Le spectacle a été enregistré par Arte Concert. il est disponible jusqu'au 26/12/2025 sous l'URL :
https://www.arte.tv/fr/videos/124822–000‑A/robert-schumann-le-paradis-et-la-peri/
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On peut parfaitement comprendre les réticences de certains : rien ne semble neuf dans la manière de faire tomber le quatrième mur, rien ne semble neuf dans la manière de manier la vidéo en direct, rien même ne semble neuf dans la manière de représenter le monde, la guerre et le sang, les épidémies et l’isolement qui en découle (voir le Covid) ou le bonheur simple des enfants condamnés par la pollution.
Banalités. Conclusion en forme d’oukase : Kratzer ne s’est pas fatigué, il enfile les poncifs comme des perles avec des moyens archi déjà vus.
Ce serait si simple, et d’autant plus simple pour le critique qui ainsi pourrait rapidement passer à autre chose. Kratzer commence à Hambourg comme intendant et il est déjà fini comme metteur en scène… « et » ? non… bien plutôt « parce qu’il » est déjà fini comme metteur en scène et nous sert du grand réchauffé style années 1970 en sauce ordinateur et camera live. Du réchauffé online, en quelque sorte. Mais toujours du réchauffé qu’on a vu mille fois.
Quelle drôle d’idée de faire tomber le quatrième mur…
Pas si drôle, si l’on comprend que Kratzer le fait ici tomber pour la première fois de toute sa carrière, lui qui crée des spectacles plutôt hyperscéniques avec utilisation de la vidéo ou du film (Tannhäuser, Rheingold) du théâtre dans le théâtre (Les Huguenots), du regard critique sur l’opéra (Meistersinger) quand il ne travaille pas dans l’hyperréalisme (Le Prophète) ou la science-fiction (L’Africaine)… Il fait du spectacle, et souvent du spectaculaire, c’est-à-dire qu’il donne à regarder
Et ici, dans ce théâtre qui désormais est le sien en quelque sorte, il commencerait donc par du réchauffé ? Allons donc…
Il prend effectivement son spectateur à revers, mais pas vraiment par paresse : d’abord, il choisit un oratorio profane de Robert Schumann, Das Paradies und die Peri, c’est-à-dire qu’il refuse un titre alléchant qui attirerait les fans comme le miel les mouches. Un oratorio qui fait partie de ces œuvres hybrides de Schumann qui n’a cessé de jouer sur le genre et ses possibles déclinaisons sans réussir son seul véritable opéra, Genoveva, régulièrement réexhumé et régulièrement réenterré. L’autre œuvre hybride, Manfred, est un poème accompagné de musique, que le texte plombe si bien qu’il ne reste que l’ouverture, jouée régulièrement, et que l’œuvre intégrale fait de loin en loin l’objet de soirées, qui sans la présence d’un immense acteur qui porte le texte, peuvent être un supplice.
Das Paradies und Die Peri est en revanche une œuvre qui, comme oratorio, met en scène chanteurs, chœur (12 interventions sur 26 numéros) et orchestre dans un véritable équilibre et qui donc permet à un théâtre qui inaugure un nouveau mandat de présenter ses forces en ordre de marche.
Ensuite, la problématique même, la Peri rejetée du Paradis et retombée parmi les hommes, permet de jouer sur des notions pas si « réchauffées » : les hommes, l’humanité, le paradis, la terre, le ciel posent une question « comment gagner son paradis ?» qui selon le point de vue, peut être ou céleste et religieuse, ou terrestre …
Enfin, le spectateur qui entre dans la salle est accueilli par un immense « WILLKOMMEN » projeté sur une image vidéo en direct des fauteuils d’orchestre qui se remplissent.

« Willkommen » ou bienvenue chez vous
Ce « Willkommen » (Bienvenue), est évidemment la première clef de la soirée. Il m’a fait très singulièrement penser à une brochure éditée par la Province de Nouvelle-Ecosse au Canada à l’intention des immigrés entrant dans le pays dont le titre était « Bienvenue chez vous ! », une expression qui évidemment ferait frémir les retailleaulâtres ou marinophiles, ces grands humanistes qui ne sont que des éboueurs de l’humain…
Ce « Willkommen/Bienvenue » jeté à la face du spectateur est signifiant à bien des égards :
- C’est une déclaration d’intention et d’accueil de la nouvelle administration du théâtre qui lance au spectateur pour ouvrir la saison : ce lieu est le vôtre, vous êtes ici chez-vous.
Ce n’est pas neuf, évidemment, d’autant que le hambourgeois paie des impôts pour son théâtre qui appartient à la collectivité, mais c’est une manière de souligner que tout spectateur de ce théâtre est chez lui, et que le théâtre est sa maison, manière aussi de glisser qu’être au théâtre, c’est aussi faire société. - Willkommen, c’est aussi une manière de « mettre à l’aise » celui qui arrive et qui pourrait être impressionné par le lieu « opéra », trop « classieux » pour lui. Une manière de lui dire, « sois libre dans ce lieu qui est tien », fais comme chez toi puisque tu es chez toi : regarde, applaudis, pleure, mais aussi gueule et hue, ou pars, ou même dors… tout ce que les spectateurs font dans une salle se trouve donc légitimé, et on le verra, aussi « représenté ».
- Willkommen, c’est enfin une invite à assister au spectacle, à y entrer, et surtout à y être part : et c’est spontanément le cas, le chanteur Kai Kluge déjà en scène, manie la caméra fixée sur les fauteuils d’orchestre qui se remplissent et les gens se voient s’installer, s’asseoir, prendre leurs aises et se voient en gros plan sur l’écran avec des réactions ou gênées ou amusées, ils se manifestent par de grands signes, se lèvent pour saluer, se couvrent le visage du programme pour ne pas être vus, rigolent, font comme si ils ne voyaient rien, bref, ces quinze minutes qui précèdent le début sont déjà un raccourci d’humanité, où spontanément des échanges naissent entre scène et salle, connivences, sourires après des gros plans etc…
En bref, le public s’installe et d‘emblée se sent bien, dans une atmosphère de cordialité générale qui a un rapport direct avec ce qui va suivre.
Ainsi, pendant la représentation, à intervalles réguliers, la caméra fera un retour vers la salle, soulignant que la représentation est collective, et que, par incise, toute représentation théâtrale est immersive. Même si le « quatrième mur » ne tombe pas, le public, par sa concentration, ses bruits (téléphones mobiles intempestifs, quintes de toux etc…) est là, différent chaque soir, et il est part du bon déroulement de l’ensemble. Tout public est acteur. Une fis encore, sans public, pas de spectacle.
Sur scène Tobias Kratzer et son décorateur Rainer Sellmaier ont joué en quelque sorte la simplicité, ou même l’absence de décor, essentiellement un mur qui couvre toute la largeur de scène et quelques accessoires qui selon les moments vont s’ajouter, et ce mur restera baissé pendant les deux tiers de la soirée, un mur gris, sans accroches pour le regard, presque un mur attendant des œuvres, comme dans un Musée, devant lequel on voit d’abord une table, avec un ordinateur et une caméra… Rien d’excitant a priori : où est la Perse rêvée de cet oratorio dont nous allons rapidement rappeler la trame.
Comme plus tard Wagner, Schumann ne qualifie pas son texte d’oratorio mais « Dichtung », « création poétique ». Il y a à la fois une trame et des personnages (Peri, le tyran Gazna, l’Ange etc…), mais les voix peuvent aussi avoir le rôle de récitants (notamment le ténor, qui rappelle l’Évangéliste de la Matthäus Passion de Bach), car le texte alterne « théâtre » et « narration ». Nous sommes dans un domaine frontière, qui tient de l’oratorio (dans la ville – Leipzig- où l’œuvre a été créée, les souvenirs de Bach sont évidents, puisque c’est la ville où il a vécu et est enterré), du mystère religieux, mais à coloration civile « Weltliches Oratorium » (oratorio profane), et comme nous l’avons rappelé, Schumann cherche un processus créatif qui le différencie de l’opéra traditionnel, il est à la recherche de formes nouvelles.
Là encore il s’agit pour Tobias Kratzer et Omer Meir Wellber de communiquer au public un message subliminal : « nous explorerons d’autres formes » … « nous chercherons un ailleurs » car tout dans ce spectacle a une lecture directe, et une autre subliminale qui est « voilà ce que nous pensons faire à Hambourg »… Et c’est le cas, comme on l’a vu du « Willkommen » initial…
La Peri, une sorte de fée de la mythologie persane, a été chassée du Paradis à cause de ses origines hybrides (fille d’un ange déchu et d’un mortel). Pour le réintégrer, elle doit rapporter à l’Ange le bien que le Ciel désire le plus.
Elle rapportera d’abord la dernière goutte de sang d’un guerrier à l’agonie qui luttait contre un tyran, Gazna, mais ce n’est pas suffisant pour l’Ange. Elle rapporte alors le dernier soupir d’une jeune fille morte de la peste dans les bras de son bien aimé… C’est encore insuffisant. Enfin, le Paradis s’ouvre à elle lorsqu’elle rapporte à l’Ange les larmes d’un criminel repenti qui s’est souvenu de son enfance perdue.
La Peri à la recherche de sa rédemption effectue en réalité un grand voyage dans le monde, sur la Terre des Hommes, dans tout l’Orient mystérieux, en Inde, en Égypte, en Syrie, c’est une chasse éperdue à la rédemption (Erlösung) une quête qui est en même temps acquisition d‘expérience. C’est par l’expérience de la souffrance du monde, c’est-à-dire par le regard et l’empathie qu’on trouve son paradis.
Trois parties pour trois moments, qui sont un chemin progressif vers la lumière céleste, ici vécue comme profonde empathie envers son prochain. Il n’y a rédemption que par compassion : une leçon à méditer dans un monde dont le moteur semble être la haine qu’on attise à plaisir et « l’ennemisation » de l’autre.
L’œuvre originale est un exemple de cet orientalisme qu’on prisait tant au XIXe (voire dès le XVIIIe) et le texte de Thomas Moore, Lalla Rookh : an Oriental Romance a joui d’un certain succès puisqu’il a aussi été l’objet d’un opéra-comique de Félicien David, Lalla Roukh, sur un livret de Michel Carré et Hippolyte Lucas, créé à l’Opéra-Comique le 12 mai 1862.
Tobias Kratzer ajoute un sous-titre à son travail : “Seid uns willkommen seid uns gegrüßt ! ” – wie die Kunst und wir selbst eine Rolle in unserer Krisengebeutelten Welt finden könnten.
(« Soyez les bienvenus, Salut à vous ! » – Comment l'art et nous-mêmes pourrions trouver notre place dans notre monde en crise.)
Le propos est clair, il ne s’agit pas d’une actualisation renvoyant l’Orient rêvé aux fantasmes d’un XIXe romantique, mais d’une manière de souligner que les trois moments du parcours de rédemption de la Peri sont des moments universels, lisibles hier comme aujourd’hui : guerres de libération contre les tyrans et violences sur les peuples sont un universel de l’histoire du monde (premier don), épidémies qui ravagent la terre en sont un autre, que nous avons nous-mêmes vécu avec le Covid (deuxième don), et larmes de compassion sont une troisième donnée de l’humain, peut-être plus rare et plus précieuse, que Kratzer va veiller à élaborer d’une manière encore plus forte et plus évocatrice.
C’est pour souligner cette universalité qu’il a besoin d’englober le public dans son propos. Le laisser spectateur-regardeur formidable du monde, c’est mentir : les guerres, c’est nous, les épidémies, c’est nous, la compassion, c’est nous. Certes, Aristote a théorisé la catharsis, mais Kratzer veut aller plus loin pour montrer que ce que dit et raconte l’oratorio n’est pas un conte oriental et lointain, mais l’éternel recommencement de notre histoire, de nos souffrances, de nos fautes très humaines. Et du même coup, le paradis doit apparaître un paradis artificiel (sans parodier Baudelaire, ni lui donner le même sens), il doit apparaître comme une représentation vaguement enfantine, vaguement ridicule, de nos rêves de paradis, des anges plus anges que nature, des palmiers, des ciels « célestes » au bleu pictural des ciels de Tiepolo : il fait tout pour que ce paradis-là soit « scénique », presque une caricature d’opéra à quat’sous, de mauvais opéra de province, si bien qu’à voir ces anges avec leurs ailes de plastique qui bougent, on ne peut esquisser qu’un sourire, parce qu’évidemment on ne peut y croire, on n’y croit pas : c’est fait pour ça.

La représentation du Paradis tel qu’il apparaîtrait dans les rêves de la Peri ou dans nos rêves d’enfants en réalité nous en éloigne puisque sa vision nous fait sourire. Tel qu’on le voit ici, il ne fait pas envie et donc il faudra forcément le chercher ailleurs. En même temps, cette vision façonnée par des siècles de discours bienpensants mais aussi par une certaine manière de le représenter dans la peinture montre aussi que nous sommes modelés par une tradition culturelle (et la représentation du paradis est ridicule dans toutes les religions, c’est un gentil opium pour le peuple, comme dirait l’autre). Ainsi, notre effort doit consister à nous sortir de ce moule-là, nous en « libérer » en quelque sorte.

Le premier tableau est un tableau de guerre et de violence, un tableau de sang : du sang sur les murs puis du sang sur le vêtement de la Peri. Révolte contre le pouvoir tyrannique du tyran Gazna et donc guerre civile. La Peri tombe dans le monde et le monde se déchire…
Kratzer n’a pas besoin de transposer le monde de la guerre puisqu’elle est à nos portes, que ce soit en Ukraine ou au Proche Orient. La vision de la guerre est d’une actualité éternelle, tout comme celle du tyran, mais aussi celle du résistant qui meurt pour ses idéaux. C’est ainsi celle du jeune héros qui donne sa vie et son sang pour sa liberté et la fin de la tyrannie. Ce don-là de la Peri est nécessaire, mais sans doute pas suffisant. C’est le signe que la Peri est « du bon côté », mais elle est encore spectatrice de l’horreur du monde et en même temps, Kratzer la représente comme une sorte de « pharmakos », de réceptacle de ce que les autres n’osent (ou ne veulent pas) faire, et qui la badigeonnent de sang. On va jusqu’à lui verser un seau de sang sur la tête (comme Marie dans Die Soldaten signés Bieito, ou Tannhäuser – qui se le verse lui-même – plus récemment dans la vision de Michael Thalheimer à Genève). La Peri devient ainsi une sorte d’exclue.
C’est alors qu’on entend des cris de la salle…

Kratzer laisse l’espace légitime à la protestation du public : cette scène suscite une réaction violente en salle, d’une dame qui se dresse et hurle, puis sort furibonde : au début on pense à l’habituelle huée d’un anti-Regietheater (c’est sous ce nom très générique que je classe les protestataires habituels contre les mises en scènes d’aujourd’hui) et puis on comprend que cela fait partie du jeu : il faut laisser le spectateur, comme tous les grands enfants, libérer ses passions. Le spectateur à qui on a souhaité la bienvenue, est chez lui, et il a bien des droits… Le spectacle s’amuse avec le spectateur qui gueule, dort, sourit et fait des signes désespérés à la caméra et qui joue son rôle éternel de spectateur.
Et même si c’est mérité, peu après, à la fin de cette première partie, le public comme par contraste applaudit à cette scène où chœur, Peri, sang, violence en scène et en salle se sont entremêlés.
Le deuxième don, qui est la deuxième station de la Peri devant les secousses du monde, l’amène au cœur d’une épidémie épouvantable. La scène se remplit de « barnums » bien connus au moment de l’épidémie de Covid. Et ici Kratzer offre une vision directe du vécu de tous les spectateurs. La première partie était un vécu par la médiation des médias, des bruits de la guerre sans qu’elle ne touche directement le spectateur par un effet de réalité, la deuxième est encore une plaie ouverte dans le vécu de toutes les sociétés, dont les sociétés européennes. Le lien est fait immédiatement. Et la scène devient si éclairée qu’elle contraint à fermer les yeux devant une lumière si aveuglante, comme un mal qui court et qui te contraint à fermer ou détourner les yeux. Comme si le spectateur était exclu lui-même du spectacle.

Si le « Willkommen » initial nous invitait à faire société, la scène ici montre clairement le groupe et le jeune homme atteint qui est isolé dans son barnum. Et donc cette vision va contre la compassion, contre l’empathie puisque – on s’en souvient- tous les gestes affectueux ou empathiques étaient bannis des pratiques au quotidien, se saluer au coude, ne plus se serrer la main, pas de baisers, pas de contacts.
Alors, la jeune fille amoureuse du jeune homme atteint va aller contre, va casser les barrières et se réfugier auprès de l’être aimé, pour prendre sa maladie et mourir avec lui. Mourir par amour, en refusant les règles imposées par le corps social pour sa préservation. Mourir d’empathie.
En recueillant le dernier souffle de la jeune fille, la Peri progresse dans l’empathie pour ceux qui meurent d’amour : la vision des deux jeunes dans leur barnum sur le brancard a quelque chose qui rappelait vaguement la Liebestod de Tristan und Isolde dans la vision de Christoph Marthaler à Bayreuth, être ensemble quoi qu’il en coûte et au-delà des peurs, parce qu’il n’y a plus de peur quand il y a amour.
Le parcours de la Peri est progressif, ce deuxième don est tout aussi nécessaire que le premier, plus nécessaire même parce qu’il « dit la force de l’amour », mais toujours insuffisant, sans doute parce que la Peri est encore spectatrice.

Très intéressante est la transition entre deuxième et troisième partie, qui commence par une scène assez sarcastique où sur un brancard gisent le couple d’amoureux morts d’épidémie et d’amour et derrière eux s’agitent entre deux palmiers et un ciel azuréen les anges du paradis, qui semblerait quasi une scène de musical un peu « hors sol » , où la Peri circule entre les anges agités, on ne sait si agacée ou lasse, comme si elle prenait en elle le malheur du monde et que ce monde du paradis n’avait pas trop l’air de s’en préoccuper.
Arrive l’Ange qui lui signifie le deuxième refus en une sorte de « Bien, mais peut mieux faire », signifiant que le don doit être encore plus saint. L’Ange sort, le couple sur le brancard se lève et le suit comme pour signifier qu’il a droit, lui, au Paradis en ligne directe, tandis que les anges débarrassent le tout (brancard, palmiers, ciel).
Alors, Peri désespérée s’attaque au récitant, accompagnateur discret dans son humanité, renverse la table où travaille à son ordinateur (qu’il retient in extremis), mais continue d’espérer. On pense au sonnet d’Oronte dans Le Misanthrope …
« Belle Philis, on désespère,
Alors qu’on espère toujours ».

Et elle repart dans son « Paradise-road movie », marchant sur fond de paysages de montagne d’été ou de rude hiver, accompagnée par ceux qu’elle a croisés jusque-là (jeune homme-héros, jeune fille) qui l’accompagnent comme des « supporters » dans sa marche, sa course. Toujours dans son costume léger et maculé de sang, sur lequel on lui verse un peu de neige (une image non dénuée de poésie) comme on lui versait du sang, accompagnée aussi par les anges du paradis, pas très sympathiques, dans la vision de Kratzer qui semblent lui reprocher son obstination : « tu préfères le paradis aux beautés du monde ». Comme on l’a dit plus haut, ce Paradis semble à la fois ridicule, inutile et vraiment peu empathique. Puis cette course au Paradis s’arrête quand apparaît l’étape suivante…
Alors le troisième don, décisif, est conçu différemment par le metteur en scène, qui va travailler directement sur le spectateur, d’abord avec ironie, puis avec empathie, et casser le quatrième mur en faisant intervenir la Peri dans la salle.

Le mur du fond, qui avait servi jusque-là de support aux écrans et qui limitait l’espace scénique va s’ouvrir en son centre pour laisser passer un hémisphère translucide qui semble une sorte de joyau qu’on préserve comme un monde expérimental qu’on regarde de l’extérieur. Puis on distingue à l’intérieur la maquette d’une ville, avec ses parcs et ses maisons, et ses enfants qui jouent, et dans le ciel des avions qui ne cessent de passer et repasser. Au départ, cela semble la vision d’un « vert paradis enfantin », un peu ennuyeux et une vision de la salle montre un spectateur qui regarde, les yeux de plus en plus vagues, et qui se met à dormir, au grand dam de son épouse qui se sait plus que faire pour le réveiller. Comme précédemment pour la dame qui huait, pendant quelques secondes, on se demande si c’est « théâtre » ou « réalité », d’autant que précédemment on a montré dans la salle quelques spécimens de (vrais) spectateurs assoupis, avec les gloussements correspondants du public. Mais on comprend qu’il s’agit cette fois encore de jeu (la dame insiste vraiment et le monsieur est très profondément endormi). Peu à peu sur scène les choses se gâtent. Le joyau joyeux d’une terre où jouent les enfants devient un monde enfumé, pollué où les enfants ne sont plus que des victimes de l’environnement-poison et meurent.
Devant cette vision, le monsieur qui dormait ne dort plus, on voit en gros plan son visage à la vidéo et il est subitement pris, sérieux, captivé, et se met à pleurer devant cet enfant victime
La Peri, alors descend dans la salle et de rang en rang, atteint le spectateur en larmes, en marchant sur les dossiers des fauteuils, aidée, par tous les (vrais) spectateurs qui lui donnent tour à tour la main pour qu’elle puisse avancer, et c’est une des trouvailles les plus fortes de la soirée que cette image si simple et si forte de la solidarité humaine.
On a éprouvé tour à tour solidarité interhumaine et compassion, et sentiment d’appartenance à une même communauté. Et ainsi comprend-on la nécessité depuis le début d’inclure le spectateur, puisqu’il est ici acteur du dénouement.
Elle arrive donc au monsieur en larmes, et en le caressant-consolant doucement, recueille les larmes d’émotion que la vision de l’enfant a suscitées.
Elle revient en scène, donne les larmes à l’Ange et gagne enfin son Paradis.
Mais là encore en sous-texte on comprend que le monsieur qui pleure est sans doute l’un de ces bourgeois spectateurs d’opéra, peut-être industriel local (on est à Hambourg et ce n’est pas indifférent), fauteur de pollution et d’empoisonnement de ce paradis enfantin, et qui subitement, par l’art, par la représentation, par la catharsis, prend conscience de ce qu’il a fait.
Comme dans Hamlet, du théâtre émerge le vrai.
Là encore, Kratzer s’adresse à une réalité locale pour montrer quel rôle il assigne désormais à « son » opéra.
Alors le Paradis ouvre ses bras à la Peri, mais pas celui que nous avions vu jusque-là : plus d’anges blancs en agitation, le chœur redevient un chœur d’oratorio. Des anges de blanc vêtus, on passe à un chœur vêtu de noir, disposé traditionnellement comme dans un concert, discret clin d’œil aux rites du classique, et au centre la Peri en noir qui a laissé son costume de muse couverte du sang du monde, invitée à joindre son chant à celui de tout le chœur triomphant. On se dit alors, le Paradis, c’est l’art, c’est la musique de Schumann, c’est nous communiant avec cet ensemble et avec la Peri. Le Paradis, c’est l’Opéra, c’est le lieu.
On comprend enfin le sens ultime du « Willkommen » initial en entendant le chœur d’accueil de la Peri au Paradis, repris par le sous-titre cité plus haut : « Seid uns willkommen seid uns gegrüßt ! « (Bienvenue à vous, salut à vous) qui fait penser à Wagner et à son « Du, teure Halle,
Sei mir gegrüßt ! » qui clôt l’air d’Elisabeth… On comprend le sens du « Willkommen » qui accueillait le spectateur, qui est aussi l’accueil au Paradis, la salle d’opéra comme espace du Paradis, en quelque sorte. Et ainsi se superpose à celui de Peri le destin de spectateur qui vient chercher à l’opéra, dans l’art et la musique, l’expression la plus haute du Paradis humain, dans une salle où l’on va éprouver compassion solidarité et émotions, où l’on va sentir une sorte de catharsis de l’humanité. Le message est fort, et en même temps programmatique : le monde s’en sortira par l’humain dans sa profondeur, et (en sous-entendu) c’est ce que nous affichons, nous, la nouvelle équipe…
Mais si Kratzer terminait ainsi ce spectacle aux entrées si diverses, dans une sorte d’ « Embrassons-nous Folleville » plein d’émotion, il serait singulièrement conforme…
Au moment où tous chantent la « Bienvenue » au Paradis, La Peri, prise d’effroi d’être aspirée par le rituel paradisiaque ou musical (au choix), et pleine des enseignements de l’expérience désormais, quitte le groupe et fuit, seule, pour vivre sa vie. Elle a vécu son « Paradise-Road movie » et les trois expériences lui ont appris à être libre, à ne pas dépendre des exigences et rituels sociaux, des groupes, des croyances, elle a trouvé son Paradis, ni là où on le rêvait (petits anges blancs sur fond de Ciel et de Palmiers), ni là on le vit (à l’Opéra en contact avec l’art, et les autres), ce sont des étapes du chemin qui nous portent jusqu’en en nous-mêmes, peut-être le seul Paradis… en une sorte de « Il faut cultiver son jardin », qui est une leçon de relativisme…
Ainsi ce que montre ici Kratzer est un chemin d’humanité, avec son regard ironique et quelquefois cruel sur le monde (il avait déjà utilisé les barnums-Covid dans une des vidéos qui illustrait l’ouverture de Tannhäuser à Bayreuth), un chemin de solidarité mais en même temps une vraie revendication individuelle au final. Mais il place l’expérience artistique, et le théâtre au centre des expériences à vivre collectivement pour se recharger en humanité : il n'y a pas de « paradis individuel » sans passer par un moment d’expérience collective, sans conscience de l’autre, il n’y a pas d’individu « en soi » qui serait ce qu’Elisabeth Roudinesco appelle dans son fameux livre « Soi-même comme un roi »[1].
C’était la première leçon-programme de cette équipe nouvelle, qui laisse espérer d’autres expériences, et d’autres ouvertures. Et cette leçon d’humain, on l’a aussi perçue dans l’Opéra pour enfants joué parallèlement, Die Gänsemagd, dont nous avons rendu compte.
Une réussite musicale
La production de Das Paradies und Die Peri inaugure le mandat de Tobias Kratzer comme intendant, et on l’a vu aussi, comme metteur en scène puisqu’il n’avait jamais jusque-là travaillé à Hambourg, mais, et c’est tout aussi important, cette production inaugure le mandat de Generalmusikdirektor (GMD) de Omer Meir Wellber qui a commencé sa carrière auprès de Daniel Barenboim a Berlin et à la Scala et l’a poursuivie en Israël, à Dresde, à Palerme (lire ici notre compte rendu de son Parsifal), à Vienne pour devenir GMD à Hambourg et mener des projets neufs, voire risqués, pour approfondir le répertoire, explorer des œuvres contemporaines et les mettre en perspective, et créer des œuvres nouvelles, dans la grande tradition de l’opéra de Hambourg où officièrent entre autres Telemann et Mahler, mais aussi Rolf Liebermann, et où furent créées de nombreuses œuvres.
Particulièrement actif, comme musicien mais aussi comme écrivain (on lui doit un roman Les absences de Haïm Birkner[2], publié en Allemagne en 2019 et traduit en Français, et aussi un essai fort passionnant sur Mozart, co-écrit avec Inge Kloepfer, Die Angst, das Risiko und Die Liebe, Momente mit Mozart, Ecowin, Salzburg 2017. C’est donc une personnalité multipolaire qui ne manquera pas de surprendre.
Avec Das Paradies und Die Peri, il aborde un répertoire peu connu sur les scènes d’opéra, même si çà et là des représentations scéniques ou semi-concertantes ont pu avoir lieu, avec un souci très net de soigner les équilibres entre orchestre chœur et solistes de manière à rendre l’impression d’une œuvre d’art totale dans laquelle chacun a trouvé sa place, à commencer par l’orchestre, qu’il dirige avec une grande précision, non sans une certaine rondeur et non sans souplesse, mais surtout avec une grande sensibilité, obtenant de ses musiciens des sons diaphanes, un allègement permanent permettant aux voix de s’épanouir, mais restant sans cesse présent, sans alanguissements, avec un sens dramatique marqué et un son qui reste la plupart du temps charnu, donnant à ce Schumann une couleur pleine, et même jeune, fraiche, quelquefois vivace, correspondant parfaitement à la figure de la Peri. Il y a là une dynamique évidente, renforcée par l’engagement de l’orchestre qu’on sent parfaitement en syntonie avec le chef, sans scorie aucune.
Indiscutablement, il crée un univers sonore fait de douceur et tremblements, de ruptures et d’apaisements, mais sans jamais abdiquer une respiration réelle, attentive, qui donne à la fosse son rôle de maître du temps, des tempi, des rythmes et des ambiances et rendant – avec la complicité de la mise en scène- pleinement théâtral ce Schumann qui cherchait des voies autres pour l’opéra.
Et imitant avec bonheur une pratique habituelle de Daniel Barenboim, il a fait monter saluer l’orchestre sur scène, suscitant un enthousiasme du public qu’on a rarement perçu à Hambourg.

Comme nous l’avons souligné, il s’agit d’une véritable Gesamtkunstwerk, d’œuvre d’art totale, au vrai sens de Wagner dont l’ombre portée n’est pas si éloignée. Et il faut souligner aussi le rôle essentiel du chœur, longtemps dirigé par Eberhard Friedrich (également chef des chœurs de Bayreuth) et désormais préparé par Alice Meregaglia, comme médiateur de toute la représentation et à plus d’un titre. D’abord, par l’excellence de la prestation, la précision, la clarté de la diction. Ensuite par l’engagement scénique, aussi bien lorsqu’il figure les anges célestes que la foule bien terrienne, à chaque fois interlocuteur de la Peri : on sent une vraie joie d’être là et de « jouer », enfin, par les couleurs variées selon les interventions (nous l’avons souligné, elles sont nombreuses, 12 sur 26 numéros), soit dans l’évocation des douceurs orientales, des Indes à la Syrie, y compris l’évocation du Liban, mais aussi des moments moins « pittoresques », qui se réfèrent plus à Bach (dans la première partie et évidemment dans la dernière). Inévitablement, les modèles du grand prédécesseur (ombre portée immense sur les lieux même de la création de cette œuvre) sont présents en filigrane, même pour un oratorio profane, on le sent bien dans le rôle du ténor, qui est le récitant, qui éclaire et raconte l’œuvre et dans la mise en scène, celui qui tient et dirige la caméra, une sorte de médiateur lui aussi, à côté du chœur.
Dernier élément de la réussite de la soirée, l’ensemble des voix solistes, qui forment un tout très homogène, qui sont choisis parmi des noms assez connus désormais (comme Annika Schlicht, voix d’alto, ou bien évidemment Vera-Lotte Boecker) mais pas des stars. Là encore, ce choix est « tout un programme ». Hambourg a été un opéra de troupe qui fut un réservoir de futures stars (Placido Domingo, Kurt Moll, Hans Sotin par exemple) et garde un peu cet esprit. Par ailleurs, la notion de star à l’opéra se réduit comme peau de chagrin, par manque de noms starifiés, et aussi parce que l’industrie du disque, qui était une machine à starifier n’est plus au mieux de sa forme. N’importe, la distribution montre que peut triompher un opéra sans stars : en tous cas, la nouvelle équipe de Hambourg n’aura pas le goût des stars.
Il faut donc saluer d’abord la qualité, partagée par tous, de la diction du texte, d’une incroyable clarté, une qualité indispensable dans l’oratorio. Tout y est clair et compréhensible, avec pour tous un phrasé impeccable, y compris dans les rôles épisodiques, tous particulièrement bien tenus, Kady Evanyshyn (qui chante la voix de mezzosoprano), membre de la troupe, au timbre chaleureux, celle d’Eliza Boom, que nous avions découverte parmi les membres notables du Studio de la Bayerische Staatsoper , depuis cette rentrée membre de la troupe également, Annika Schlicht, l’un des mezzosopranos les plus notables en Allemagne aujourd’hui, avec une rare expressivité (elle fut une Fricka magnifique à la Deutsche Oper Berlin dans la production Herheim) qui vient elle aussi d’intégrer la troupe de Hambourg.
Du côté des voix d’hommes, notons le Jüngling délicat, à la voix claire et très ciselée, du ténor sud africain Lungo Eric Hallam, une voix à la couleur rossinienne,

mais aussi – il triomphe – celle du contreténor russe Ivan Borodulin dans l’Ange (confié habituellement à un contralto), qui ouvre ou ferme les portes du Paradis, à la ligne très maîtrisée et surtout à l’émission claire, et doué d’une qualité de diction éminente (on comprend chaque mot, presque sculpté) et d’une belle projection. Confier ce rôle à un contreténor est évidemment un rappel à la tradition du XVIIIe et des castrats, et donc donner aussi une autre couleur au personnage, non dénué d’ailleurs d’ironie : un Ange à barbe, c’est rare dans l’iconographie !!!
Christoph Pohl, est un familier de Hambourg dont il est « Kammersänger », et c’est un baryton réclamé : il est ici à la fois la voix de baryton, le tyran Gazna et un Homme, avec une belle projection et un phrasé très clair et beaucoup de variations de couleur (Gazna le tyran n’a pas exactement la même couleur que les deux autres parties).
Autre gros succès de la soirée pour la voix de ténor, tenue par Kai Kluge, qui appartient à la troupe de Stuttgart. Il est le récitant, et celui qui, nous l’avons dit, manie la caméra et l’ordinateur, c’est-à-dire qu’il figure « l’ordonnateur de la fable ». La voix est claire, charnue, expressive, avec un timbre qui à mon avis annonce des rôles non seulement mozartiens (qu’il chante), mais wébériens et sans doute wagnériens : on entend derrière ce timbre un Titus, un Max ou un futur Lohengrin. Ce qui frappe ici c’est la perfection du style sans aucun maniérisme, le sens des mots, le jeu sur les couleurs, la clarté du timbre, et la magnifique projection mais aussi une véritable humanité dans l’interprétation. Une vraie découverte.

Enfin, la Peri est Vera-Lotte Boecker, qui est en tous points exemplaire. Exemplaire par la diction et le phrasé, chaque mot est ciselé, marqué par la clarté, parfaitement projeté et merveilleusement soutenu par le souffle. Les aigus sont lumineux, larges, bien soutenus (ce que nous avions déjà remarqué dans sa Donna Anna munichoise l’été dernier. Mais elle est aussi et surtout une interprète hors pair, sensible, qui sait traduire et la fragilité et la décision. Une faible femme qui sait ce qu’elle veut, douée d’une présence scénique notable et qui chante avec une incroyable intensité et une expressivité riche, variée, qui va toujours droit au cœur. Toute la scène du troisième don, dans la salle, diffuse une émotion particulièrement sentie qui emporte le public.
C’est une véritable « création » au sens noble du terme. Elle crée là une figure qui je pense lui restera attachée.

C’est une prise de risque calculée que cette production inaugurale, car outre l’enjeu artistique dû à une nouvelle équipe, il y a aussi la nécessaire cohésion des équipes techniques et des forces artistiques du théâtre, qui ont besoin d’être portées par de nouveaux horizons, une nouvelle ambiance et un vrai succès. Il y a aussi l’enjeu du public, particulièrement cajolé, dans une salle où la fréquentation ces dernières années a connu un certain fléchissement. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les fans d’opéra venus de l’extérieur ont quelquefois pris avec distance cette production, tandis que les hambourgeois l’ont accueillie avec enthousiasme (standing ovation, cris de joie etc…). Cette production est en effet une arme à plusieurs coups, qui s’adresse sans doute en priorité au public local, l’enjeu essentiel, plus qu’au touriste lyrique qui par définition en a vu tellement d’autres… Pourtant, et c’est là toute l’intelligence du projet, la production montre que l’on peut représenter une œuvre de Schumann tellement enracinée dans sa tradition, romantisme, orientalisme, pittoresque en la plongeant au contraire dans un grand bain contemporain, en la faisant directement parler de nous, de nos angoisses et de nos espoirs sans l’ombre d’un contresens : toutes les béquilles inventées par les sociétés pour les maintenir dans un « ordre juste » (qui est toujours l’ordre du plus fort) finissent par nier l’individu et sa liberté.
En voyant la Peri lâcher la scène et le groupe et l’opéra-paradis pour « fuir, là-bas fuir », je ne pouvais que penser à la conclusion du Ring de Tcherniakov à Berlin, où Brünnhilde, souriante, ayant suivi son chemin se retrouve à penser, un peu comme la Peri : À nous deux le monde
[1] Elisabeth Roudinesco, Soi-même comme un roi, Essai sur les dérives identitaires, Les éditions du Seuil, Paris, 2021
[2] Omer Meir Wellber, Les absences de Haïm Birkner, Éditions du Sous-Sol, Paris 2022