« Worth, inventer la haute couture ».
Petit Palais, Musée des beaux-arts de la Ville de Paris, du 7 mai au 7 septembre 2025

Commissariat général : Annick Lemoine, conservatrice générale, directrice du Petit Palais ; Miren Arzalluz, directrice du Musée Guggenheim, Bilbao, directrice honoraire du Palais Galliera

Commissariat scientifique : Sophie Grossiord, directrice par intérim du Palais Galliera, conservatrice générale du patrimoine, responsable des collections mpode début du XXe siècle jusqu’à 1947 ; Marine Kisiel, conservatrice du patrimoine, responsable des collections mode du XIXe siècle, Palais Galliera ; Raphaële Martin-Pigalle, conservatrice en chef du patrimoine, département des peintures modernes (1890–1914) au Petit Palais ; assistées d’Alice Freudiger, assistante d’exposition au Palais Galliera

Scénographie : Helft & Pinta

Vernissage le lundi 5 mai 2025 à 9h30

Les splendeurs exposées au Petit Palais sont d’ordinaire peintes à l’huile ou taillées dans la pierre. Une fois n’est pas coutume, les chefs‑d’œuvre ne sont pas sur toile mais de toile avec cette exposition qui honore la mémoire de Charles Frederick Worth, dont les robes sublimèrent la femme des années 1860 aux années 1920 et même au-delà.

C’est une exposition que l’on aurait plutôt attendue au Palais Galliera, qui en a du reste assuré le commissariat scientifique, mais c’est le Petit Palais qui la présente : qu’importe le flacon, l’ivresse est bien là, et les deux palais appartenant tous deux à la ville de Paris, ce sont en fait des institutions sœurs. Pourtant, cet hommage au premier des grands couturiers n’aurait-il pas eu toute sa place au musée que la capitale voue spécifiquement aux arts de la mode (le mois prochain, une exposition dédiée à Paul Poiret ouvrira bien au Musée de la mode et non au Grand Palais, mais passons). Jusqu’ici, l’œuvre de Charles Frederick Worth n’avait été célébrée qu’aux Etats-Unis, d’où provenait une bonne partie de sa riche clientèle, généralement éprise de couleurs soutenues, mais il est logique que la France consacre une manifestation à cet Anglais qui s’épanouit après avoir traversé la Manche (il semble probable qu’au XIXe siècle, à Paris, son nom ait été prononcé « Vorte » à Paris).

 

ILL. 1 Robe habillée, 1894–1895. Soie, satin, broché, dentelle mécanique, passementerie. Robe ayant appartenu à Mrs Franklin Godon Dexter. Musée des Arts Décoratifs (MAD), Paris © Les Arts décoratifs

 

Pourtant, et c’est peut-être l’avantage de sa présence au musée des beaux-arts de la ville de Paris plutôt qu’à Galliera, l’exposition n’inclut pas que des vêtements et accessoires : sur les quelque quatre cents pièces réunies, on compte quatre-vingt tenues environ, de très nombreux documents sur papier (croquis, lettres, factures, photographies) mais aussi un certain nombre de peintures de dames ayant été immortalisée dans les atours qu’elles avaient précisément commandés chez Worth. L’exemple le plus parlant est sans doute le portrait de Madame Van Loon par Cabanel (1887), où cette Néerlandaise apparaît sanglée dans une robe de velours bleu également conservée au Museum Van Loon d’Amsterdam – le passage des années a cependant changé le bleu éclatant en vers terne. Les plus grands portraitistes mondains sont là (Gervex, Carolus-Duran, Antonio de la Gandara), ainsi que les « peintres de la vie parisienne » comme Béraud, car ils ont représentés sur leurs toiles ce qui était en somme le monde de Worth.

Et l’on pourrait même dire le monde des Worth, car il nous est rappelé dès les premières salles qu’il s’agit bien d’une dynastie qui, de père en fils, permit à la maison de se maintenir en vie jusqu’après la Seconde Guerre mondiale (le parcours va du Second Empire aux années folles, mais à la toute fin, une robe des années 1930 et une autre des années 1950 offrent un échantillon du reste de la production). Si Charles Frederick (1825–1895) fut la fondateur, le flambeau fut ensuite repris de père en fils par plusieurs générations. Evidemment,la crise de 1929 et, plus généralement, l’évolution des modes de vie, fut fatale au type de luxe qu’incarnait la maison Worth.

 

ILL. 2 Robe du soir portée par Franca Florio, 1900–1905. Palazzo Pitti / Galleria del Costume, Florence. © Museo della Moda e del Costume, Palazzo Pitti, Gallerie degli Uffizi, Florence. Ministero della Cultura

 

Le jeune Anglais arrivé à Paris en 1846 est vite engagé chez Gagelin, magasin de tissu, épouse en en 1851 une demoiselle de magasin, et fonde en 1858, avec un associé suédois, la maison Worth et Bobergh. Dès 1870, Worth décide de voler de ses propres ailes, après avoir connu un succès assez fulgurant. Grâce à la protection de la princesse de Metternich, qui le recommande à l’impératrice Eugénie, Worth est devenu le couturier des grands, ou plutôt des grandes de ce monde, qu’il habille pour la ville comme pour la cour, pour les activités diurnes comme les bals nocturnes, pour lesquels il conçoit toutes sortes de déguisements historicistes ou exotiques (l’Ancien Régime influença souvent ses créations, cols de dentelle Louis XIII, plis Watteau ou robes néo-Marie-Antoinette). Non content de fournir les crinolines attendues, Worth invente en 1864 la « robe princesse », sans couture entre la jupe et le corsage. Le Britannique sait aussi se créer un personnage, et se fait portraiturer coiffé d’un béret de velours, comme les artistes d’autrefois.

Non content de suivre (ou de devancer) la transformation de la silhouette féminine, il l’accompagne à grand renfort de galons, de franges, de décorations de toutes sortes. Dans les années 1900, le jeune Poiret, engagé chez Worth, tentera d’introduire un peu plus de simplicité, mais en vain. La grande époque de Worth, pour la postérité, ce sont les dernières décennies du XIXe siècle, des robes à tournure et manteaux « visite » jusqu’aux lignes fluides de la mode 1900, en passant par les manches gigots des années 1890. Et ses modèles aujourd’hui les plus célèbres sont ceux qu’il conçut pour la comtesse Greffulhe, heureusement légués au Palais Galliera, de la robe de velours noir brodée de lys à la robe « byzantine » portée lors du mariage de sa fille, en passant par l’extraordinaire tea gown en velours vert et bleu qui reprend ces motifs ottomans dont les peintres flamands aimaient jadis à revêtir leurs Vierges et leurs anges (et qui est reproduite sur les affiches et le catalogue de l’exposition), sans oublier la cape du soir « à la russe », taillée dans un manteau de Boukhara offert par le tsar en personne.

 

ILL. 3 Robe du soir de la princesse Murat, dessin de Jean Dunand pour Ducharne, vers 1926. Palais Galliera musée de la Mod ed ela Ville de Paris, © Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris

 

Si le virage des années 1910 paraît un peu moins réussi, malgré quelques beaux manteaux-kimonos, les années 1920 permettent à la maison Worth de briller de leurs (presque) derniers feux. Sous la direction de Jean-Charles, petit-fils de Charles Frederick, les formes nouvelles – flapper, Charleston ou garçonne – sont adoptées avec enthousiasme. C’est l’époque où Worth se dote de sa ligne de parfums, et où la collaboration avec le célèbre laqueur Jean Dunand débouche sur l’élaboration de tissus tout à fait représentatifs de l’esprit Art Déco, comme en témoigne l’étonnante robe « à poissons » portée en 1926 par le princesse Murat.

Dans les années 1930, s’il existe encore des cours royales exigeant des tenues d’apparat et robes à traîne, s’il existe encore de riches aristocrates désireux d’afficher leur différence en portant des modèles uniques, le cœur n’y estplus tout à fait. La maison Worth ferma en 1956. Une renaissance sera tentée en 1999, mais de façon éphémère, puisque cette « House of Worth » sera proposée sa dernière collection en 2013.

 

Catalogue réunissant des textes de Miren Arzalluz, Alex Aubry, Elizabeth Block, Carole Damour, William DeGregorio, Sophie Grossiord, Emilie Hammen, Amy de la Haye, César Imbert, Marine Kisiel, Camille Kovalevsky, Raphaële Martin-Pigalle, Fabrice Olivieri, Anastasia Ozoline, Pascale Pavageau et Wilfried Zeisler. 288 pages, 270 illustrations, 24 x 30 cm, Edition Paris Musées, 45 euros

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Les Arts décoratifs
© Museo della Moda e del Costume, Palazzo Pitti, Gallerie degli Uffizi, Florence. Ministero della Cultura
© Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris

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