Tout passionné de culture devrait lire ou relire « Le Monde d’hier, souvenirs d’un européen » de Stefan Zweig, tant ce texte écrit en 1941 peu avant son suicide semble contemporain, évoquant le passage d’un monde qui semblait celui d’une paix éternelle et d’une sécurité garantie à un monde de violence et de sauvagerie. Ce texte visionnaire devrait alerter et nous faire sortir de notre apathie devant le monde de sauvages qui en France ou ailleurs menace.
Les derniers développements politiques notamment aux USA, font irrémédiablement penser à un drame (à moins que ce ne soit une tragicomédie) shakespearien qu’aurait mis en scène Frank Castorf. Sa manière (avec la complicité d’Aleksandar Denić son génial décorateur) de mettre dans tous ses décors la présence de Coca-Cola montre comment il a lu depuis longtemps un impérialisme culturel (qui se transforme en impérialisme tout court) auquel nous nous sommes soumis et qui nous inonde.
Zweig, Shakespeare, Castorf, trois phares culturels dans leur ordre qui lisent le monde et en rendent compte et qui savent en sentir les dangers, les monstruosités qui se font jour, et les sauvageries en gestation.
Mais où est la culture dans le monde d’aujourd’hui… ?
Les temps sont durs en effet pour les sociétés d’Europe, et donc durs pour la culture.
Il est vrai qu’entre les catastrophes présentes et celles qui se craignent où s’annoncent, la question culturelle apparaît à certains secondaire… D’ailleurs, le monde politique dans son ensemble – et les discours ambiants l’illustrent chaque jour – ne l’évoque même plus depuis longtemps. A‑t-on entendu un seul de nos hiérarques aborder la question, avoir une vision en la matière ? Une stratégie ? En fait, la culture fait peur.
Et pourtant, il ne s’agit pas seulement de savoir si l’opéra de Paris ou de Bordeaux auront des sous, si Christelle Morançais – l’exemple caricatural d’un déchet de la France éternelle – subventionnera ou non les associations des Pays de la Loire. Il s’agit à travers la culture de bien autre chose : il s’agit d’un écosystème dont en Europe les États (les institutions publiques) assurent l’existence. La culture est l’objet d’une politique d’État, et c’est un privilège, une originalité du continent européen. Et en Europe, l’État compte, c’est ce qui nous protège et nous constitue, en dépit de ceux qui éructent « moins d’État » et lui préfèrent mafias et féodalités…
Le deuxième caractère du monde culturel européen, c’est d’être supranational et de l’avoir toujours été depuis le Moyen-âge. Supranational et européen, deux mots qui font horreur à certains bord politiques qui se soucient de la culture comme d’une guigne, mais dans leur culte du rabougri prêchent la seule défense du « patrimoine », comme si le « patrimoine » était la quintessence d’un génie « national », comme en France nous l’enseignent si bien les châteaux de la Renaissance et leur tropisme italien, Cherubini directeur du conservatoire de Paris ou le rôle de Shakespeare dans le théâtre romantique… L’opéra « français » eût-il existé sans Giulio Mazzarino (Mazarin), Luigi Rossi, Giambattista Lulli que nous avons si bien francisé en Jean-Baptiste Lully ? Don Juan de Molière sans Tirso de Molina ? Le Faust de Gounod sans Goethe ? Et La Belle Hélène n’est-elle pas signée d’un certain Offenbach, français de pure-souche ? Et Picasso ? Et Todorov ? Et Ionesco ? Et Beckett ? de vrais français ??
Les textes et les idées n’ont pas de frontières, un mot brandi aujourd’hui par les politiciens sans vision sinon celle de leur peur et de leur petitesse, et l’Europe culturelle n’en a jamais eues. Les frontières ne protègent de rien et pas plus des attaques aux démocraties européennes d’un Elon Musk que des immigrés qui rament vers nous… Elles sont ouvertes aux idées sauvages de ceux remplis d’hybris qui se croient les maîtres du monde de demain, ouvertes depuis des millénaires aux circulations des hommes, comme elles sont ouvertes aux circulations culturelles qui faisaient par exemple qu’à la fin du XIXe siècle le jeune Stefan Zweig connaissait les premiers poèmes de Paul Valéry avant même qu’ils ne fussent connus en France. D’où qu’on se tourne, les frontières sont des illusions car comme le dit si bien Edgar Morin « Terre Patrie ».
Face à la politique de la sauvagerie qui vient, je préfèrerais qu’on élève un mur de politique culturelle, qui est notre spécificité d’européens (encore) humanistes.
Elle est loin des discours en effet la culture qui parie sur l’avenir, qui stimule, qui aide à penser et à élargir les horizons, et dans ce désastre de la pensée remplacée par l’opportunisme, la mode et les slogans, la musique classique et l’opéra, arts internationaux qui se vivent de la même manière de Stockholm à Moscou, de Kiev à Lisbonne, de Rome à Athènes, de Berlin à Amsterdam, Vienne ou Paris, rangés dans la musique « sérieuse » (qui est, au-delà de la stupidité du qualificatif, une sorte d’oraison funèbre à l’âge de la culture-divertissement), sont frappés de plein fouet et accusés de ne pas être partagés, d’être des arts de niche et de riches, réservés à une « élite » (encore un terme brandi comme un repoussoir par un parti délétère). Mais au-delà du cas opéra et musique classique, l’art en général et la culture dans son ensemble et toutes ses manifestations sont par force universalistes, la pensée dans son ensemble dépasse toute frontière : c’est pourquoi il faut lire Zweig, Shakespeare (et les autres) et aller voir Castorf sur le théâtre, ces dangers trop « humanistes », c’est pourquoi culture et pensée sont des outils de résistance, c’est pourquoi ils en ont peur, c’est pourquoi ils veulent les étouffer.