’est pour moi encore une erreur de distribution ou une obstination inappropriée. On a l’impression que désormais un ténor qui porte beau avec un aigu fait un chanteur… il y a loin de la coupe aux lèvres et il y a loin de Smith à Julien.

Enfin Elsa Dreisig est d’abord un vrai personnage, et une authentique incarnation. Que ce soit dans son costume de petite fille avec ses chaussettes et sa veste de laine (costumes de Robby Duiveman) ou dans sa robe de femme libérée du troisième acte à la fête de la muse, elle est indiscutablement ce que veut d’elle le metteur en scène, avec une vérité qui force l’admiration. Avec ses mouvements de tête, ses regards, ses sourires de bonheur ou ses yeux effrayés, étonnés ou apeurés, elle s’impose tout au long de la représentation avec une grande vérité.
Vocalement, Elsa Dreisig a de la puissance à l’aigu, de la projection et a fait de nets progrès dans la diction et le phrasé : elle est expressive, et son chant s’impose plus par le volume que par la nuance. Pour Louise, peut-être faudrait-il rendre le rêve et la naïveté, ou l’espoir de bonheur avec plus de rondeur : cette voix n’est pas poétique ni évocatoire, mais elle est incisive, mais elle a du caractère, un vrai caractère imposant, sans toujours la ductilité attendue. Il reste que c’est une très belle composition, qui lui convient bien mieux que d’autres rôles belcantistes auxquels elle s’est confrontée récemment, ou par exemple à Aix, sa Salomé et qu’elle est sans aucun doute possible une grande artiste, pour moi un peu clivante, mais c’est le lot de certaines grandes.
En conclusion, je garde une certaine perplexité quant au résultat global, tout en reconnaissant la qualité du travail scénique millimétré et la tenue de la distribution, ténor excepté. Mes doutes concernent le black-out sur tout un pan de l’œuvre qui en est tout le contexte et qui était si important pour Charpentier. En le sacrifiant à une vision unique, Christof Loy en réduit la portée. Disons plus simplement que sa mise en scène serait plus compréhensible si Louise était un pilier du répertoire aujourd’hui que tout le monde connaissait. Ce n’est pas le cas, et il n’est pas sûr que l’œuvre y soit ici restituée dans une vérité qui lui permette de reprendre une carrière interrompue soixante ans durant.
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