Parmi les innombrables personnalités qu’a côtoyées Picasso a cours de sa longue vie, figure une certaine Pierrette Le Bourdiec. En 1953, cette jeune Parisienne, élève de l’école taurine d’Arles, fut choisie par son directeur, Paco Muñoz, ami du peintre, et devint peut-être la première torera française, concrétisant un fantasme illustré par Picasso depuis plusieurs décennies. Que l’on ne croie pourtant pas que la tauromachie ait été interdite aux femmes : dès le XVIIe siècle, les dames descendirent dans l’arène, le plus souvent à cheval, et finalement à pied : Goya ou Gustave Doré les ont représentées, et même les arènes de Nîmes accueillirent à la fin du XIXe siècle des Espagnoles qui toréaient. Ce n’est donc pas dans sa seule imagination que Picasso puisa pour dépeindre des toreras. Sans être irréaliste, donc, le sujet n’en prit pas moins dans son art une dimension bien particulière, qu’explore l’exposition proposée au Musée Estrine de Saint-Rémy-de-Provence.
En 2023, Annie Maïllis publiait un ouvrage intitulé Picasso, la femme et le toro (éditions Georges Naef, avec le soutien de la Fondation Almine et Bernard Ruiz-Picasso), et c’est la directrice du Musée Estrine, Élisa Farran, qui lui a demandé de transformer ce livre en exposition. Sur les cimaises saint-rémoises, aux couleurs jaune et rose du capote des toreros, on retrouvera donc un certain nombre d’œuvres reproduites dans le volume susdit, forcément réduit compte tenu des dimensions du musée, mais aussi un élargissement du propos que reflète le sous-titre « entre art populaire et art contemporain » : Affiches, cartes postales et images de films d’une part, œuvres conçues par des artistes ayant vécu à la même époque que Picasso ou plus proches de nous, d’autre part.

Les œuvres picassiennes présentées vont de 1889 à 1960, soit la quasi-totalité de sa carrière. Tout commence avec la toute première huile peinte par un enfant de huit ans, Le Petit Picador jaune : on n’y voit pas de taureau, mais l’on est bien dans l’arène, le cavalier étant entouré de spectateurs. A ses débuts, le jeune Pablo s’inscrit encore dans la veine « costumbriste » qui voit se multiplier les portraits de majas à leur balcon ou courtisées par un torero, comme l’illustre bien la superbe toile de Zuloaga, connue dans le monde francophone sous le titre Le Toréador. C’est à cette tradition que se rattachait aussi Manet, dont Picasso se souvient sans doute en 1902 avec son dessin de Torero mort où, par un raccourci extrême, la malheureuse épouse et son enfant occupent le premier plan, le cadavre piétiné par le taureau apparaissant à leur côté, sur fond d’arcades d’arènes.
La corrida comme synonyme d’hispanicité revient sur le rideau de scène imaginé en 1919 pour le ballet Le Tricone sur la musique de Manuel de Falla, mais dans l’entre-deux-guerres, Picasso s’affranchit de tout lien direct avec la réalité de l’univers tauromachique pour donner libre cours à une inspiration plus personnelle. Celle-ci apparaît dès 1923 avec le petit dessin intitulé Corrida : taureau et cheval blessé. Ces deux animaux vont devenir les protagonistes d’innombrables scènes où le taureau renverse un cheval lui-même porteur d’une torera blessée. On pense à la superbe huile sur bois Corrida : la mort de la femme torero (1933), image reprise notamment dans plusieurs numéros de la « Suite Vollard » à la même époque (voir la couverture du catalogue de l’exposition).

Dans les années 1930 apparaît aussi un personnage que l’on a pris l’habitude d’appeler minotaure, puisqu’il possède en effet un corps d’homme et une tête de taureau, mais qu’Annie Maïllis préfère qualifier d’ « androtaure », s’appuyant sur le fait qu’il n’existe aucun rapport entre le monstre sanguinaire née des amours de Pasiphaé et du taureau blanc que Minos avait refusé de sacrifier à Poséidon, et le personnage le plus souvent victime, parfois amoureux et sensible, que montre Picasso. Face au cheval montrant les dents (qui pourrait symboliser Olga, toujours dévoratrice dans les œuvres de cette période), l’androtaure est l’artiste lui-même, tel qu’on le voit, nouvel Œdipe guidé par une Antigone fillette, sur les gravures réalisées au moment où Picasso flirtait avec le surréalisme. Un autre mythe grec, de ceux qui ont le plus inspiré la peinture occidentale, fut traité par Picasso, mais sur un mode bien personnel, là aussi. En juin 1946, il peignit un Enlèvement d’Europe où l’héroïne, loin d’être passive et enlevée par Jupiter changé en taureau, soumet la bête à son pouvoir et à son couteau (castrateur ?).
Dans les années 1950, Picasso montre dans des lithographies une corrida amoureuse dédramatisée, où l’homme se cache à peine derrière un masque de taureau tandis que la femme le menace des banderilles (c’est l’image qui a été choisie pour l’affiche de l’exposition). Durant les dernières décennies créatrices, le torero devient un personnage récurrent, des lithographies, des toiles ou des céramiques : comme un demi-siècle plus tôt le marin des Demoiselles d’Avignon, il fréquente les bordels où l’accueillent pensionnaires ou maquerelles, et il rejoint les mousquetaires comme sujet de peinture.

Si la femme torera a pu inspirer des peintres à l’esthétique fort éloignée de celle de Picasso, comme le très mondain Jean-Gabriel Domergue, et faire rêver le monde des stars de cinéma (l’exposition inclut d’amusantes photos de Marilyn Monroe ou de Brigitte Bardot en tenue de combat ou affrontant le taureau), l’enlèvement d’Europe est l’autre sujet unissant femme et taureau qui a beaucoup inspiré les artistes des années 1950 à nos jours : Jean Hugo, Vincent Bioulès, Jean-Paul Chambas ou, encore plus près de nous, des créatrices comme Sophie Calle, Axelle Remeaud ou Pilar Abarracin, qui joue avec les stéréotypes véhiculés par le rapprochement entre femme et taureau. Et comme Picasso, qui n’obtint jamais la nationalité française, reste synonyme d’hispanité, on ne s’étonnera pas d’apprendre que Guernica fut partiellement reproduit sur la cape du torero Saùl Jiménez Fortes, avec la colombe de la paix accolée au visage de Françoise Gilot.
Catalogue par Annie Maïllis. 106 pages, 100 illustrations, 23 euros, éditions Lienart