Métamorphose, baroque, mythologie
Si je ne me trompe, le sens de l’adjectif « baroque » est « irrégulier » et s’applique notamment aux perles. Le caractère du baroque est de n’être jamais là où on l’attend, de changer de forme, de rompre sans cesse avec l’accoutumance, de faire se juxtaposer les ambiances, les contextes, les genres, de jouer sans cesse à cache-cache avec ce qu’on croit vrai, vraisemblable, possible, de nous mettre en équilibre sans cesse instable dans un monde où rien n’est sûr. D’où la fortune des Métamorphoses d’Ovide, devenues fonds de commerce de tous les arts. D’où la fortune du théâtre au XVIIe, pure caverne platonicienne qui ne nous montre de la réalité que les ombres et les illusions. D’où la fortune de la machinerie à l’opéra, au moment où celui-ci quittant la rigueur monteverdienne, devient spectacle qui fait fonctionner le moulin aux illusions. Mais il ne faut jamais oublier non plus que la métamorphose, et Kosky l’a bien souligné dernièrement (voir notre article sur Hotel Metamorphosis), reste sérieuse sous des allures de fantaisie, et plus souvent une punition qu’un bonheur.
La Calisto est créé en 1651 dans ces circonstances, avec un petit orchestre et une petite scène, mais avec une machinerie digne de Jupiter et des dieux olympiens.
La question posée par ces histoires « merveilleuses » portées à l’opéra est aussi celle de la mythologie. Il n’y a pas de Dieu(x) sans mythes, il n’y a pas de religion sans mythologie. La mythologie est en effet l’outil inventé par les hommes pour rapprocher les dieux des mortels, dans la limite où chacun reste dans son ordre, d’une part, et dans la mesure où ces dieux, sous forme humaine, représentent les qualités et les défauts humains, les milieux humains une sorte d’humanité augmentée dans laquelle chacun puisse reconnaître un petit fragment de soi. Les dieux, ils sont nous, ils doivent nous ressembler pour qu’on y croie, pour faire naître des processus d’adhésion et d’identification : ils sont familles, souvent en conflit (il n’est que de voir la naissance des olympiens…), ils sont maîtres des espaces, Ciel, Terre et Mers, et ils ont les qualités et les défauts des hommes, ego surdimensionné, infidélité, trahison etc… Ces dieux sont pour nous cathartiques.
Une seule loi, mieux vaut que les mortels ne croisent pas leur regard, ne les touchent pas et ne succombent pas à leurs séductions. Chacun dans son ordre, les uns regardent et admirent (les mortels), les autres (les dieux) font ce qu’ils veulent, partout, et toujours et pour l’éternité. Gare aux mortels qui transgressent ou qui couchent avec les Dieux, il leur arrive bien des malheurs. La mythologie est aussi une école du « frein social ». Comme toutes les religions…
La punition est donc assurée pour les mortels qui fricotent avec les dieux, en le voulant ou sans le vouloir et qui finissent par se croire tout permis ou se brûler au soleil divin : à la fin les dieux s’en sortent toujours parce qu’ils sont dieux et ils génèrent autour d’eux des miettes de divin, des petits monstres hybrides, centaures, sirènes etc… un univers intermédiaire, un univers frontière et le baroque adore ça.
Ainsi ces natures différentes ou hybrides des êtres qui peuplent les opéras fascinent et créent une sorte de monde de la variété, du contraste et de la variation, un monde justement « baroque », un monde qui joue sans cesse avec les frontières. Mortel-Dieu, Homme-Animal, Comique-Tragique, Serein-Tempétueux (la tempête est un motif essentiel… ) etc… Bref, si on ne s’ennuie jamais chez les baroques, le baroque reste un indice, un doigt pointé vers la faiblesse et la petitesse des hommes.
Une production trop sérieuse

Jetske Mijnssen décide d’abandonner toute cette imagerie-là. Peut-être parce que l’Archevêché ne permet pas des machineries baroques sur scène, plus sûrement parce qu’elle veut légitimement jeter un regard très XXIe siècle sur cette œuvre du XVIIe, et pour ce faire, elle fait (toutes proportions gardées) comme Strauss dans Rosenkavalier : elle passe par le XVIIIe devenu outil d’une démonstration. Pas n’importe quel XVIIIe, celui des romans libertins de la fin, celui des Liaisons dangereuses de Laclos, Merteuil, Valmont et compagnie…
En voilà une autre métamorphose, mais qui cette fois-ci ne vise pas à enchanter, mais à lester l’œuvre d’un sérieux qu’elle n’a pas forcément, par la représentation d’un XVIIIe de cour, dans un vaste espace lambrissé et froid de Julia Katharina Berndt, où évolue un monde aux costumes (vraiment très réussis) de Hannah Clark pastels sortis de tableaux de Chardin (autre licencieux) ou Fragonard, ou même Watteau, qui n’y entendait aussi en libertinage (il a détruit un certain nombre de ses tableaux trop lestes). C’est un cadre élégant, où le seul à porter un costume non pastel est Jupiter (une manière de l’isoler), et où il se passe donc plein de choses « dangereuses », mais sans en avoir l’air.

Cette esthétique générale est rassurante, et en même temps évidemment trompeuse, puisque les personnages se trompent, méditent des vengeances ou violentent leur prochain, des choses très sales dans un bas de soie.
Quelques-uns, pauvres égarés, se sont escrimés à identifier dans les personnages Valmont et Merteuil et Cécile Volanges etc… Peine perdue. Cela ne fonctionne pas, sinon dans une projection abstraite et superficielle du monde de Laclos, où ces personnages seraient (pardonnez l’horreur) « laclosiens », sans en avoir ni la subtilité, ni même le propos. Junon et Jupiter sont mariés, pas Merteuil et Valmont, et ces derniers sont perdus dans les méandres des jeux de séductions, dans l’illusion de leur pouvoir de créer chez autrui des égarements du corps et du cœur (tout y passe, et à tous les âges) jusqu’au moment où les pactes se rompent et où Valmont vacille.
Jetske Mijnssen nous offre une vision simplifiée, simplificatrice et erronée d’un monde d’une bien plus grande complexité.
Le XVIIIe est un siècle paradoxal où se développent le libertinage et s’affichent en littérature les jeux risqués du sexe (qui évidemment ont toujours existé…), mais où naît aussi sur le théâtre une sorte d’analyse de la naissance du sentiment amoureux, chez Marivaux, où les jeux de masques sont recherches de la vérité des cœurs qui se révèlent au dénouement. Ceux qui ont vu des jeux marivaudiens dans ces mouvements et froufrous des robes à paniers se trompent donc complètement, car le jeu chez Marivaux est un jeu de l’amour, à visée positive, un jeu de révélation de vérité, on ment jusqu’au moment où l’amour fait dire tout simplement la vérité. Il n’y a rien de plus beau dans le théâtre de Marivaux que l’aveu d’Araminte à Dorante, dans « Les fausses confidences » :
ARAMINTE.
Vous donner mon portrait ! songez-vous que ce serait
£avouer que je vous aime ?
DORANTE.
Que vous m'aimez, Madame ! Quelle idée ! Qui pourrait
se l'imaginer ?
ARAMINTE, d'un ton vif et naïf.
Et voilà pourtant ce qui m'arrive.
Faire voir dans La Calisto un jeu marivaudien est une erreur grossière, puisque c’est tout l’inverse. Mais voilà, dès qu’on a des jeux de cloison et des gens qui écoutent entre les lambris, on dit « c’est Marivaux », – un Marivaux qu’on n’a pas lu, mais qu’on imagine…
Et le monde du XVIIe est autre chose…
D’abord, pendant que l’opéra naît à Venise et Mantoue, en Espagne, en 1630, Tirso de Molina écrit El burlador de Sevilla, qui devient très vite en quelques dizaines d’années une mode littéraire et bientôt un mythe, celui de Don Juan. On n’est pas exactement chez Laclos, ni chez Marivaux… Le monde baroque est monde de violence de transgression et de jeux divers sur les apparences et les mots, mais pas tant sur le « sentiment ».
Quant à la littérature classique du XVIIe, en France, elle travaille sur la passion, et sur le tragique, au théâtre (Racine, et même Corneille), dans les romans (La Princesse de Clèves) et même dans la Pensée (Pascal), c’est-à-dire sur un monde au bord du gouffre, ravagé de l’intérieur, qui a besoin de parier pour se repérer, parce que les progrès scientifiques ont bouleversé les certitudes établies, la lunette, Galilée (pas si loin de Venise d’ailleurs… à Padoue), tout cela est un bouleversement qui change complètement le monde. Le baroque traduit cet affolement qui fait qu’on ne sait plus que croire ou qui croire.
Au XVIIIe, et notamment à la fin du XVIIIe, l’interrogation est différente, puisque la raison règne, puisque L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert a stabilisé la connaissance, puisque la géographie du monde est élargie (Les Indes galantes de Rameau) et puisque les interrogations métaphysiques du siècle précédent ont laissé place à des interrogations sur les systèmes politiques (Montesquieu, Locke et d’autres), sur les mœurs (Kant) et sur les interactions sociales (Rousseau): l’homme peut arriver au centre du système pour le meilleur ou pour le pire.

Dans La Calisto, le monde « sentimental » apparaît peu, sinon dans l’amour secret de Diane et d’Endymion, adaptation du mythe d’Endymion et Selênê (La Lune) avec laquelle Diane est confondue souvent. Endymion, le plus beau des mortels, endormi pour trente ans par Junon jalouse dort sans jamais vieillir… Diane le surprend dans son sommeil et succombe. Mais que Diane la chasseresse vierge succombe n’est pas un problème, c’est une métamorphose de plus. Chez Cavalli, une variation sur cette version nous est proposée, Diane le sauve de ses harceleurs, et se le préserve en l’endormant. Curieux destin de ce berger condamné à dormir que ce soit par Junon ou Selênê, pour garder sa beauté.
L’amour de Calisto pour Diane apparaît plus hybride : elle refuse Jupiter au nom de sa chasteté et de son vœu envers Diana, et donc résiste au Dieu, mais aussi plus ingénu et naïf, quand la jeune nymphe accepte les hommages de Diane-Jupiter ; ce que la patronne veut, nymphe le veut. Alors elle peut bien se jeter dans les bras de Diane, dans un transport parfaitement homoérotique… la mythologie a l’esprit large.
L’amour d’Endymion et Diane est bien plus dans La Calisto une péripétie d’intrigue, qui à la fois met Diane sous un autre jour, mais qui révèle aussi ce qu’elle diffuse autour d’elle, que ce soit l’amour de Pan, déçu, ou celui d’Endymion, ce n’est pas l’action centrale, mais une périphérie… une distraction, un épiphénomène du désir universel..

Junon et Jupiter
Junon et Jupiter, voilà le centre : c’est un couple institué ou chacun a son rôle, la déesse qui défend les valeurs du mariage et le dieu qui ne cesse de s’en affranchir, structurellement. Junon-Jupiter, c’est la structure de base du récit, qui détermine les intrigues de cour et les clans, avec les enfants légitimes et non, semés de-ci de-là. Plutôt que Merteuil et Valmont, on pense à la cour de Louis XIV, Jupiter descendu sur terre, à Marie Mancini, à la Montespan, à l’affaire des poisons etc… et on pense aussi à celui qui en a fait l’impayable récit, Saint-Simon, (et on est loin de Marivaux) et par contrecoup, on peut penser à son lointain lecteur, Marcel Proust. Car dans le monde de Proust, que de métamorphoses, – sans compter le vieillissement – que de transformations, Jupien, Saint-Loup, Charlus, et leur « vices » cachés, et les femmes à double ou triple vie, comme Odette, sans parler d’Albertine, cette femme que Proust quelquefois décrit avec des traits masculins ni des petites cours diverses, les Verdurin, les Guermantes, avec chacune leurs rites et leur dits et non-dits… Si l’on veut du romanesque, c’est plutôt de ce côté-là qu’il faudrait aller fouiner, le tableau d’un univers plus dur, plus cruel plus cinglant.

Mais le XVIIIe, surtout à Aix-en-Provence, ça fait rêver Margot, ça permet d’émousser les angles, de les éloigner, ça permet d’insérer le XVIIIe de théâtre dans celui de l’archevêché, comme dans une habile opération de communication, ça heurte sans heurter, et qui d’ailleurs se souvient vraiment de Laclos et des autres, Restif, Crébillon fils…
Alors je trouve ce spectacle, qui je le répète est un spectacle travaillé, complètement à côté de la vérité qu’il croit porter transposant tous les personnages dans une réalité qui n’est pas celle de l’œuvre, ni directement, ni métaphoriquement.
Cette réalité terrestre, princière ou courtisane, où à la fin Jupiter est tué, laissant Calisto triompher et aller vers son destin de femme puissante, est aussi une conclusion qui devient cliché depuis La Clemenza di Tito de Carsen à Salzbourg (Vitellia-Giorgia Meloni tue Titus et s’installe sur son trône) ou l’Incoronazione di Poppea de Bâle signée Marthaler, immense travail qui se conclut par un massacre où Poppea survit après avoir éliminé tout le monde, dominatrice et puissante. L’idée de femme puissante, dominatrice et ambitieuse court un peu les scènes actuellement : Jetske Mijnssen n’invente donc rien, elle suit le courant.
Alors plutôt qu’aller chercher Laclos, pourquoi ne pas s’être arrêtée à Poppea et à cet immense dramaturge qu’était Busenello puisque l’opéra de Monteverdi (dont Cavalli a été l’un des disciples et qui a participé à son élaboration) a été créé à peine 9 ans plus tôt dans cette même Venise … Faire de La Calisto une sorte de suite métaphorique de L’incoronazione di Poppea aurait eu au moins le mérite de la cohérence et constitué un vrai défi.
Mais le XVIIIe c’est moins cru, plus soft et plus chic…
J’ai commencé volontairement par la fin, pour montrer l’aboutissement d’un processus qui m’apparaît décoratif et sans colonne vertébrale, et tout le travail attentif de « mise en scène » de l’œuvre devient subitement une machine qui tourne à vide, sans intérêt aucun et pour tout dire ennuyeuse.
Un adjectif italien vient en tête à penser à ce spectacle : serioso qui ne veut pas dire « sérieux » mais plutôt « qui se prend au sérieux » et donc un peu lourd.
Ainsi du prologue, devenu veillée funèbre d’une Calisto appelée à faire l’étoile, pense-t-on au départ, à moins que ce soit le très abstrait enterrement de la fin d’un monde, mais, au vu de la fin, je préfère y voir l’enterrement de Jupiter, un impensé initial – Jupiter est immortel- mais comme dans cette mise en scène tout le monde est mortel, tout est devenu possible . Cet enterrement de Jupiter, et la déploration qui l’entoure est en fait la fin de l’œuvre, et tout ce qui va suivre devient alors ce qui précède, un flash-back, et au noir du costume étoilé final de Calisto fait écho le noir du deuil initial. Trouvaille que de nous susurrer la véritable histoire : « comment Calisto est devenue une femme puissante ». On brûlait de le savoir.

Alors tout est réglé en ballet de cour élégant, avec tournette centrale, sorte de théâtre dans le théâtre, écoutes clandestines derrière les cloisons, et uniformisation des personnages qui portent des costumes aux couleurs différentes, mais deviennent des figures courtisanes banales, plus de furies, mais des méchants courtisans qui se vengent d’Endymion, non d’Endymion parangon de beauté, mais un être un peu marginalisé, comme une figure de commedia dell’arte qui tranche avec la cour ambiante, un « étranger » qui doit donc être détruit.
Bien sûr subsistent quelques moments souriants quand Jupiter devient Diane, et passe de sa voix de basse à sa voix de tête entraînant Calisto dans des jeux érotiques : après tout, les extases mystiques existent dans toutes les religions et la sculpture baroque (toujours Gian Lorenzo Bernini) nous en a laissé des témoignages définitifs. La petite Calisto peut vivre ses extases dans les bras de ce qu’elle croit être Diane. En outre, les jeux sur le genre ne sont pas des jeux d’aujourd’hui, mais des jeux de toujours, et rien en la matière ne doit étonner. Alors on glousse… mais juste pour quelques minutes.
Jetske Mijnssen aplatit tout ce qui est relief en une sorte de jeu qui se prétend marivaudien en sauce Laclos.
Même la violence est aplanie, ou aplatie, lorsque Calisto, en bonne mortelle, est punie
- D’avoir refusé Jupiter par fidélité à la déesse Diane dont elle est la nymphe soumise
- D’avoir ensuite cru coucher avec Diane alors qu’elle couchait avec Jupiter.
Doublement punie et doublement innocente : la femme victime avant d’être la femme puissante, la femme victime des habitudes où il faut que la femme soit coupable, là où elle n’est ni coupable, ni responsable.
Sa punition dans le livret est singulière : c’est d’abord une punition religieuse, et c’est ensuite l’explication d’un phénomène astronomique. Elle est transformée en ourse.
Dans la religion grecque, les « ourses » étaient le nom donné aux jeunes filles liées au culte d’Artémis de Brauron, un merveilleux sanctuaire d’une indicible poésie au nord d’Athènes, dédié au culte de la déesse comme maîtresse des animaux et de la nature sauvage où étaient élevées des jeunes filles jusqu'à ce qu'elles soient en âge d'être mariées.
Calisto transformée en ourse deviendrait en quelque sorte liée pour toujours à Diane, puisque l’ours était un animal qu’on sacrifiait à Artemis (Diane). Ainsi donc, la transformation en ourse de Calisto est une sorte de clin d’œil (cinglant ?) à Diane dont le culte était lié à l’animal. En même temps, on lui rend son statut de jeune fille enfermée à préserver (une Cécile Volanges sauvée en quelque sorte) en une sorte d’ironie tragique qui renvoie Calisto à Diane, mais non plus en nymphe dédiée, mais en jeune fille enfermée et/ou animal sauvage dédié…D'ailleurs la tradition "ursine" est arrivée jusqu'à nous avec les "Ursulines", comme un lecteur nous l'a fait remarquer.
À moins qu’il ne soit zoophile, Jupiter ne peut plus rien tenter.
C’est pourquoi, quand elle sera transfigurée en étoile, elle deviendra « La Grande Ourse », explication mythologique de la structuration de la carte du Ciel, et parallèlement Endymion serait devenu « la petite ourse »…
On voit bien qu’il y a là des sujets de « merveilles » et des possibilités de développement théâtral, mais Jetske Mijnssen se contente de montrer qu’on lui arrache sa chevelure, bref qu’on l’enlaidit pour évoiter qu'elle soit désirable, sans plus de monstruosité, toujours ce souci de ne point trop en faire. La voilà simplement soustraite au désir universel.
Même si le travail sur les acteurs est assez bien mené, même si il y aussi des idées justes et quelquefois subtiles, cette uniformisation de l’univers de l’opéra, tue toute variété et tout contraste, élimine quasiment toute fantaisie et on ne voit pas toujours qui est qui, avec des personnages qui se banalisent comme Les Furies, divinités infernales, portant la mort, qui deviennent de méchants courtisans, ou Linfea dont on se demande un peu ce qu’elle vient faire là alors qu’elle est l’une des boules de désir du livret.
En réalité, Giovanni Faustini le librettiste décrit un monde où tous veulent satisfaire leurs désirs, et Jupiter n’est que la clef de voûte d’un royaume du désir universel, cette « animalité du désir » lisible dans les personnages secondaires comme le personnage de Pan, mais aussi de Linfea ou du petit Satyre (Satirino) . Cette « animalité » est une donnée de l’œuvre assez crue, qui est lissée ici par l’atmosphère lambrissée, ne ne correspond pas à Laclos, tout autre qu’animal et plutôt cérébral. Le monde de La Calisto est un monde contrasté entre comique et drame, sans vernis, violent, brutal dans son immédiateté, bien plus proche de Shakespeare que du XVIIIe, et qui respire, outre Ovide, les épopées italiennes de la Renaissance, Ludovico Ariosto ou Torquato Tasso dans lesquelles baignaient les milieux intellectuels des XVIe et XVIIe et qui sont des textes abyssaux, à tiroirs, à facettes multiples à mille lieues du bain de bromure dans lequel Jetske Mijnssen plonge cet ensemble.
Une musique en phase avec les choix de mise en scène
L’orchestration scrupuleuse de Sébastien Daucé n’arrange pas vraiment l’impression diffusée par la mise en scène.
L’Ensemble Correspondances, s’efforce de rendre dans le cadre large et difficile du Théâtre de l’Archevêché un son qui puisse correspondre mutatis mutandis au son du petit ensemble originel du Teatro Sant’Apollinare. Une exécution exemplaire en tous points, qui procure un son transparent, réussissant à ne pas offrir un rendu trop massif, mais toujours analytique où se détachent parfaitement les différents pupitres.
Mais il manque à l’ensemble une sorte de crudité, de vivacité, de violence qu’on ne trouve donc ni sur scène ni en fosse et ainsi le son apparaît sans cesse tenu, un peu monotone, avec une singulière absence de théâtralité. Une formation baroque de très haut niveau pour une interprétation où se trouve effacé ce qui fait le baroque, les contrastes, les ruptures, les hoquets au profit d’un continuum sage qui manque de saveur. On imagine ce que, dans sa rage d’exister, la petite formation d’origine pouvait offrir face aux machineries et aux merveilles de la petite scène du théâtre vénitien et ici, on a l’impression que quelque chose s’est éteint de l’incontestable fantaisie originelle.
Sébastien Daucé accompagne et soutient les chanteurs avec efficacité et justesse, mais il a le défaut de sa qualité : en pleine cohérence avec la vision de Jetske Mijnssen, il abandonne en chemin les couleurs qui pourraient nous enchanter, nous divertir, stimuler l’imaginaire. Il en résulte un produit décidément trop sérieux, où la musique n’éveille pas nos sens anesthésiés par le plateau.
Les voix
C’est sans aucun doute la part la plus convaincante du spectacle, avec des chanteurs qui sont à la fois engagés dans la mise en scène et particulièrement engagés dans l’expression et le chant, et pour tous les rôles.
Lauranne Oliva est Calisto, avec un timbre frais, une allure un peu délurée et très gracieuse, spontanée à la fois innocence et prête à se donner à la déesse sans aucune hésitation. Le chant est élégant et sensible, la ligne particulièrement musicale, la voix ronde : elle incarne une Calisto juvénile, piégée, mais qui réussit à s’imposer au total comme vraie « figure » alliant une sorte de force et en même temps de légèreté et de naï Cette chanteuse toute jeune sortie des cycles de formation m’apparaît très riche d’avenir.

Nous avions déjà apprécié la basse américaine Alex Rosen, qui chante Giove (Jupiter) en Seneca dans L’Incoronazione di Poppea signée Huffman au Théâtre du Jeu de Paume en 2022 dont nous écrivions : « On saluera ensuite le Seneca d’Alex Rosen : phrasé, diction, élégance… on entend immédiatement un chanteur familier avec l’univers du Lied et de la mélodie. La voix est puissante, homogène, le timbre au total assez clair ». La composition ici confirme cette impression d’excellence et de maîtrise, d’abord en tant que personnage un peu aux frontières, tantôt ridicule ou comique quand il est en Diane, tantôt Dieu fureteur et à l’affût de toute « odore di femmina ». Il remplit la scène, compose un vrai personnage plein de vivacité et d’autorité avec son compère Mercurio, mais surtout il montre une voix souple, ductile, adaptable qui passe indifféremment de la basse à la voix de tête pour imiter Diane. Il nous offre une vraie performance d’acteur et de chanteur, parfaitement au point du point de vue de l’expression, de la diction de la couleur. Un futur chanteur sans doute inévitable dans ce type de répertoire.
Son compagnon de « débauche », c’est l’insinuant Mercurio (Mercure) de Dominic Sedgwick, au joli timbre de baryton, à l’expression très maîtrisée, pour un rôle de menteur professionnel (Mercure oblige) qu’il assume avec beaucoup de souplesse, formant avec le Giove d’Alex Rosen un vrai couple de mauvaise vie. La voix est bien projetée, avec une jolie ligne qui demanderait peut-être un zeste de puissance en plus.

On a eu l’occasion de souligner la fraicheur de Giuseppina Bridelli à Genève dans La Clemenza di Tito où elle était Annio (« Giuseppina Bridelli compose au contraire un Annio plein de sensibilité et de simplicité, sans maniérismes, avec une vraie sincérité et beaucoup de musicalité, elle est convaincante et a une vraie présence scénique. »). On retrouve dans Diane cette fraicheur, avec une noblesse qu’elle n’affichait pas – rôle oblige- à Genève. Elle assume une sorte de distance élégante avec un chant assuré, une voix bien projetée et un jeu affirmé. Une artiste à suivre sans aucun doute.
On connaît, on suit et on aime depuis des années Anna Bonitatibus qu’on a pu apprécier aussi dans Rossini. Elle est ici Giunone, avec une magnifique tenue et un très beau mezzo, très éloquent et juste, avec l’autorité nécessaire à ce rôle de « déesse reine » et femme blessée. Douée d’une véritable intensité, elle sait montrer aussi et la douleur et la rage. Une magnifique incarnation.
Endimione, c’est Paul-Antoine Bénos-Djian qui faisait lui aussi, en Ottone, partie de la distribution de la Poppea aixoise de 2022 dont nous écrivions : « il campe un mal aimé (de Poppea) et mal aimant (Drusilla), bref, pas très à l’aise et ma foi, le personnage est crédible ». Il semble condamné aux personnages de souffre-douleur de l’amour, puisqu’il est maltraité et sauvé par Diane qui ne trouve rien de mieux pour le sauver que de l’endormir pour préserver et sa vie et sa beauté.

Ici, Endymion est un peu un marginal, un artiste, pas très conforme à la vie de cette cour élégante, mais peut-être est-ce aussi cette étrangeté qui séduit Diane. En tous cas, la voix est affirmée, assez grande et expressive, qui offre à la cour de ce palais une sorte de démonstration-récital particulièrement réussie. Il compose lui aussi un vrai personnage.
Autre vieille connaissance d’Aix, le ténor Zachary Wilder, particulièrement bienvenu en Linfea, rôle travesti et une des rares traces laissées au comique dans cette mise en scène, et Wilder n’en fait pas trop, tout en étant très expressif, très coloré. Il montre un chant intelligent qui offre au personnage une véritable existence, que la mise en scène aurait eu tendance à un peu effacer. Une vraie performance d’un artiste toujours intéressant.
Enfin il y a quelques rôles plus épars ou doubles/triples rôles (Furies, divinités silvestres qui ici n’apparaissent pas ès qualités mais en vilains courtisans) parfaitement distribués : David Portillo, très bon Pane – Pan, mais aussi la Natura et une Furia, Douglas Ray-Williams en Silvano et Furia, au timbre intéressant et enfin Theo Imart, plein de relief en Satirino (mais aussi Destino e Furia) et qui prouve que la jeune génération de contre-ténors est prête à bondir.
En conclusion, c’est une entrée au répertoire d’Aix qui ne laissera pas la trace d’une production éclatante, à cause d’un parti-pris erroné et superficiel. Que l’œuvre se prête à relecture, c’est évident, surtout à l’éclairage du monde d’aujourd’hui, avec sa fluidité du genre, avec ses femmes victimes a priori des fautes et des comportements des autres, avec son petit monde (au sens David Lodge du terme) où tous/toutes veulent coucher avec toutes/tous. Mais ici aucune diversité n’est rendue, au point de faire de ce baroque une sorte de monument néoclassique que le décor imposant de Julia Katharina Berndt, glacial et monotone renforce, alors que les costumes de Hannah Clark auraient pu nous emmener « ailleurs ». Mais même les lumières bien faites de Matthew Richardson renforcent cette idée crépusculaire d’un monde qu’on aimerait tant voir et entendre bruire de tous les désirs et de toutes les transgressions possibles. Du coup, la musique elle-même pourtant bien menée, prend aussi un coup de massue, perdant l’éclat qu’on attendrait de ces forêts où devrait circuler tout ce qu’on n'ose même pas imaginer, mais dont on a tant envie.
Bien trop sage, tout cela, et vraiment anti-baroque.