Si Artemisia Gentileschi s’était prénommée Artemisio, elle n’aurait peut-être pas été violée à dix-huit ans par son précepteur (encore que…), ou du moins cela n’aurait pas forcément débouché sur un procès qui compte parmi les causes célèbres de l’histoire de l’art. Si elle s’était prénommée Artemisio, elle aurait sans doute plus facilement pu s’imposer et faire carrière dans un milieu presque exclusivement masculin, même si elle n’était pas la seule femme en Italie à pratiquer alors la peinture. Si elle s’était prénommée Artemisio, elle aurait sans doute porté la moustache, ainsi que l’a représentée, en un hommage délicieusement narquois, le peintre et graveur hollandais Leonaert Bramer, sur un portrait dessiné où cette pilosité adventice lui offre une raison supplémentaire de rejoindre la cohorte de ses illustres contemporains, tous de sexe masculin. Enfin, si son nom était Artemisio Gentileschi, le musée Jacquemart-André lui consacrerait-il une exposition ? Rien n’est moins sûr.
En effet, Artemisia Gentileschi a de quoi fasciner, à cause de sa vie riche en rebondissements, qui a inspiré un film sorti en 1997 et un roman paru l’année suivante, parce qu’elle fut à la tête d’un atelier, et parce qu’elle est un exemple de réussite professionnelle féminine. Son œuvre inclut plusieurs toiles admirables et frappantes, mais toutes ne se situent pas au même niveau, peut-être à cause de collaborateurs moins doués au sein de l’atelier qu’on vient de mentionner. Si elle s’était appelée Artemisio, peut-être ne serait-elle qu’un caravagesque parmi bien d’autres. Et si d’aucuns se permettent de la réduire à son prénom, comme le film et le roman, et même l’exposition, c’est aller un peu vite en besogne et oublier qu’elle portait aussi un nom, celui de son père, qui lui mit incontestablement le pied à l’étrier. Fort heureusement, Orazio Gentileschi n’est pas négligé dans cette exposition, et si les toiles par lesquelles il y est représenté ne sont pas toutes géniales, il n’est pas interdit de se demander qui, des deux Gentileschi, a apporté la contribution la plus passionnante à l’art occidental.

Du reste, la dette de la fille envers le père est l’un des sujets abordés dans l’exposition, par le biais de rapprochements éloquents. Si la Judith du Musée des Offices reprend une composition imaginée par Gentileschi père, c’est pour en rendre les personnages plus éloquents, en ajoutant la main de Judith sur l’épaule de sa servante Abra, et avec plus de sang qui ruisselle à travers le panier contenant la tête d’Holopherne. En revanche, rapprocher le très beau Suzanne et les vieillards de Pommersfelden, la première œuvre qu’elle signa, du prodigieux David et Goliath de son père, au nom d’une parenté dans le geste, c’est souligner tout ce qui sépare Orazio créateur de formes inoubliables d’Artemisia peintre douée mais pas toujours au sommet de son inspiration.
Pour éviter toutefois de juger cette dernière hâtivement, il est bon de garder à l’esprit que son art est connu par l’intermédiaire de copies – c’est le cas de la célèbre Judith décapitant Holopherne : faute de pouvoir obtenir le prêt des versions originales de Naples ou de Florence, l’exposition présente une copie conservée à Bologne, à la facture moins raffinée. Toujours sur le même sujet, qui l’a décidément beaucoup inspirée, ce n’est pas l’original de la Judith et sa servante, conservé à Detroit, qui est montré, mais une version postérieure où le cartel précise que la main d’un élève pourrait être intervenue, en particulier pour la servante, peinte de manière extrêmement gauche. Victime de son propre succès, Artemisia Gentileschi reprit plusieurs fois les mêmes compositions, avec une qualité d’exécution très variable, d’où la déception que peuvent susciter certaines toiles.

On peut aussi juger étonnants certains choix, comme celui d’un grand espace central laissé vacant dans son Esther et Assuérus. L’évanouissement de l’héroïne se serre contre le cadre, à gauche, le reste de l’œuvre étant soit vide, soit occupé par un roi assez peu expressif. La Cléopâtre à mi-corps surprend aussi par une composition qui a pour effet de tasser la reine d’Egypte vers le bas. Les figures allégoriques formant série (l’exposition en propose trois) manquent aussi un peu de consistance. Et lorsque l’Allégorie de l’Inclination peinte pour le plafond de la Casa Buonarroti est juxtaposée au Mercure conçu pour le même décor par Francesco Bianchi Buonavita, là où le texte d’accompagnement dénonce « le classicisme plus académique » de ce dernier, il n’est pas défendu d’y trouver une élégance absente du personnage d’Artemisia Gentileschi, plus robuste mais d’une facture plus sèche.
On reconnaît pourtant volontiers tout le mérite de l’artiste dans sa manière extrêmement personnelle d’aborder le nu féminin, loin des canons en vigueur chez tous ses confrères hommes. De telle Vénus aux joues rebondies, de telle Danaë bien en chair, qui semblent indifférentes au regard davantage qu’elles ne l’appellent, on nous dit qu’elles eurent pour modèle Artemisia Gentileschi elle-même, ce qui est assez conforme aux autoportraits qu’elle a laissés. Et on le sait moins, mais elle fut également peintre de portraits, plusieurs exemples en témoignent dans l’exposition.

Signe de la diffusion internationale du talent d’Artemisia Gentileschi, l’une des plus belles œuvres parmi celles qui sont présentées a été prêtée par la cathédrale de Séville, où elle est arrivée après avoir été acquise à Rome vers 1625 par l’ambassadeur espagnol auprès du Saint-Siège : il s’agit d’une Madeleine pénitente, sujet cher aux caravagesques et qu’elle traita à plusieurs reprises. La sensualité du rendu des carnations n’est pas gâtée par un visage grimaçant et disgracieux, ni par la maladresse du pinceau d’un membre de l’atelier. Or, le Kimbell Art Museum de Fort Worth a récemment acquis ce qu’il prétend être l’original de ce motif, dont la toile sévillane ne serait qu’une copie. C’est l’avantage d’Artemisia Gentileschi : on peut toujours espérer voir ressurgir les versions premières de ses œuvres, qui supplanteront toutes les autres et contribueront à rendre à l’artiste son vrai visage.
Catalogue sous la direction de Patrizia Cavazzini, Pierre Curie et Maria Cristina Terzaghi, Fonds Mercator / Culturespaces, 208 pages, 40 euros