Décidément, cette saison, les musées parisiens servent d’entrepôts de luxe à toutes les institutions fermées pour travaux. Borghèse et Berggruen ont ouvert à l’automne un bal qui se poursuit ce printemps avec une exposition organisée pour que les collections du MAMAC de Nice ne s’endorment pas dans les réserves. Inauguré en 1990, ce Musée d’art moderne et contemporain méritait sans doute une cure de jouvence, et il a fermé en janvier 2025 pour des travaux de rénovation. Lorsqu’il rouvrira, censément en 2028, son rayonnement aura été assuré par diverses manifestations, comme cella qui a d’abord été présentée, de juin 2024 à février 2025, au musée Fernand Léger de Biot sous le titre Léger et les Nouveaux Réalismes. Curieusement pour son transfert à Paris, l’exposition change de nom : le public parisien exige-t-il autre chose pour être incité à la visite ? Un titre en forme de jeu de mots, Tous Léger !, et un sous-titre en forme d’inventaire, « Avec Niki de Saint Phalle, Yves Klein, Martial Raysse, Keith Haring… » pour allécher le chaland en précisant quelle sera la marchandise offerte à sa consommation ? Qu’importe le flacon, au fond, et l’on peut se réjouir que ces œuvres conservées sous des latitudes plus ensoleillées aient fait le voyage.
Pour organiser une exposition, une recette éprouvée depuis plusieurs années consiste à rapprocher deux artistes. De préférence, deux peintres qui se sont connus et estimés (ou détestés, pourquoi pas). Parfois, ils sont distants de plusieurs siècles, et le plus récent rend hommage à son aîné. Ou bien ils appartiennent à la même période dans l’histoire de l’art, mais les plus jeunes n’ont quand même pas pu rencontrer leur illustre prédécesseur. La nouvelle exposition proposée par le Musée du Luxembourg ne s’en cache pas : Fernand Léger est mort en 1955, bien avant que les artistes qui allaient marquer les années 1960 par leur « Nouveau Réalisme », mais cette appellation doit beaucoup à Léger qui s’en revendiquait dès les années 1920. Le principe est donc de faire se côtoyer les œuvres de l’un avec les créations de tous les autres qui peuvent se rattacher à cette mouvance, tant en Europe qu’en Amérique, par le biais de rapprochements thématiques qui sont parfois le fruit d’un heureux hasard, mais qui peuvent aussi refléter une véritable communauté d’objectifs.


La première salle juxtapose ainsi des œuvres dont le dialogue amuse peut-être plus qu’il ne convainc vraiment. Une Vénus bleue d’Yves Klein et la Danseuse bleue de Léger partagent-elles davantage que leur nuance d’outremer ? La Baigneuse de Léger renvoie-t-elle vraiment à La Source d’Ingres, que parodie Alain Jacquet ? Si Léger a intégré un brûleur à gaz dans ses esquisses préparatoires pour la décoration de l’usine Gaz de France à Alfortville, cela suffit-il à le rapprocher d’Yves Klein qui réalisa ses « peintures de feu » au Centre d’essais de Gaz de France ? Heureusement, le propos devient bientôt plus solide.
Dans la section « La vie des objets », on aborde une question qui est bien davantage au cœur de la création de Léger ou du Nouveau Réalisme. Le premier déclarait vouloir traiter de la même façon « un nuage, une machine, un arbre » ; les adeptes du second bouleversèrent eux aussi la hiérarchie des genres. Bien sûr, les moyens ne sont pas les mêmes : Léger introduit dans ses peintures et ses dessins l’image parfois surdimensionnée d’objets du quotidien le plus banal, juxtaposée à des motifs plus classiques (un nu, ou même la Joconde, à côté d’un trousseau de clés) là où Niki de Saint Phalle ou Daniel Spoerri utilisent les objets eux-mêmes pour des collages en trois dimensions, mais on admet volontiers la parenté entre ces différentes créations. Selon la formule de Léger reproduite sur un des murs de l’exposition, « Les réalismes varient par ce fait que l’artiste vit dans une époque différente, dans un milieu nouveau et dans un ordre de pensée générale qui domine et influence son esprit » (« Le nouveau réalisme continue », 1936). Quand Léger peint une Composition aux dominos, Niki de Saint Phalle insère des pions de Nain Jaune dans le plâtre pour son tableau-relief Plastic Circles and Rectangles : l’époque est désormais au plastique, en pleine société de consommation. Et si les « Colères » d’Arman n’ont pas d’équivalent immédiat chez Léger, qui glorifie l’ouvrier sans tuer le bourgeois, les deux artistes se rejoignent aussi dans le recours aux caractères d’imprimerie : Arman crée vers 1958 des images en utilisant des tampons encrés, Léger n’étant pas loin quand il illustre La Fin du monde illustrée par l’Ange N‑D de Blaise Cendrars en 1919.
La simplification des traits pratiquée par l’un comme par les autres autorise de tout autres rapprochements, autour de la notion de « visage-objet » : tout un ensemble de terres cuites élaborées par Léger avec la collaboration du céramiste Roland Brice est ainsi mis en relation avec une œuvre emblématique de Martial Raysse (le grand visage monochrome vert sur fond rouge de Nissa Bella) ou une sculpture de Niki de Saint Phalle (Petit témoin visage vert).


L’éloge des corps inspire à Léger des représentations de cyclistes, souvent de femmes à bicyclettes – rappelons au passage que la formule « Je ne te demande pas si ta grand-mère fait du vélo », inscrite sur une des lithographies conçues pour l’album Cirque, fut employée sous sa forme interrogative par Albert Willemetz dans Trois Jeunes Filles Nues, opérette mise en musique par Raoul Moretti) – que l’exposition compare à la féminité ludique des Nanas de Niki de Saint Phalle, et c’est encore à cette artiste qu’est associé Léger dans la dernière salle, qui se penche sur les grands formats à vocation décorative. Pour Léger, il s’agit avant tout de surfaces planes, peintures murales pour le paquebot Lucania ou façade de l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy, commande du père Couturier, grand partisan d’un renouveau de l’art sacré ; Niki de Saint Phalle passe en trois dimensions avec ses sculptures monumentales comme son Miles Davis haut de deux mètres soixante-dix, présenté à proximité des magnifiques Trois Musiciens, toile des années 1930 que Léger avait badigeonnée et qui, redécouverte des années plus tard, conserva une blancheur inhabituelle. Le lien de Keith Haring avec le Nouveau Réalisme est moins évident, même si l’artiste américain était un admirateur de Fernand Léger, mais il contribue à la dimension internationale du propos, assez discrète jusque-là, le prolonge au-delà des années 1960, et permet de mettre en avant une œuvre appartenant elle aussi au MAMAC.
Catalogue dirigé par Anne Dopffer, Julie Guttierez et Rébecca François, avec des contributions d’Ariane Coulondre, Sophie Cras, Lisa Diop, Rébecca François et Julie Guttierez ; broché, 24 x 28 cm, 200 pages, 150 illustrations, 39 euros, GrandPalaisRmnÉditions