Salvador Dali savait de quoi il parlait lorsqu’il évoquait en 1933 la « beauté terrifiante et comestible » de l’Art Nouveau. Quand le visiteur découvre l’exposition que le Musée du verre de Conches-en-Ouche consacre à François Décorchemont, il croit en effet admirer derrière le verre des vitrines le plus séduisant étal que puisse concevoir le raffinement des pâtissiers. Cette coupe d’un vert infiniment tendre, ne la croirait-on pas façonnée dans un souple massepain, sur lequel auraient été ajoutés, comme des « sujets » de sucre rose, quelques angelots voletant parmi les feuillages ? Ce vase translucide ornée de papillons de nuit, sous lesquels semble s’entasser la glace pilée de quelque granité ne pourrait-elle satisfaire notre soif avide de son jus orangé ? Ces bleus et bruns si délicats, ces mille nuances de jaune ou de rose, l’œil n’en imagine-t-il pas le goût succulent comme s’il portait à la bouche ces objets faits pour susciter la gourmandise ?
Ce dont Dali n’avait pas conscience, en revanche, peut-être parce qu’il en était chronologiquement trop proche, c’est que l’art de l’entre-deux-guerres pouvait lui aussi offrir un aspect tout à fait comestible. Dans les années 1920 et 1930, Décorchemont se mit à créer des vases un peu plus massifs mais aux couleurs semi-transparentes parfois acidulées, qui semblent moulés comme un entremets, jelly anglaise aux teintes chimiques et délicieusement improbables, taillés dans des bâtons d’angélique géant pour les modèles verts, réglisses ou caramels monumentaux qui appellent le contact de la langue. Après 1945, les vitraux dans lesquels l’artiste se spécialisa paraissent à leur tour assemblés à partir d’énormes pâtes de fruits, avec des mélanges inédits de saveurs et de textures, pour créer ces surfaces striées et ces épaisseurs où les colorants se côtoient et se superposent avec des résultats toujours alléchants.


Par un heureux hasard du calendrier, en cette année du centenaire de l’exposition qui donna son nom à l’Art Déco, le Musée du Verre fête non seulement un enfant du pays (il est né et mort à Conches-en-Ouche, où ses descendants habitent toujours sa maison, qui a conservé le four où il faisait cuire ses créations) mais aussi un des maîtres de ce mouvement. En effet, si François Décorchemont fut actif des années 1900 jusqu’à la fin des années 1960, sa période emblématique reste sans doute celle des Années folles, celle qui illustre l’affiche de l’exposition avec trois objets tout à fait caractéristiques. Cette rétrospective donne néanmoins à découvrir tous les aspects de sa production, depuis ses premiers dessins réalisés dans l’enfance et l’adolescence (il fut élève de l’Ecole des arts décoratifs à partir de 1895), jusqu’à ses ultimes réalisations, principalement destinées à sa ville natale et à la région normande.


Verrier, Décorchemont refusa toujours cette appellation, préférant s’intituler peintre céramiste. La peinture, il la pratiqua toute sa vie, exposant dans ses toutes premières années, pour ne plus ensuite manier le pinceau que pour son propre plaisir. Céramiste, il le fut à ses tout débuts : au cours des premières années du XXe siècle, il réalise des vases en grès, moulés et émaillés. L’exposition en présente quelques beaux exemples, accompagnés d’esquisses préparatoires elles aussi dans un style typiquement Art Nouveau. Pourtant, le jeune homme découvre en 1903 ce qui va devenir son matériau privilégié : la pâte de verre. Autrement dit, il ne souffla jamais le verre, mais utilisa pour créer ses modèles une technique tout autre, et en fait plus proche de la sculpture. En effet, pour les adeptes de la pâte de verre, tout commence par la création d’un modèle en plâtre, identique à l’objet final, la couleur et la matière en moins. Ce plâtre permet la réalisation d’un moule, et c’est dans ce moule que sont déposés les différents pigments et composants avant leur passage dans un four. C’est par tâtonnements que Décorchemont élabora peu à peu la méthode qui lui permettait d’atteindre ses objectifs. En 1903, il commence par des objets en pâte de verre fine, parfois ajourés, et généralement opaque. En 1909, en quête de transparence, il se lance dans diverses expériences et se met à travailler avec une pâte de verre épaisse, qui annonce une transition vers un style différent, moins évidemment rattaché à l’Art Nouveau français. Il continue à s’inspirer des formes végétales ou animales, avec des éléments en relief saillant, mais ces motifs évoluent vers une stylisation plus marquée, vers une répétition déjà plus régulière des détails.

Après la Première Guerre mondiale, la transformation est consommée. La gamme de couleurs se restreint, chaque objet étant dominé par une seule couleur, si veinée soit-elle, et les effets de transparence n’apparaissent plus que sous l’éclairage adéquat, par exemple grâce à une lampe placée à l’intérieur du vase. Les reliefs se font moins prononcés, et se limitent bientôt à une décoration gravée, parfois dans des zones délimitées par des traits rectilignes. Là où Décorchemont multipliait auparavant les masques ou animaux en saillie, il borne désormais ces intrusions aux anses de ses coupes. Les amateurs lui restent fidèles, et il continue à vendre ses créations à de riches collectionneurs. La crise de 1929 aura néanmoins raison d’une partie de sa clientèle, et la décennie suivante marque une géométrisation accrue de sa production. L’ornement disparaît presque entièrement, les formes se cubisent. C’est aussi l’époque où le vitrail devient un débouché possible : en 1934, 300 mètres carrés de verrières lui sont commandés pour l’église Sainte-Odile à Paris, pour lesquels il emploie sa technique du vitrail en pâte de verre serti de ciment (l’épaisseur du matériau ne saurait se contenter de plomb pour enserrer les blocs de couleur). Après la Deuxième Guerre mondiale, Décorchemont septuagénaire ne travaille plus guère que dans sa Normandie natale, où il multiplie les vitraux pour les églises et les bâtiments publics, répondant à des commandes plus ou moins ambitieuses. Cet aspect, plus difficile à évoquer dans le cadre d’une exposition, n’est cependant pas ignoré par le Musée qui, en plus de la salle de sa collection permanente qui en réunit plusieurs exemples, a réuni plusieurs exemples caractéristiques du style presque naïf avec lequel l’artiste abordait ces travaux.
Catalogue à paraître en juillet, 192 pages, 150 illustrations